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Les logiciels libres, un enjeu pour l’éducation

jeudi 15 juillet 2010, par Greg

Par Raphaël Neuville,
Enseignant documentaliste, CNT éducation 31.

Le tournant des années 1970/1980 est marqué par un changement d’orientation de l’informatique.
La priorité n’est plus dans le développement du matériel mais dans celui des logiciels
et tout particulièrement des systèmes d’exploitation.
IBM, leader incontesté, se voit supplanté par une entreprise naissante : Microsoft.

Qu’est ce que le Libre ? Origine et fondement d’une éthique du logiciel libre

Les logiciels étaient jusqu’alors principalement développés par des chercheurs de laboratoires scientifiques ou d’universités qui travaillaient en commun et avaient pour habitude d’échanger le fruit de leurs travaux, ne serait-ce que pour éviter d’avoir à réinventer la roue. Avec l’émergence d’un marché du logiciel, cette pratique du partage va disparaître. Ce sont les débuts de la mise en œuvre de législations qui protégent et interdisent l’accès au code source qui renferme les secrets de fabrication des logiciels.

Le logiciel propriétaire [1] apparaît vite pour certains comme un frein à l’innovation. Au sein du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), un informaticien du nom de Richard Stallman va contrecarrer cette tendance pour retrouver sa liberté d’action et permettre à tous d’avoir accès à des outils indépendants des multinationales. En 1983, il lance le projet GNU (prononcer gnou), un système d’exploitation entièrement libre qui aboutira à Linux ou GNU/Linux. Dans la foulée, il va fonder la Free Software Foundation (FSF) pour permettre de fédérer les énergies capables de réaliser un tel projet. Mais avant d’être technique, l’innovation que propose Stallman reste une avancée juridique. Là où le copyright ou droit d’auteur vient définir et garantir une propriété intellectuelle par la restriction des usages, Stallman, aidé du juriste et universitaire Eben Moglen, va mettre en place un copyleft (ou gauche d’auteur) qui loin de réduire les libertés de l’utilisateur va venir les protéger. C’est ainsi qu’en 1989, voit le jour la General Public Licence (GPL) qui fonde aujourd’hui le principe du logiciel libre. Concrètement, un logiciel libre est « un logiciel dont la licence dite libre donne à chacun le droit d’utiliser, d’étudier, de modifier, d’améliorer, de dupliquer, de donner et de vendre ledit logiciel » [2]. Pour aller plus loin, la GPL se structure selon quatre libertés :

– la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages,

– la liberté d’étudier le fonctionnement du pro­gram­me, et de l’adapter à ses besoins ;

– la liberté de redistribuer des copies ;

– la liberté d’améliorer le programme et de publier ses améliorations, pour en faire profiter le plus grand nombre.

Nous sommes très loin du logiciel propriétaire comme le Pack Office de Microsoft qui ne répond à aucune de ces libertés. Pour autant, il ne faut pas confondre logiciel libre et logiciel gratuit. Le logiciel libre peut être gratuit ou avoir un coût très faible tandis que le logiciel gratuit (ou freeware) reste un logiciel propriétaire le plus souvent bridé et servant à faire la promotion de sa version payante ou de la firme qui le produit. Au-delà de la simple question du coût, l’enjeu du libre est de taille puisqu’il vise à permettre à tous d’utiliser, de modifier et diffuser le travail des autres, tout en interdisant à quiconque de se l’approprier pour son seul profit. Le logiciel libre répond ainsi à des attentes concrètes tout en proposant de nouveaux modèles pour des innovations futures en garantissant le libre accès au savoir.

Une certaine expérience de l’autogestion ? / Le mythe du génie romantique face au bazar

Parler d’autogestion quand on parle d’informatique peut sembler étrange. Pourtant, nombreux sont les exemples où j’identifie des pratiques proches de l’autogestion. Le projet GNU d’un système d’exploitation entièrement libre, lancé par Stallman, va être finalisé avec la création en 1991 du noyau – cœur du système et sa partie la plus difficile à réaliser – par un étudiant finlandais Linus Torvalds.
Torvalds ne répond pas à l’imagerie fantasmée du génie romantique cloîtré dans sa tour d’ivoire, pas plus qu’à celle du petit boutonneux qui passerait ses journées seul devant son ordinateur. Son talent réside avant tout dans le modèle de développement de Linux. Au modèle de production des entreprises, – une structure d’organisation verticale, hiérarchisée et rigide par nature –, il va opposer une structure horizontale, coopérative et flexible : c’est ainsi qu’il va faire appel à la communauté des développeurs de logiciels libres et maximiser les efforts de chacun en coordonnant leurs travaux grâce au réseau internet. C’est désormais le groupe lui-même qui va élaborer, tester et proposer des pistes pour finaliser le projet. L’esprit d’initiative, le bénévolat et le plaisir de créer individuel viennent rejoindre les intérêts de la communauté.

