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Rencontre cent clichés avec Pierre-Emmanuel Weck

mardi 13 mars 2012, par Greg

Chassés par le froid glacial régnant dans notre local, c’est au café du coin que nous avons rencontré Pierre-Emmanuel Weck pour une discussion hors-cadre mais par hors-champs.
Entretien avec le photographe qui rythme les pages de ce numéro.


N’Autre école – Pourquoi cette série de photographies dans les années 2000 sur les nouveaux militants ?

Pierre Emmanuel Weck – Quand on parle d’engagement militant on pense souvent au modèle militaire : la discipline, l’embrigadement et l’obéissance. Mais j’étais moi-même devenu militant chez les Verts et je me suis rendu compte que les personnes qui s’investissaient sur les mouvements ou les luttes sociales étaient souvent les mêmes que ceux qui, localement, s’investissaient dans les associations. Il y a toute une dimension de l’engagement militant dont ne rendent pas compte les médias : militer ce n’est pas seulement protester mais encore proposer et agir. Mis à part mes objectifs professionnels, je me suis donc intéressé à l’autre versant de l’engagement : les pratiques sociales alternatives.

Je voulais rendre visibles – grâce à la photo – les militants qui s’investissent dans les Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les jardins partagés, qui, mine de rien, transforment la société et renouvellent l’esprit de solidarité. Sortir ces militants de l’ombre, donner une image qui les arrache de la marginalité, c’était ma manière de m’engager. C’est ma façon de faire : j’ai du mal à m’engager dans un groupe, même si je reconnais sa force et la pertinence de son action. J’agis autour. En l’occurrence en cherchant à donner plusieurs visages du militantisme politique. J’ai cherché à témoigner de sa variété et de la richesse de son expérimentation.

Les pratiques, les luttes et les lieux de manifestation photographiés sont des images familières pour les militants, qu’est-ce qu’il y a de « nouveau » alors ?

P.-E. W. – Évidemment rien, si ce n’est justement le point de vue… L’idée m’est venue après avoir assisté à un débat où Miguel Benassayag [1] s’exprimait sur le renouvellement du militantisme. Les militants ne sont pas issus d’une génération spontanée.

Ce qu’il y a de nouveau, c’est que le militant ne doit pas forcément être un militantriste pour faire place à un militantisme relationnel qui s’inscrivait dans le quotidien : ce n’était plus « faites ce que je dis », mais « expérimentons maintenant ! ». Je voulais essayer de montrer les contours et les formes que ça prenait.

C’est marrant mais le titre initial n’a pas été retenu par la maison d’édition qui lui en préférait un plus journalistique. Je ne sais pas si les militants d’alors et d’aujourd’hui peuvent goûter comme moi à ce qu’il y a d’ironique dans l’adjectif nouveau. Pourtant c’était un clin d’œil, un peu comme le Beaujolais nouveau, qui revient tous les ans, sans rien inventer de nouveau en vérité. Miguel Bennassayag insiste sur le fait que ce militantisme « dans la joie » n’est pas nouveau, qu’il existait déjà dans les années soixante-dix… En même temps il était ravi qu’il revienne sur le devant de la scène.

Qu’est-ce que c’est pour toi une photo de militant réussie ?

P.-E. W. – L’enjeu est de rendre visible ce qui ne l’est pas et de ne pas tomber dans les travers de la facilité ou de la mode. Certaines de mes photos n’y échappent pas, mais j’ai cherché à y apporter un sens nouveau. Les manifs sont un bon endroit pour expérimenter, jouer avec les codes : je choisissais des nouveaux cadrages tout en cherchant à faire des photos lisibles. Il y a quelque chose d’ironique dans la photo montrant, lors d’une manifestation, des gamins jouant à la guérilla urbaine avec des pavés en mousse. Il y a quelque chose d’un peu désabusé quand elles témoignent de l’actionnisme médiatique de l’époque. Les mouvements sociaux ont aussi leur mode… Les néo situs se sont recyclés depuis. J’ai aussi montré des lieux inhabituels et cherché à individualiser les militants. J’ai cherché à les rendre beaux dans l’action.

