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Ne plus repanser l’école mais la repenser !

lundi 27 février 2012, par Greg

Changer l’école ! Pour une autre école ! Cela fait bien longtemps que ces thèmes sont chantés
et ils deviennent même populaires ces dernières années. Mais cela reste au niveau du rêve et de l’utopie, parfois de la poésie et je me demande même si dans le tréfonds des personnes beaucoup y croient
eux-mêmes. Et surtout cela débouche très peu sur des propositions globales, systémiques et cohérentes.

Par Bernard Collot,
Enseignant, militant de l’école rurale, auteur de Une École du 3 ème type ou la pédagogie de la mouche, L’Harmattant, 2002.

Peut-être est-ce aussi le souvenir de l’impossible mise en œuvre des quelques plans cohérents qui ont vu jour comme celui de Langevin-Wallon (voir encadré), voire celui de l’échec des remises en cause partielles des réformes de 1989. Du coup, l’obstacle au changement se réduit souvent à l’obstacle politique, ce qui n’est pas tout à fait faux mais très insuffisant comme explication. D’ailleurs, vu l’absence de propositions politiques de tous les partis, chacun ressent que même un changement politique ne changerait pas grand-chose.
Ce qui nous est commun à tous, c’est l’autre regard, l’autre considération que l’on porte sur l’enfant. Au risque de heurter, je vais dire que cela relève surtout de l’ordre de l’affectif. Mais si l’affect est bien le moteur de l’action sociale et humaine, il ne suffit pas à modifier l’ordre établi. Il se traduit seulement en protestations, en colère ou en pleurs. Parfois en résistances. Mais il n’y a pas une résistance qui n’ait abouti à autre chose qu’une jacquerie si elle n’a pas en perspective l’invention d’un autre monde.

Depuis les années 1950 et 1960, ont proliféré les critiques, les analyses des méfaits des politiques éducatives, du système éducatif. Et il n’est pas une rencontre sur l’école qui ne débute par cela, et qui parfois n’est que cela. Je dirais que c’est psychologiquement nécessaire. Mais elles ne remettent pas en cause l’éco­le et le système éducatif dans leur globalité. Dans son idéologie oui, mais pas dans sa conception. Si les résistances aboutissaient, elles n’a­bou­tiraient qu’à des aménagements. Finalement, la même chose en plus cool, en plus sympathique, en un peu plus vivable, jusqu’à ce que l’école reprenne le chemin inverse.

Alors qu’est-ce qui fait obstacle ?

Il faut bien comprendre que les réformes des dernières années qui nous font nous soulever sont parfaitement dans la logique du système éducatif depuis sa naissance. Cette logique est simplement poussée à son terme. Somme toute, ces réformes sont quasiment normales ! Si l’on fait abstraction de toute mauvaise intention ou de tout intérêt idéologique (ce n’est pas facile !), l’école et système éducatif se sont instaurés dans la pensée rationaliste de Descartes, voire du positivisme d’Auguste Comte. Le taylorisme et le fordisme en sont issus. Ces pensées ont été fécondes… jusqu’à ce qu’elles aboutissent dans le monde scientifique à des impasses. On ne peut nier à la chaîne industrielle scolaire d’avoir permis à une masse d’accéder rapidement à l’écrit. Donc d’élever (dans le sens de hausser), tout au moins en ses débuts, une grande partie de la population. Mais, comme toute évolution modifie les données et le contexte dans lequel elle s’est effectuée, si la conception du système qui a permis cela perdure, elle aboutit à l’inverse. Prendre en considération l’enfant, le mettre au centre, est difficile dans une chaîne tayloriste qui ne peut traiter que des objets (des élèves) et non pas des sujets, des enfants ou adolescents.

Ce qui permet de dédouaner l’immense majorité des enseignants, qui n’ont jamais accepté les réformes partiellement progressistes mais laissant en place l’essentiel : la transmission des savoir, voire actuellement des compétences.

Déchaîner l’école

Si l’on veut changer l’école, il faut avant la repenser, ce qui veut dire se repenser soi-même. C’est une difficulté conceptuelle devant laquelle nous nous retrou­vons tous. Tout le monde peut comprendre que le système éducatif est une chaîne industrielle. S’il est relativement facile d’en percevoir les méfaits ou les conséquences, il devient bien plus difficile de concevoir quelque chose qui ne serait pas une chaîne ! On ne le tente même pas, tant cela bouleverserait notre façon de penser, tant cela obligerait d’envisager d’une autre façon bien plus que la modification des pratiques mais la position de chacun dans tout le système.

Le multi-âge et les classes uniques en sont un bel exemple. Rationnellement une classe unique ne peut pas donner d’aussi bons « résultats » qu’une classe à un seul cours. Dans ce qui est devenu unique, c’est-à-dire « La » logique. Lorsque l’on s’est aperçu que c’était l’inverse qui se produisait, c’était inexplicable. On n’a pu que tenter de donner de vagues raisons qui auraient été d’ailleurs acceptables dans n’importe quelle classe : il y a moins d’enfants, c’est plus familial, les grands « apprennent » aux petits, etc. Mais prendre en compte le fait essentiel que l’emprise du maître y était beaucoup moins forte, que les interstices – ce que les anti-pédagogues ont appelé le désœuvrement – y étaient beaucoup plus nombreux, que l’essentiel pouvait se passer hors du maître, c’est conceptuellement difficile.