C’est dans ce cadre de développement technique et avec la finalisation du système d’exploitation libre Linux amenée par Linus Torvalds, qu’Eric S. Raymond expose sa théorie d’un modèle de production appelé « bazar » [3] pour son apparente désorganisation au regard de l’approche centralisée, « silencieuse et pleine de vénération des bâ­tisseurs de cathédrales ». Ce modèle de dé­ve­lop­pement de logiciel va ouvrir la voie au sein de la communauté du libre à des projets tels que le navigateur Mozilla Firefox et la suite bureautique OpenOffice.org dont on connaît aujourd’hui le succès. La création du système d’exploitation stable et cohérent GNU/Linux, fruit d’un long travail collaboratif démontre que, même pour un projet exigeant un niveau de technicité avancé, le modèle « bazar » à rapprocher des expériences d’autogestion peut être opérationnel. Torvalds ouvre ainsi la voie à un nouveau modèle économique de production du logiciel très éloigné de celui des multinationales.

Quels enjeux pour l’éducation ?

Le libre se situe à la charnière de nouveaux enjeux qui dépassent largement la simple considération technique en ouvrant sur des domaines juridiques, économiques et politiques, tout comme il conduit à s’interroger sur les modalités de production et d’accès à l’information. Ceci amène inévitablement à réfléchir sur la question des enjeux de l’intégration des logiciels libres dans les pratiques éducatives.
En premier lieu, même si les logiciels libres ne sont pas nécessairement gratuits, on peut se les procurer à des prix très nettement inférieurs à ceux des logiciels commerciaux équivalents. D’autant plus qu’ils obligent les entreprises à revoir leurs prix à la baisse pour faire face à cette concurrence inattendue, là où ils étaient jusqu’alors en terrain conquis.
À titre d’exemple, l’utilisation massive de la suite bureautique OpenOffice.org au sein des établissements scolaires a permis de ramener le prix du Pack Office de Microsoft à 50 € par licence [4] (ceci sans compter les rabais ponctuels mais réguliers) là où on pouvait facilement la trouver à 150 €. Les solutions libres naturellement peu exigeantes en « ressources systèmes » permettent en outre de réaliser des économies sur le matériel. Elles offrent un argument de poids à la décroissance quand elles permettent de prolonger la durée de vie de postes informatiques jugés obsolètes par la course à la puissance dont Microsoft Vista reste le fer de lance.

Les logiciels libres contrairement aux logiciels propriétaires utilisent des standards ouverts (ex : le format ODF contre le format MS Word DOC) qui assurent l’interopérabilité des fichiers : en d’autres termes, ils n’imposent pas un logiciel spécifique tributaire d’un format propriétaire qui restreint nos droits d’utilisation et de diffusion de ce document.
Toujours dans l’optique d’une lutte contre le monopole d’entreprise, le monde du libre nous ouvre les portes d’un pluralisme technologique comme réponse à l’impératif de neutralité économique. La possibilité offerte par les logiciels libres de les copier et de les distribuer, permet une égalité d’accès aux technologies de l’information et de la communication. Ainsi, l’élève peut retrouver chez lui son environnement de travail pour terminer un devoir commencé en classe. La lutte contre la fracture numérique passe par le recours aux logiciels libres. Si vous utilisez en classe une solution propriétaire ou si vous confondez le nom d’une marque comme Word avec le nom générique « de traitement de texte », vous incitez les élèves à en faire l’acquisition soit en payant le prix fort soit en piratant ces logiciels commerciaux.

Le piratage, outre le fait qu’il soit illégal, reste une fausse solution parce qu’il nous maintient servilement assujettis aux outils des multinationales qui nous préfèrent en train d’utiliser leurs produits même piratés. Le principal enjeu pour celles-ci n’est pas tant les parts de marchés à prendre au sein de l’espace éducatif que de former pour ne pas dire formater, de l’école primaire à l’université, les élèves à l’utilisation de leurs produits. C’est dans cette optique que Microsoft vient de lancer une campagne sans précédent qui vise à distribuer gratuitement aux enseignants le pack Office 2007 [5] pour une utilisation à domicile qui vise à faire des enseignants les représentants commerciaux de Microsoft. Pack Office 2007 déjà pointé du doigt par le Becta [6] (British Educational Communications and Technology Agency) dans son rapport publié en janvier 2008, souligne « l’adoption par celui-ci d’un nouveau format de fichier qui n’est compatible avec aucun autre produit » et « le manque de prise en charge du format de document standard international (ODF) qui est de plus en plus utilisé par les produits concurrents ».