Je veux montrer et mettre en valeur la continuité de l’engagement, les filiations, en bref tout une culture de la lutte. Pour moi ça compte beaucoup : si on ne s’occupe pas de notre mémoire, d’autres s’en occuperont. La photo, c’est une manière d’alimenter la culture militante. Et je suis très sensible à cette dimension d’identité et de mémoire, par exemple dans le mouvement libertaire.

Quelles sont les conditions pour une bonne photo de manif ?

P.-E. W. – Comment mettre ça en image sans trop de clichés ? Pour les journalistes, c’est une suite de lieux communs qu’il faut résumer sur une image : une banderole, un tract, des manifestants… Du coup, tout se ressemble, tout le temps, et ça ne rend pas compte de la réalité de ce qui peut se passer dans la rue. Comme je le disais, la photo de manif, c’est l’illustration attendue d’un article de presse sur un mouvement social : c’est le marronnier du photographe de presse. Quatre types de photos s’imposent : le carré de tête qui permet l’identification des leaders syndicaux ; la confrontation des manifestants et des forces de l’ordre qui dramatise la situation ; un cortège en légère plongée qui exprime la foule ; et jackpot, la jeune et belle manifestante qui lève le poing juchée sur les épaules de ses camarades qui incarne, depuis Delacroix, à la fois la colère, la révolte et le renouveau. Je sais faire, mais j’ai privilégié les photos en immersion dans la foule avec des effets de focalisation grâce à la profondeur de champ. Pour les « manifs de droite » [2] justement, un copain m’a montré ce qu’il avait réalisé en retrouvant une optique typique des années soixante : un cadrage panoramique qui permettait de faire masse, ça te replonge trente ans en arrière.

Bon nombre de photos que j’ai prises sont le résultat d’une rencontre et la conclusion d’une discussion avec un individu. Je ne veux pas prendre mais rendre les gens beaux…

Dans Les Nouveaux Militants, l’image de la Compagnie Jolie Môme qui court avec ses drapeaux rouges, c’est aussi une référence ironique ?


P.-E. W. –
Jolie Môme, tout au long du mouvement des intermittents, a joué justement de ces représentations, par exemple avec leurs drapeaux rouges. Pour cette manif, d’Opéra au Palais Royal, ils avaient laissé un grand espace dans le cortège pour mieux s’élancer, étendards au vent. Et, à la dernière minute, ils ont bifurqué et changé de parcours ; pour les policiers c’était la panique générale. Voilà un bel exemple de « détournement ».

Tu vis toujours de tes photos ?

P.-E. W. – Avant je vivais de cette activité, dans un cadre que j’appelais pompeusement « prémédiatique ». Grâce à mon réseau j’étais au courant des nouvelles initiatives, ses nouveaux groupes et de leurs actions (par exemple Jeudi Noir ou Génération précaires). J’étais sur place, tout seul, pour prendre des photos qui n’intéressaient personne. Puis, quand la sauce montait, pour les actions suivantes, tout le monde était là : des dizaines de photographes, l’AFP. Je n’apportais rien de plus. Mais quand le mouvement commençait à s’implanter, alors les médias étaient friands des images des premières actions, que personne n’avait, sauf moi… Et puis la dégringolade de la presse a été trop forte et je n’ai plus pu en vivre, il m’a fallu passer à autre chose professionnellement.

Ces actions symboliques ont également un peu disparu ?

P.-E. W. – Oui, il y a des effets de mode. Dans les années 2000, les Verts ont un peu eu le même rôle que le PS en 1981. Ils ont aspiré et stérilisé les mouvements de contestation, comme Jeudi noir. Les gars sont devenus assistants au parlement européen, au Conseil régional, donc forcément moins disponibles pour les actions sur le terrain. On leur a fait passer le message : tu dois choisir, la manif avec le Dal ou siéger au Conseil, c’est l’un ou l’autre, : « T’es dedans ou t’es dehors. »

Du coup tu t’es mis à photographier dans les écoles.

