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Compétence et Professionnalisation dans l’enseignement supérieur

vendredi 20 mai 2011, par Greg

Issu des milieux du management, le terme de compétence est aujourd’hui central dans l’éducation et la formation. L’enseignement supérieur ne fait pas exception même si le phénomène peut prendre des formes spécifiques. A ce niveau d’enseignement, la migration de ce nouveau vocabulaire s’appuie pour l’essentiel sur deux types de discours. Le premier est celui de la « professionnalisation », c’est-à-dire le discours visant à rapprocher le milieu universitaire du monde du travail que tiennent les stratèges de l’économie de la connaissance (politiques, industriels etc). Le second est d’inspiration pédagogique, il est le produit de l’occupation par quelques enseignants-chercheurs de la niche écologique ouverte en sciences de l’éducation par cette impulsion politique. Pour en résumer l’idée principale, disons que l’approche par les compétences, notamment de l’évaluation, serait un moyen de clarifier la relation pédagogique.

La professionnalisation

La lecture de cette lettre de mission adressée à Pécresse par Sarkozy ne laisse pas vraiment de doute sur la finalité de cette professionnalisation : « elle [la France] doit parallèlement mettre fin à l’inacceptable gâchis que représentent l’échec universitaire et l’inadéquation de nombreuses filières d’enseignement supérieur aux besoins du marché du travail ». Il faut d’ailleurs lire la récente insertion dans le code de l’éducation de « l’orientation et l’insertion professionnelle » parmi les missions fondamentales de l’enseignement supérieur dans cette optique. Cette entreprise de rapprochement de l’université vers les besoins économiques des professionnels appelle une redéfinition des connaissances et des diplômes en termes de compétences. Il s’agit en particulier de faciliter le dialogue avec les professionnels-employeurs, qui sont par ailleurs amenés à jouer un rôle de plus en plus important dans le fonctionnement de l’université. Dans cette perspective, une Commission Nationale de la Certification Professionnelle (CNCP) ainsi qu’un Répertoire National de la Certification Professionnelle (RNCP) viennent d’être mis en place (décret de mars 2007). L’objectif affiché du RNCP est de contribuer à « faciliter l’accès à l’emploi, la gestion des ressources humaines et de la mobilité professionnelle (Europass) » (code de l’éducation). La fiche RNCP est aujourd’hui un document important en vue de l’obtention de l’habilitation d’un diplôme par le ministère. Cette fiche comprend entre autres un cadre pour le « résumé du référentiel d’emploi visé par le diplôme ou les éléments de compétence acquis et un cadre sur les secteurs d’activité ou types d’emplois accessibles ». Dans le même ordre d’idées, une décision européenne a instauré en 2004 « un cadre communautaire unique pour la transparence des qualifications et des compétences » (JO de l’union européenne). Cette décision impulse notamment la délivrance d’un supplément au diplôme synthétisant, de manière plus individualisée, les compétences acquises par chaque étudiant.

Faciliter le dialogue avec la société, les parents (socle commun, livret de compétences) ou avec le marché de l’emploi (fiche RNCP, supplément au diplôme), il y a toujours une bonne raison de véhiculer le vocabulaire des compétences et l’idéologie managériale. Il s’est même trouvé quelques audacieux - ambitieux ? - pour chercher une justification théorique à ce mouvement du côté des sciences de l’éducation.

