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Surtout, ne pas se tromper de camp... entretien avec Jean-Michel Zakhartchouk

dimanche 28 mars 2010, par Greg

Enseignant en Zep, Jean-Michel Zakhartchouk est un des animateurs de la revue du CRAP, Les Cahiers pédagogiques. Auteur de plusieurs ouvrages dont Enseignant, un passeur culturel, Au risque de la pédagogie différenciée et de Enseignant, un métier à réinventer, il s’interroge sur les conditions d’une éducation démocratique et émancipatrice.

N’AUTRE école — Qu’est-ce, pour toi, qu’une éducation «  émancipatrice  »  ?

Jean-Michel Zakhartchouk — Celle bien sûr qui permet à l’éduqué de réinventer l’héritage qui lui est transmis, de pouvoir en faire l’inventaire critique. On parle beaucoup de développement de l’esprit critique, mais c’est souvent une formule creuse, surtout quand on évoque en même temps le «  rétablissement de l’autorité  ». Je ne suis pas anarchiste, mais j’adhère à l’esprit du « ni dieu ni maître » en ce sens que l’éducation a pour but d’aider chacun à voler de ses propres ailes. Cela n’empêche nullement de faire des choix religieux par exemple, mais en connaissance de cause, en ayant pu se faire sa propre opinion. Tout cela évidemment passe par des étapes selon l’âge, mais le but doit être commun à tous les individus. Il y a aussi à inventer aujourd’hui une autorité nouvelle qui se concilie avec la démocratie et qui ne passe pas par la soumission. Dans la fiction républicaine, propagée par des gens comme Finkielkraut, l’individu libre surgira un jour de l’école parce qu’avant il aura bien respecté ses professeurs et les lois des adultes. Or, l’émancipation intellectuelle et morale se prépare très tôt, en faisant vivre aux élèves des situations où leur parole est écoutée, où ils ont leur mot à dire, mais en même temps où ils sont responsabilisés et où ils doivent obéir à des règles qui s’imposent à tous, adultes compris.

Quelle analyse fais-tu de la situation du système éducatif aujourd’hui ?

J.-M. Z. — Il est parfois bien difficile d’y voir clair. Personne n’est capable de dire clairement par exemple s’il renforce ou atténue les inégalités de la société. Un raisonnement en tout cas me semble dangereux et réactionnaire : dire que, après tout, les injustices existent dans la société et l’école n’y est pour rien. Sous ses apparences parfois très à gauche, ce type de raisonnement mène à dédouaner l’école de toute responsabilité et à renforcer le conservatisme. Je n’arrive pas à comprendre comment une certaine gauche radicale peut être aussi conservatrice sur l’école. Le slogan des Cahiers pédagogiques dont je suis un des fidèles militants est bien « changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école ».
Autre question : l’école actuelle sert-elle les intérêts du libéralisme dominant ou est-elle une force de résistance à ce libéralisme ? Je ne suis pas sûr que cette alternative soit juste. Les deux en même temps sans doute. Il y a dans l’école actuelle bien des éléments qui vont dans le sens de la marchandisation, de l’inégalité, de la ségrégation sociale, et ce serait trop facile d’aller chercher ces éléments seulement ailleurs. Les cours particuliers en terminale scientifique, le choix du « bon » lycée par les familles plus aisées (y compris d’enseignants !), tout cela ne date pas d’aujourd’hui et doit être dénoncé tout autant que l’introduction de la publicité dans l’espace scolaire par exemple. En revanche, il faut défendre les acquis démocratiques, comme le fait de donner davantage à ceux qui ont moins (et faire beaucoup plus que ce qui existe), ce qui soit dit en passant heurtait au départ l’idéologie dominante chez les enseignants qui était et reste l’idéologie méritocratique de « l’égalité des chances ».

En quoi une révolution éducative et pédagogique te semble-elle nécessaire ?

J.-M. Z. — Je ne sais pas trop ce que peut signifier le terme « révolution », mais il me parait évident que les défis du xxie siècle, et par exemple ceux de l’environnement ou de la montée des intégrismes ne pourront pas être relevés avec l’école telle qu’elle est. Trop d’élèves ne perçoivent plus aucun sens à ce qui est enseigné, surtout parce qu’ils ne perçoivent pas les enjeux des cours. Ce qui s’essaie dans des dispositifs comme les IDD, les TPE ou l’ECJS, ce qui est pratiqué dans les établissements expérimentaux, montre la voie.
à condition que le temps scolaire soit majoritairement occupé à faire travailler sur des projets individuels et collectifs. Et qu’on développe des pratiques coopératives qui développent le sens de la solidarité. Ajoutons la question décisive de l’hétérogénéité. Le brassage social est plus que jamais indispensable ; or, on est loin du compte. Veut-on une société ghettoïsée ou fait-on le pari de la mixité sociale  ?
Dans le second cas, on est contraint à une véritable révolution. Dans un pays comme la Finlande (qu’il ne faut probablement pas idéaliser, mais quand même…), on considère qu’un bon établissement est celui où on a fait le maximum pour éliminer l’échec scolaire, alors que chez nous, les « bons » établissements sont ceux qui ont éliminé ceux qui risquaient d’échouer, en sélectionnant le plus possible leurs élèves (passages très stricts d’une classe à l’autre, notation hypersévère, etc.).
Une autre révolution serait de limiter l’importance du bac qui oriente tout ce qui précède dans un sens peu propice aux idées qui sont développées ici. Là aussi, ce serait révolutionnaire.