P.-E. W. – Encore une fois, mon travail photographique suit les évolutions de ma vie. Moi-même enfant, j’ai été à Bretonneau (école animée par des militants du GFEN Paris 20 e, dans les années 1970, comme l’école Vitruve, seule rescapée de cette aventure, Ndlr) ; c’était une école expérimentale, mais je ne m’en rendais pas compte. Puis mon père est parti à Lille alors j’avais des vacances décalées avec les Parisiens ; quand je revenais ici, je passais mes vacances en classe ! Je venais le matin et on me proposait de rentrer et de passer la journée là : une école ouverte avant l’heure ! Et ça m’a énormément marqué. Je me souviens aussi qu’il y avait des fichiers de travail, moi, j’y ai jamais touché, celui de lecture me paraissait mystérieux et ne m’intéressait pas.

Plus tard, à Arcueil, j’ai rencontré Lyne Rossi, chercheuse à l’EHESS spécialiste des questions de pédagogie alternatives, elle avait créé la crèche parentale Arc-en-Ciel puis elle a monté une école « autrement » en lien avec Bonaventure et le LAP. Au bout de deux ans ça a fermé pour des problèmes de locaux, depuis elle a monté une MECS (Maison d’enfants à caractère social, établissement social ou médico-social, spécialisé dans l’accueil temporaire de mineurs) dans le Morvan ; j’ai été éducateur là-bas quand j’ai arrêté la photo.
Après la crèche parentale, mes filles allant à l’École nouvelle d’Anthony, j’ai continué mes reportages sur l’enfance et fait beaucoup d’images sur cette école. Aujourd’hui, elles sont à la Source à Meudon, école inspirée des théories de Roger Cousinet [3].

Quels sont tes nouveaux projets ?

P.-E. W. – Dans cette logique de la chronique, je voudrais réaliser en photos un journal de voyage : je veux faire le tour de Paris dans le sens inverse des aiguilles de la montre, en suivant le périph, coté banlieue. C’est l’idée de frontière – une frontière qui n’existe pas – de jonction, de limite, du dedans/dehors qui m’intéresse. Cette idée m’est venue quand je n’habitais plus à Paris et que c’était mon rêve d’y retourner. Je ne veux pas sombrer dans une vision passéiste. On ne fait plus du Doisneau aujourd’hui. C’est une écriture de pérégrination urbaine. Ce qui m’intéresse maintenant c’est des histoires de gens, l’écriture prend de plus en plus de place. Mais quand tu tiens un stylo, tu peux changer les noms, alors que la photo ça fige, il faut réfléchir à trouver des mises à distances, à décaler par exemple la prise de vue et la diffusion de l’image.

Un parcours qui te conduit des actions et des manifs à la salle de classe puis au quotidien ?

P.-E. W. – Oui, de la rue vers le local, c’est peut-être un peu le parcours d’une génération. Ça explique aussi le peu de visibilité actuelle du militantisme qu’il faut lier avec le vieillissement d’une génération qui a des enfants ; entre 25 et 45 ans, y a plus grand monde…

Ado, j’avais des grandes idées et plus le temps passe plus je vais vers les individus. Aujourd’hui, je travaille avec des enfants autistes. Mes reportages ne sont plus politiques mais centrés sur l’individu. ■


[11. Miguel Benasayag, né à Buenos Aires, est un philosophe et psychanalyste engagé, ancien résistant guévariste. Son dernier livre De l’engagement dans une époque obscure (avec Angélique Del Rey), est paru au Passager clandestin en 2011. Il a également travaillé avec RESF.

[22. Manifs détournant les slogans de la droite.

[33. Roger Cousinet (1881-1973). À partir de 1920, en tant qu’inspecteur, il instaure la méthode active dans sa région, et expérimente les principes de sa méthode de travail libre par groupes. Ces expériences sont mal vues par sa hiérarchie, en particulier quand Cousinet propose, à l’imitation de Léon Tolstoï, la parution d’une revue composée de textes d’enfants, L’Oiseau bleu.
Parallèlement il est, pendant toute cette période très actif dans le mouvement d’éducation nouvelle, participant et organisant des congrès, publiant ses travaux et ceux des autres pédagogues.
Après la Seconde Guerre mondiale, sa carrière d’inspecteur terminée, il enseigne la pédagogie à la Sorbonne. C’est à partir de cette époque qu’il rédige la plus grande partie de ses livres. En 1946, il crée avec François Chatelain l’École nouvelle de la Source à Meudon et l’association l’École nouvelle française.