Pédagogie universitaire et compétences

Le vocabulaire des compétences est un élément conceptuel important de la pédagogie universitaire. Pour donner un exemple de cette imprégnation, je me suis amusé à compter les occurrences du terme « compétence » dans les titres des communications pour trois sessions consécutives du colloque « Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur ». 11 % d’entre eux contiennent le terme de « compétence », ce qui en fait probablement le terme le plus utilisé. L’argument principal est cette fois-ci celui de la clarification de la communication avec les étudiants : l’explicitation des compétences attendues permettrait d’une part de favoriser les apprentissages et de les démocratiser et d’autre part de rendre plus scientifique l’évaluation. Le concept de compétence est utilisé comme un moyen de reformuler de manière synthétique les attentes de l’institution en évitant de rentrer dans la complexité des questions disciplinaires. Les compétences sont donc issues des connaissances « traditionnelles », par un processus d’abstraction qui agit sur la particularité des situations et des stratégies d’action des étudiants. Les compétences des pédagogues ne sont donc pas nécessairement les mêmes que celle de la CNCP pour qui une compétence « a toujours une finalité professionnelle ». Leur fonction est alors de contribuer à la mise en place d’un discours simplificateur sur les enjeux de la formation qui, pris comme tel, peut paraître inoffensif mais qui, érigé en théorie de l’apprentissage, pose quand même un certain nombre de difficultés. La première d’entre elles me semble être de renforcer l’idée de la transparence de la communication dans la relation pédagogique, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on pourrait dire, par l’intermédiaire d’une reformulation des objectifs en termes de compétences, là où l’on va, ce qu’il faut faire pour apprendre. Mais cet idéal de transparence de la communication, séduisant sur le principe, n’est pas plus pédagogique que celui de la transparence de l’ostension magistrale du maître qui montre le savoir à un auditoire qui le voit. Les connaissances ne se trouvent pas plus dans le discours des enseignants lorsque ceux-ci empruntent le style des DRH que lorsqu’ils se contentent du vocabulaire ordinaire des disciplines. La fonction des connaissances ne s’éprouve pas dans l’explicitation mais dans la confrontation à des situations dans lesquels elles prennent vie.

Si l’on voit mal la fonction pédagogique de cette récente vague des compétences, on voit par contre beaucoup mieux quelle pourrait être en la fonction idéologique et politique : celle d’une gestion managériale des universités et d’une marchandisation des savoirs.

Marchandisation des savoirs

La fonction d’un savoir est essentiellement de contribuer à agir efficacement dans diverses ou problèmes. Faire d’un savoir une marchandise consiste à doubler cette valeur d’usage par une valeur d’échange dans le marché l’éducation supérieure. Le discours des compétences joue un rôle essentiel dans ce processus en rendant disponible un découpage des savoirs traditionnels dans un langage managérial. Tout comme nos rapports à la marchandise ordinaire contribuent à régler nos comportements, la mutation des savoirs en savoir-marchandise n’est pas sans influence sur les comportements des étudiants. Le risque est fort que la médiatisation des savoirs par le filtre des compétences contribue, encore davantage, à rendre « inauthentique » la fréquentation des situations d’apprentissage, notamment par la séparation qu’elle engendre de l’activité mathématique en une pluralité de compétences distinctes. Je prends un exemple issu de ma propre expérience d’enseignant de mathématiques pour illustrer ce phénomène. Le contexte est celui d’une filière d’école d’ingénieur pratiquant une forme de pédagogie active, reposant notamment sur une explicitation des contenus d’enseignement en termes de compétences. En mathématiques, le référentiel de compétences comporte quatre éléments : rédiger, gérer un calcul, raisonner et modéliser. Je m’intéresse ici à une évaluation où il avait été spécifié que seule la compétence de modélisation allait être évaluée. La précédente fois où cette compétence avait été spécifiquement travaillée, le problème était de trouver une méthode (de comparer des méthodes etc…) pour trouver le poids respectif de cinq objets avec une balance ne permettant de peser que 3 objets simultanément. Le fait que l’application qui à un objet associe sa masse est une application linéaire (au sens du modèle des espaces vectoriels) fut un élément déterminant dans la résolution du problème. L’exercice proposé lors de l’évaluation fut centré sur la recherche de l’ensemble des carrés magiques réels comportant trois lignes et trois colonnes (de somme toujours nulle). Pour résoudre ce problème, une majorité d’élèves a introduit au moins une application linéaire, par exemple celle qui à un carré magique associe la somme des coefficients de la première ligne, sans pour autant s’en servir dans leur tentative de résolution (en l’occurrence, l’introduction d’une telle fonction est a priori inutile). En termes moins techniques, les élèves ont recherché les conditions de leur comportement non pas dans leur rapport à la situation proposée mais du côté du discours sur les compétences et des expériences associées ; et en termes brutaux, l’assujettissement des étudiants au discours managérial sur les compétences a supplanté l’assujettissement à la situation d’apprentissage.