Quelles revendications immédiates et quelles pratiques concrètes peut-on proposer aux collègues pour commencer dès aujourd’hui à transformer l’école ?

J.-M. Z. — Je viens de parler des nouveaux dispositifs. Il faut aussi parvenir à réformer le service des enseignants en intégrant la concertation qui permet de travailler ensemble. Il faut aussi donner des moyens aux équipes qui innovent, et notamment les moyens de diffuser leur expérience. Il faut aussi redonner de l’importance à la formation, qui doit à nouveau pouvoir échapper le plus possible aux injonctions de la hiérarchie (à nouveau, car quelque chose d’intéressant avait existé avec les Mafpen dans le second degré qui étaient indépendantes de l’Inspection par exemple).
Il ne faut pas non plus se laisser enfermer entre la défense de l’état, comme on l’a parfois vu au moment des grèves de mai-juin et le soutien à la décentralisation sauce Raffarin. L’état est aussi inégalitaire que les régions ou les départements. Il faut seulement se battre pour un vrai développement de la démocratie, qui part des établissements qui doivent avoir une part importante d’autonomie à condition que celle-ci ne soit pas seulement l’apanage du chef d’établissement. La contrepartie est, comme dans le cas des élèves, la responsabilisation des personnels par rapport à certaines décisions prises. Le ministre actuel ne parle plus du tout de « projet d’établissement », ce n’est pas un hasard, car si on prend au sérieux cette notion, on a en germe la possibilité pour les personnels d’être vraiment des « acteurs » et pas de simples exécutants ou des techniciens.


Quelle place le syndicalisme peut-il prendre dans ce mouvement d’émancipation ?

J.-M. Z. — Chacun a son rôle à jouer. Mais les syndicats ne peuvent échapper à la réflexion pédagogique. Il y a certes des tensions entre pédagogie et syndicalisme : elles sont inévitables. Les profs défendent un bon emploi du temps, veulent pouvoir obtenir facilement leur mutation, etc. Ce n’est pas forcément dans l’intérêt des élèves. Justement, on peut arriver à des compromis intéressants pour tous. Les revendications matérielles sont importantes, mais bien souvent des moyens obtenus sont inutiles si on ne travaille pas autrement (un groupe de huit élèves où on fait du magistral, c’est absurde !). D’où l’intérêt de collaborations multiples. Je me félicite de voir que votre organisation s’implique dans la réflexion pédagogique ; on a besoin de toutes les forces, avec la spécificité de chacun, et la diversité, pour mener le combat démocratique pour une école nouvelle.

Quel rôle jouent les pratiques et les mouvements pédagogiques dans ce projet émancipateur ?

J.-M. Z. — Les mouvements pédagogiques ont une vieille histoire. Il faut qu’ils poursuivent leur action, mais avec modestie. Ils ne doivent pas être des donneurs de leçons et pratiquer une sorte d’aristocratisme («  nous savons, nous, ce qu’il faut faire  »). Ils ont accumulé une expérience considérable, disposent d’un trésor de savoir-faire et de techniques qui sont trop peu utilisés par l’éducation nationale ; mais ils attirent trop peu les jeunes enseignants et ont du mal à se renouveler. Il faut arriver à trouver de nouvelles formes de communication notamment (internet devient vraiment incontournable, comme on l’a vu dans tous les mouvements sociaux).


Comment construire les indispensables passerelles entre les mouvements syndicaux, pédagogiques et tous les militants qui veulent transformer l’école ? Quelle place pourrait tenir une revue comme la nôtre dans ces convergences  ?

J.-M. Z. — Il faut à la fois que chacun garde sa spécificité, mais qu’il y ait collaboration. J’ai été souvent désolé par des alliances contre-nature de forces réactionnaires, hostiles à tout changement dans l’école (comme le groupe « Sauver les lettres » par exemple) et des forces progressistes entraînées dans de mauvais combats sous couvert de « lutte contre le libéralisme ». Il faut lutter contre les inégalités, pour la démocratie à l’intérieur de l’école aussi. Être pour une autre école  : le titre de votre revue est donc encourageant !