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Récit désabusé et révolté d’une aventure pédagogique

jeudi 19 mai 2011, par Greg

Par Valérie Franc, CNT éducation 69

Collège Barbusse, à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise

Septembre 2000. Tous les indicateurs sociaux sont au rouge : aucune mixité sociale, 90 % des familles en situation précaire : chômage, travail précaire, familles monoparentales. Des élèves en très grande difficulté scolaire dont un bon nombre arrive en 6e en ne sachant pas lire. L’équipe se fédère autour d’une idée simple : les élèves sont en très grandes difficultés, il faut essayer de leur apporter une aide pédagogique adéquate. Pour cela, un gigantesque travail en équipe est fourni : déclinaison des programmes en « compétences », abandon de la note chiffrée au profit d’une évaluation en APDN (acquis, presque acquis, début d’acquisition, non acquis), élaboration de compétences transversales centrées sur le métier d’élève ; mise en place de groupes de besoin en français, maths, histoire-géo sur certaines heures… L’ensemble des efforts est concentré sur les 6e et le projet devient « Pôle 6e ». L’énergie déployée est énorme, le projet est présenté dans plusieurs établissements de la région, puis labellisé « innovant » par le Pasie (Pôle académique de soutien à l’innovation et à l’expérimention).

Insoutenable ironie du sort

Lorsqu’on reprend les termes clés du projet pédagogique barbussien, on est surpris de retrouver des notions comme « Compétence », « groupe de besoin », « abandon de la note chiffrée » qui sont devenues les axes principaux de la contre-réforme de l’éducation en général et de l’éducation prioritaire en particulier que constituent le programme Clair et la mise en place du « Socle commun ». Pourtant, le projet barbussien entre en opposition avec la mise en place du socle commun des connaissances et des compétences. En se basant sur les « compétences » il avait été construit dans un but émancipateur pour les élèves et pour pouvoir donner du sens à leurs apprentissages. Les valeurs portées ici sont bien loin des fondements idéologiques du socle commun. Et cela tant sur la forme : évaluation sommative sans réflexion ni moyens pour la remédiation ; que sur le fond : fichage des élèves, contenus évalués marqués par l’idéologie néo-libérale dans une approche à la fois conservatrice des connaissances (les « grands hommes » en histoire par exemple) et visant à formater des comportements, à l’anglo-saxonne (il suffit pour s’en convaincre de lire les piliers 6 et 7 du Socle commun, véritable portrait type de l’employé idéal, corvéable à souhait.) Pourtant, un principal de collège de la région – ancien principal adjoint du collège – s’est largement inspiré du projet pour proposer une DHG et un projet d’établissement CLAIR pour la rentrée 2011… Tout simplement révoltant.

Révoltant car le projet ainsi élaboré – par un chef – est une caricature éthiquement irrecevable du projet d’origine. Comment ce glissement a-t-il été rendu possible ? Comment l’innovation pédagogique est-elle devenue une arme fatale pour casser les statuts enseignants et un alibi pour entériner une école à deux vitesses ? Il nous semble nécessaire maintenant, à l’heure des bilans, à l’heure où l’établissement arrive à un tournant de son histoire pédagogique et syndicale, les deux choses étant, quoi qu’on en dise, souvent intimement mêlées, de prendre un peu de recul et de voir en quoi le projet barbussien – en se fondant sur les 3 notions sus-citées de « compétences », « groupes de besoin » et « abandon de la note chiffrée » s’oppose aux nouvelles mesures prônées par les récentes réformes de l’éducation. Et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, pour battre en brèche l’argument de certains collègues qui sous-entend que tout travail en compétences est mauvais par essence. Ensuite, parce qu’après plusieurs années d’opposition systématique (aux remplacements à l’interne, à la note de vie scolaire, au socle commun, et bientôt sans doute au projet Clair), il devient vital de réaffirmer ce qui nous fait « tenir » dans un contexte si défavorable. Ce qui nous fait nous battre encore et encore pour sauver telle heure de dispositif ou exiger la contractualisation de tel collègue. Car en effet, dans cette aventure pédagogique singulière, conditions de travail des élèves et des enseignants sont ressenties comme intrinsèquement inséparables.

Un travail en compétences « éthiquement correct »

Chacun sait que la notion de compétence est issue du monde de l’entreprise. Et qui mise entre certaines mains, on peut lui fait dire tout et n’importe quoi. Définie par la fameuse formule (compétence = connaissance + capacité + attitude), elle mériterait sans doute qu’on la relègue directement aux oubliettes pour néo-libéralisme aggravé. Cependant, on peut aussi considérer qu’une approche par compétences de l’enseignement permet de lever les implicites (dire ce qu’on fait, faire ce qu’on dit) et de mettre en valeur ce que savent faire les élèves. C’est un des éléments qui a, à mon sens, convaincu les collègues de se jeter dans ce travail avec autant d’enthousiasme. Ajoutons tout de même un fait stratégiquement très important : étant soutenue fortement par l’Administration, le choix d’une approche par compétences permettrait d’obtenir un certain nombre de moyens – tout en sabotant légèrement le concept et en l’adaptant aux valeurs partagées par l’équipe. Et en effet, cela a été le cas pendant de nombreuses années : l’établissement a été doté, grâce à la mobilisation de tous et toutes, mais aussi grâce au fait, qu’involontairement, le collège quelque peu avant-gardiste dans cette affaire, faisait avancer auprès des collègues l’idée du travail en compétences. Un jeu de dupes en quelque sorte où chacune des parties pouvait tirer son épingle du jeu. Force est de constater que l’arbitre vient de siffler la fin de la partie. Qu’il nous est de plus en plus difficile de continuer le travail avec « nos » compétences, selon « n’autre » idée de la pédagogie, face à celles – imposées – du Socle, même si, sans doute pour cette année, l’évaluation sera soit boycottée soit sabotée…

