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Demain, la pensée Powerpoint

vendredi 21 janvier 2011, par Greg

La pensée Powerpoint de Franck Frommer, rencontre un réel succès, comme souvent lorsque l’on propose d’analyser et de décrypter ce qui jusque-là paraissait anodin et innocent, en l’occurrence, le fameux logiciel de présentation signé Microsoft.

Ce livre explore le monde Powerpoint, retraçant l’histoire de son inexorable ascension, parallèle à la montée en puissance du « nouvel esprit du capitalisme », dont l’auteur veut nous démontrer qu’il en est devenu le support privilégié. Il en décode la grammaire et les codes, ce « dispositif rhétorique global » qui formate la pensée de ses utilisateurs. Il s’intéresse surtout à sa colonisation de l’espace social, « de la Nasa à la maternelle ». Et, dans le domaine de la pédagogie, il nous offre l’occasion d’un regard critique sur nos pratiques.

L’hégémonie du logiciel de présentation qui permet, en déroulant automatiquement sur un écran une succession de « pages » composées de texte, d’images, de schémas, de sons ou de vidéos, ne peut se comprendre sans faire référence aux mutations du monde de l’entreprise et du travail salarié. Cette révolution managériale a balayé le modèle tayloriste, hiérarchique, autoritaire et cloisonné, au profit des nouvelles théories du management prônant autonomie, mobilité, créativité, performance et travail horizontal en réseaux. Un univers où le savoir-être supplante le savoir et le savoir faire. Au cœur de ce dispositif « par projet », la réunion, où chacun expose et s’expose. Une révolution que Powerpoint – à la fois « outil de travail omniprésent et média au langage appauvri et normé » – a accompagnée, digérée et, au final, que le logiciel a aussi fini par formater et contaminer. À tel point que décrypter Powerpoint et ses paradoxes est une manière de mettre en lumière les contradictions et les manipulations de ce système de pensée.

L’utopie d’un fonctionnement libertaire en réseau

Antiautoritaire et anti-hiérarchique ce modèle ? Alors pourquoi a-t-il été porté, inspiré et utilisé jusqu’à saturation par l’armée américaine ? Comment d’ailleurs, calqué sur l’arborescence pyramidale de Windows et ses fenêtres en cascades, pourrait-il proposer un autre modèle d’organisation ?

Outil émancipateur, libérant la créativité de chacun ? Quand le salarié est constamment poussé à s’adapter sans cesse, à s’autopromouvoir, Powerpoint ne propose finalement qu’un instrument standardisé et borné qui, selon Franck Frommer, « permet de techniciser, d’automatiser le mode de production des idées ». Avec lui, chaque réunion de travail se transforme en spectacle. Mais, avec ses gabarits préconçus, ses copier-coller, le spectacle est finalement toujours le même. Paradoxe là encore, car c’est cette reproduction à l’infini, à l’échelle de la planète, des mêmes formats qui assure la légitimité de la présentation et garanti aux yeux de tous son sérieux !

La grammaire Powerpoint

Quand certains des utilisateurs reconnaissent ne plus utiliser de feuille de papier que dans le sens de la largeur, sur le modèle du format « paysage » imposé par Powerpoint, on mesure le potentiel de formatage d’un logiciel qui produit chaque jour plus de 30 millions de présentations.

Matrice à spectacle multimédia, Powerpoint réussit ce tour de force de rester saturé de texte (80 à 90 % du contenu) tout en vidant les mots de leur substance. Surexposée, la titraille se réduit à quelques formules toutes faites, portées par une syntaxe sclérosée. Contrainte du format (écrire grand, donc peu, pour être lisible du fond de la salle), inflation des points de suspension pour passer d’une séquence à l’autre, au détriment des connexions logiques ou temporelles, et finalement pauvreté sémantique nourrie des obsessions caractéristiques de la novlangue (avec une préférence marquée pour le vocabulaire militaire : tactique, stratégie, campagne, cible, fenêtre de tir…).

Ce « langage universel » permettrait de mettre en avant les vertus du nouveau management : synthèse, schématisme, visualisation, travail collaboratif, trans­versalité, etc., en exhibant quelques procédés récurrents. La nominalisation, quand l’impératif de brièveté transforme toute idée en slogan ou formule publicitaire : « Le passage de la phrase au groupe nominal efface les marques de personne, de temps et d’aspect » (R. Tomassone, Pour enseigner la grammaire, cité par F. Frommer). Inspiré de la syntaxe anglo-saxonne, le langage Powerpoint transforme « toute langue vivante en idiome institutionnel, bureaucratique, administratif où fleurissent les formules toutes faites et les énoncés passe-partout » : la concrétisation des intuitions de Georges Orwell.

Le nouveau management, c’est l’utopie d’un langage neutre et lointain, et Powerpoint, la matrice de documents sans statut, ni destinataire, ni auteur. Ainsi, la prolifération d’injonctions à l’infinitif témoigne de cette dilution, où l’ordre n’émane de personne et ne s’adresse à personne en particulier. Parole d’autorité absolue qui tire sa légitimité de cette apparence d’universalité.

Mais « Pouvoir des points », c’est avant tout, comme son nom l’indique, le règne de la liste à puces comme mode d’exposition privilégiée de la pensée. Il s’agit de classer, hiérarchiser, ordonner le monde et de raconter une histoire à sens unique, qui se déroule de façon immuable et incontestable… Un monde qui n’existe pas en dehors des limites d’un écran saturé pour ne plus laisser de place à d’autres vérités.