Nous sommes enfermés dans des représentations. Or nous nous sommes construits dans ces représentations. Qui n’a pas dit ou entendu dire « C’est grâce à l’école que je suis devenu ce que je suis » ? Le « ce que je suis » correspondant le plus souvent à une situation sociale. Lorsqu’un enseignant s’attaque à la transformation de ses pratiques, il entreprend sa propre déstructuration/restructuration ou subodore inconsciemment qu’elle risque de l’y conduire. Et ce n’est pas rien. Cela peut même être la source de souffrances, pas seulement parce qu’on se heurte à une machine qui n’est pas faite pour des pratiques qui la remettent en cause, mais aussi parce qu’on se heurte à soi-même. Arriver par exemple à ne plus se considérer en tant que « maître d’école » comme celui par qui les apprentissages vont se construire, c’est remettre en cause son identité confondue dans son statut. Dans ma classe unique j’avais été remplacé pour une demi-décharge deux jours par semaine par une jeune institutrice. J’allais voir régulièrement comment cela se passait. Le premier ou le second jour, je trouvais une classe très tranquille où tous les enfants étaient concentrés dans des activités très diverses comme ils l’étaient habituellement. Je trouvais aussi ma collègue au milieu de tout cela, presqu’au bord des larmes. « Eh bien ! Tout semble bien marcher ? – Oui ça marche, je comprends pourquoi cela marche, mais je suis quoi, moi, là-dedans ? » Le problème n’était pas purement pédagogique. Elle ne savait plus qui elle était.
La transformation des pratiques met en insécurité celui qui les transforme, y compris dans les situations les plus favorables. Il faudra qu’il admette l’incertitude comme élément clef du processus naturel de toute évolution (tâtonnement expérimental), alors que toute notre société tente de l’éliminer, d’éliminer le risque (en augmentant de façon inversement proportionnelle et exponentielle les dangers). D’où la nécessité naturelle et légitime de se sécuriser ou plutôt de se retrouver dans un état sécure, ce qui est quelque peu différent. Le premier réflexe en même temps que le conseil systématiquement donné, c’est de faire partie d’un groupe dont les membres sont également en recherche. Ne plus être isolé dans l’incertitude, l’atténuer en l’exprimant et en la partageant, se sécuriser dans son tâtonnement par celui des autres, réduire collectivement l’incertitude.
Le second, c’est la recherche d’une « méthode ». Il est significatif que ce que défend le mouvement Freinet est désigné très souvent sous le terme de « techniques Freinet » ou de « méthode Freinet ». Une méthode étant censée pouvoir conduire les actions et en prévoir les résultats. C’est dans un premier temps une façon raisonnable de se lancer dans une transformation de ses pratiques. Mais les méthodes sont en elles-mêmes sources d’insécurité et d’enfermement. D’abord parce qu’il faut contraindre la réalité à s’adapter à la méthode et malheureusement cette réalité, institutionnelle ou individuelle, s’y oppose pour la première ou ne s’y plie pas forcément pour la seconde. « Ils ne sont pas curieux, ils ne peuvent pas rester tranquilles, ils ne suivent pas leur plan de travail… Je n’y arrive pas ! » Lorsque des enseignants demandent conseils aux chevronnés de la pédagogie Freinet, la réponse est immanquablement : « Tu peux peut-être commencer d’abord par… » Peut-être ! Il faut commencer dans l’incertitude !

Changer l’école, c’est changer les représentations

D’autre part les méthodes (ou les pédagogies) cherchent à s’inclure dans le cadre institutionnel existant et n’échappent pas à un certain nombre de représentations. Je peux donner l’exemple des parents. On reconnaît qu’il y a bien une entité parents/enfant et que l’on a affaire à l’école à une partie de cette entité. Mais quand il s’agit d’envisager comment le premier terme de l’entité peut être impliqué dans l’espace où il est bien obligé de laisser une partie de lui-même, c’est-à-dire y avoir des pouvoirs, cela devient inconcevable. Le recours à la démocratie n’y arrive même pas. Et il y a bien d’autres exemples sur lesquels buttent conceptuellement ceux qui sont pourtant déjà dans d’autres pratiques : évaluation des enfants et des enseignants, programmes, destruction de la chaîne tayloriste, irrationalité de la liberté pédagogique, abandon de la hiérarchie, etc.

Dans la transformation future de l’école, on ne peut dissocier ce qui relève de l’obstacle institutionnel (politique) de ce qui relève de l’obstacle personnel (pensée, habitus, représentations). Il s’agit bien d’un changement de paradigme à tous les niveaux. Changer, modifier progressivement ses pratiques est un premier pas. Mais il ne suffit pas s’il n’engage pas dans une praxis qui amène peu à peu à un autre monde. ■