Groupes de besoin

La question de travailler autrement pour aider tous les élèves (ceux en grande difficulté tout comme les élèves en réussite) tout en conservant l’hétérogénéité au sein des classes s’est imposée à l’équipe dès le début. Le regroupement des élèves par niveaux étant exclu d’emblée, des dispositifs ont été imaginés pour que les élèves puissent travailler sur certaines heures en classe entière et sur d’autres, en petits groupes, dits « de besoin » pour, justement, répondre aux besoins – souvent méthodologiques – des élèves. Pas question donc de faire éclater le groupe classe, comme le sous-tend maintenant le projet Clair. L’idée reste bien d’apprendre tous ensemble, collectivement, tout en apportant, sur un temps donné, une nourriture différente à chacun sans sombrer dans l’individualisation des parcours. Pour cela, à l’origine de la création du projet, et parce que cela correspondait à un besoin de remise au travail des élèves qui rencontraient d’importantes difficultés de concentration, la décision a été prise de réduire les séances à 45 minutes. Ce qui permettait de dégager un créneau supplémentaire pour les dispositifs. Le fait de déroger à l’horaire officiel, s’il a été motivé par le besoin de dégager des heures dans l’emploi du temps des élèves, correspondait à un besoin conjoncturel réel, et n’a duré que quelques années. Chaque séance de 45 minutes comptait pour 1 heure effectuée par les enseignants. Les besoins en concertation générés par la création des dispositifs et le travail interdisciplinaire étaient intégrés dans l’emploi du temps des professeurs et bien sûr, rémunéré. Cela a été l’objet d’âpres combats pour obtenir les moyens nécessaires.

Il est ahurissant de constater que dans la DHG CLAIR évoquée plus haut, les séances de 45 minutes sont comptées comme telles. Dans un service de 18 heures, on peut caser 24 séances de 45 minutes… ce seront donc 24 cours effectués, jusqu’à ce que les séances redeviennent des cours classiques de 55 minutes. Habile tour de passe-passe : par le biais d’une « innovation » pédagogique, le temps de service des enseignants sera passé de 18 à 24 heures. De même, dans le Socle commun, le travail interdisciplinaire devient un motif pour ancrer la « bivalence » dans les esprits et dans les faits. Le syllogisme de la bivalence : « si vous évaluez cette compétence en mathématiques et en sciences-physiques, pourquoi vous, professeur de sciences-physiques, n’enseigneriez-vous pas les mathématiques ? »

Abandon de la note chiffrée

Le travail engagé en 2001 est souvent entré en contradiction avec les valeurs dominantes dans la société, prégnantes aussi bien chez les collègues, chez les élèves que chez les parents d’élèves : le besoin de classer, de hiérarchiser, bref, de noter.

Un des premiers axes du « Pôle 6e » a été l’abandon de la note chiffrée, souvent dévalorisante, stigmatisante, parfois source de décrochage des élèves en difficulté (un élève en grande difficulté qui après de gros efforts passe de 5 à 8 en tire très peu voire aucune motivation pour la suite) au profit d’une évaluation qui permette à l’élève de se rendre réellement compte de ses progrès : l’évaluation en A/P/D/N. Cette démarche, si elle n’est pas accompagnée d’une explicitation et d’un travail de remédiation ou d’approfondissement, si elle se cantonne – comme dans l’évaluation proposée par le Socle Commun – à être une somme de cases cochées, perd tout intérêt pédagogique.

Collège Barbusse, à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise

Mars 2011, les indicateurs sociaux sont toujours au rouge mais l’ambiance entre les professeurs et les élèves est plutôt détendue : dix de travail d’équipe, ça ressert les liens. L’établissement, à l’origine Zep Prévention violence, est devenu RAR (Réseau ambition réussite) et figure parmi les futurs Clair (Collèges et lycée pour l’ambition, l’innovation et la réussite) sans que ses moyens aient augmenté, bien au contraire.

Le projet pédagogique est au point mort, ou presque. Les équipes ont mis fin à leur suivi par le Pasie, qui a peu à peu opéré son « virage à droite » en soutenant la mise en place du Socle commun et des Clair et aurait fait de nos « coordinateurs » des « chefs de projet »… Le « Pôle 6e » vivote et le « Pôle compétences » (projet d’extension du dispositif aux autres niveaux) est mort il y a quelques mois. Faute de moyens, faute de perspectives.

L’enthousiasme est retombé, le travail interdisciplinaire est abandonné, le rêve de devenir « collège expérimental » à force de désillusions, de menace de grève pour conserver les moyens des dispositifs… ne fait plus rêver personne. Ironie du sort, au moment où l’article 34 permet à tout établissement de le devenir. Mais à quel prix ?■

À lire aussi...

L’expérimentation au collège Barbusse avait déjà fait l’objet d’un article qui présentait la genèse
de ce projet (N’Autre école, n° 25 : « Mais où est passée la note ? ») accessible en ligne sur le site
de la revue.