Dans le prolongement de cette lutte, il existe des enjeux qui concernent l’acquisition de savoirs et savoir-faire. On apprend véritablement une notion quand on peut la réinvestir dans des contextes différents. Aussi, le pluralisme technologique dé­fendu par les logiciels libres permet l’acquisition de connaissances et de compétences garantes d’une maîtrise des TIC (Technologies de l’information et de la communication), alors que les automatismes qu’induit la proposition de « recettes » pour une version donnée d’un logiciel laissent croire que l’on peut passivement appréhender un environnement de travail sans réelle formation. Par le pluralisme technologique, nous permettons aux élèves, en leur apprenant à utiliser des fonctionnalités plutôt que des produits, de porter un regard critique vis-à-vis d’outils de production de l’information.

Les logiciels libres et les standards ouverts représentent donc des points d’appui solides pour s’opposer aux forces qui veulent inscrire la con­naissance et l’éducation dans la sphère du commerce, parce qu’ils nous donnent des moyens concrets pour une action autonome, efficace et indépendante.

Commencer à utiliser des logiciels libres

L’utilisation de logiciels libres ne représente pas une contrainte supplémentaire, pas même pour ceux qui ne se sentent pas à l’aise avec l’outil informatique. Peut-être en utilisez-vous déjà sans le savoir. Néanmoins, il faudra compter un temps d’adaptation qui sera sans doute à la hauteur du poids de vos habitudes. Il n’est pas toujours facile de se débarrasser des automatismes du quotidien. C’est pourquoi il faut ménager une transition à votre rythme avec une migration progressive des programmes propriétaires que vous utilisez vers des alternatives libres.

Le premier pas à franchir passe par l’abandon de votre navigateur internet et de votre suite bureautique propriétaires pour des solutions libres tels que Mozilla Firefox et OpenOffice.org... Pas de panique ! Il existe Framasot [7], une site spécialisé, qui offre tout un panel de logiciels libres. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut : des logiciels, des tutoriels et surtout de l’aide sur les forums si le besoin s’en fait sentir. Les logiciels pédagogiques ne sont pas en reste et de nombreux projets existent de l’école primaire à l’université. Sans vouloir être exhaustif, sachez qu’il existe pour le primaire, de la maternelle au cycle 3, des logiciels éducatifs ou péri-éducatifs développés à partir du projet AbulÉdu [8]. Pour le secondaire, je vous conseille de faire un tour sur le site « Logiciels-Libres-TICE : culture nu­mé­rique pour l’éducation » [9] qui pro­po­se une sélection des meilleurs logiciels didactiques par discipline, des utilitaires, des tutoriels et des ressources pédagogiques.
Difficile de faire le tour des projets tant ils sont foisonnants et couvrent tous les domaines. À vous de les découvrir. N’hésitez pas à recourir aux forums où de nombreuses personnes, riches de leurs expériences, pourront vous accompagner et vous aider à franchir le pas. La route est longue mais la voie est libre...
(Document publié sous licence GNU FDL)


[11. Quand on fait l’acquisition d’un tel logiciel, on n’achète réellement que le droit de l’utiliser sous certaines conditions (souvent très restrictives) définies par l’entreprise qui en reste l’unique propriétaire.

[22. Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimédia, 2002, mise à jour 09/07/08 [consulté le 15/07/08]. Logiciel libre http://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_libre

[33. Raymond Eric S. La Cathédrale et le Bazar. In Linux france [en ligne], 1998 [consulté le 01/08/08].
http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/cathedrale-bazar_monoblock.html

[44. Manach Jean-Marc. Éducation : valse d’étiquettes sur les licences Microsoft. In ZDNet France. Zdnet.fr : Business et solutions IT [en ligne]. 30/08/04, [consulté le 01/08/08].
http://www.zdnet.fr/actualites/informatique/0,39040745,39169055,00.htm

[55. Jarraud, François Office 2007 accessible à tous les enseignants In Café Pédagogique [en ligne]. 10/06/08 [consulté le 04/08/08]. http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/Office2007.aspx

[66. Aka. Le Débat sur Windows Vista et MS Office 2007 à l’école aura-t-il lieu ? In Framablog [en ligne]. 23/06/08 [consulté le 04/08/08]. http://www.framablog.org/index.php/post/2008/06/22/windows-vista-et-ms-office-2007-en-debat-a-l-ecole

[77. Kauffmann Alexis, Lunetta Paul, Silva Georges. Framasoft [en ligne]. 2001, [consulté le 01/08/08]. http://www.framasoft.net

[88. AbulÉdu [en ligne]. 2008 [consulté le 06/08/08]. http://www.abuledu.org/accueil

[99. Drechsler, Michel. Logiciels-Libres-TICE : culture numérique pour l’éducation [en ligne]. Takatrouver, 2004, 27/07/08 [consulté le 06/08/08]. http://www.logiciels-libres-tice.org/