Brouillage et falsification

Système « multimédia », Powerpoint est censé accorder une large place aux images et aux transitions animées. Franck Frommer résume leur finalité au brouillage et à la falsification : détournement de l’attention à travers le spectacle du déroulement de la présentation et mise en scène, à travers schémas et organigrammes tous plus ou moins standardisés et approximatifs, d’une réalité reconstruite et remodelée (la banque d’images, les fameux « cliparts » révèle quelques surprises : à la rubrique « gouvernement « on trouve des menottes ou un char d’assaut). Quand Powerpoint transforme l’exposé en performance, il s’agit de donner à voir et non à savoir. Les officiers de l’armée américaine le confessent, Powerpoint est surtout utile lorsqu’il s’agit de ne pas communiquer d’informations, lors des conférences de presse par exemple.

Du virtuel au réel

Ces techniques de propagande et ces dérives managériales sont, hélas, bien connues. En quoi dès lors Powerpoint porte-t-il une responsabilité particulière dans ce système ? En quoi est-il d’avantage qu’un outil et quelle plus-value apporte-t-il ? Pour répondre à ces questions, Franck Frommer s’est intéressé à quelques « dérapages » significatifs, mais surtout à l’inexorable colonisation par le logiciel de différents secteurs, dont l’école.

Face à l’embourbement de l’armée américaine en Afghanistan, le général McMaster déclare « Powerpoint est dangereux car il peut créer l’illusion de la compréhension et l’illusion de contrôle » ; dit de manière plus directe par un autre général états-unien : « Powerpoint nous rend stupide » (sous-titre de l’ouvrage). On se souvient aussi du fameux exposé de Colin Powell au siège de l’Onu, qui détermina l’engagement militaire en Irak. Un modèle de mensonges et de manipulation, spectaculairement mis en scène dans un Powerpoint qui fit le tour de la planète. Une commission d’enquête mit en lumière le rôle du logiciel et de ses présentations approximatives qui conduisirent à l’accident de la navette spatiale américaine. Les failles techniques étaient passées inaperçues, noyées dans une de ces présentations multimédias qui ont remplacé, à la Nasa comme dans la plupart des grandes institutions dites « sérieuses », les rapports techniques et scientifiques trop « barbants », trop longs et trop coûteux à réaliser.

On citera également l’étude de la mise en place de la RGPP en France, dont l’application fut sous-traitée à des cabinets d’experts et de consultants qui se contentèrent de facturer à prix d’or des présentations aux différents ministères concernés. Plus dramatique, la désormais fameuse diapo du plan de restructuration de France Télécom intitulée « Le positionnement du salarié, et les phases de deuil » expliquant comment faire passer auprès du personnel le plan drastique, à travers un schéma des plus maladroit figurant une corde. Quelques mois plus tard, l’entreprise connaissait une vague de suicides.

Quand Powerpoint fait école

Le voyage au cœur de la galaxie Powerpoint s’achève à l’école. Résultat de la fascination des cadres du ministère pour le monde de l’entreprise, la colonisation de l’éducation par les principes du néo-management est connue. Franck Frommer en rappelle quelques éléments : l’idéologie de l’évaluation par compétences, l’adoption des injonctions des grandes institutions internationales en matière d’éducation et de services publics (OCDE, FMI, Union européenne, etc.). « Se servir d’outils de manière interactive », « Interagir dans des groupes hétérogènes », « Agir de façon autonome », difficile de ne pas lire, dans les trois catégories de compétences définies par le programme DESECO (OCDE), un simple décalque des compétences exigées du salarié par le nouveau management !

Premier secteur à céder aux sirènes de l’usage systématique de Powerpoint, celui de la formation continue. Une succession de diapos, quelques tirages papier, et voilà, à moindre coût, des salariés « formés » et la satisfaction, pour les managers, du travail accompli. Peu importe alors « l’effet hypnotique et soporifique de la projection » toutes lumières éteintes, pour mieux apprécier… Une conception que certains formateurs condamnent, lui opposant ce que le groupe produit, le sens qu’il fait émerger. Démarche incompatible avec une présentation précalibrée : avec Powerpoint, ce n’est plus l’apprenant qui est au centre du dispositif, mais l’outil, le support et « l’action pédagogique se limite à la lecture/réception d’une longue liste d’instructions ».
Très loin du discours des promoteurs de Powerpoint valorisant sa créativité, le logiciel favorise dans la pratique une approche magistrale, reposant sur l’autorité du maître dans une logique de transmission, au risque, une fois l’attrait de la nouveauté émoussé, de faire baisser l’attention. Il ne s’agit plus de partager ou de construire collectivement du savoir mais de le déverser à un élève réduit au rôle de spectateur. L’auteur tombe malheureusement dans le schématisme, au risque parfois de réfuter tout usage de l’ordinateur en classe. On sait aussi le potentiel pédagogique que son utilisation maîtrisée peut apporter. On sait également qu’il peut être source de confort et d’efficacité dans le travail de l’enseignant. Mais, ultime paradoxe du logiciel : sous couvert de recours à la modernité et à l’interactivité, on assiste à la restauration des méthodes les plus archaïques ! On ne s’étonnera donc pas que les études menées ne concluent pas à une amélioration significative des résultats. si ce n’est dans les formations préparant à « des activités professionnelles où le logiciel règne en maître ».

Quand, en ouverture d’une vidéo en ligne sur le site du ministère de l’Éducation nationale, on apprend que « L’école doit s’adapter aux enjeux des technologies de l’information et de la communication », on se dit, sans nostalgie ni archaïsme aucun, qu’il est temps de lutter pour inverser « la vapeur » ! ■

Grégory Chambat,  CNT éducation 78.

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