Accueil > La revue > Les dossiers de N’Autre école > Les entretiens > «  Une éducation émancipatrice est une éducation de l’action par l’action  »

«  Une éducation émancipatrice est une éducation de l’action par l’action  »

entretien avec Philippe Geneste

dimanche 28 mars 2010, par Greg

Philippe Geneste, militant syndicaliste révolutionnaire, très impliqué dans les alternatives pédagogiques, est membre du comité de rédaction de la revue l’Émancipation syndicale et pédagogique. Il collabore également à la revue Marginales dont le dernier numéro est consacré à l’école. Il est l’auteur de Visages de la littérature prolétarienne contemporaine (Acratie, 1992) et de Politique, langue et enseignement, (éditions Yvan Davy, 1998). Pour notre camarade, la langue et l’école ne sont pas seulement des passions, mais des terrains de lutte.

N’AUTRE école - Qu’est-ce, pour toi, qu’une éducation «  émancipatrice  » ? Quel rôle jouent les pratiques et les mouvements pédagogiques dans ce projet émancipateur ?

Philippe Geneste — C’est une éducation qui oeuvre à l’émancipation. Et d’emblée nous sommes dans une problématique sociale large, à insertion historique et qui inclut la libération des forces propres de l’homme. Pas d’émancipation sans sujets en lutte pour elle  : l’émancipation est profondément mouvements créateurs d’une puissance d’agir, de penser, de connaître, d’être. L’humanité, la personne, les classes, émancipées, sont tributaires de l’accomplissement de ce mouvement. Elle est combat, mouvement, temps de gestation, d’éclosion. De nature historique et collective, l’émancipation est donc politique et sociale. Elle s’oppose aux mécanismes de l’aliénation et en cela, elle renvoie aussi à une dimension subjective qui, de la lutte quotidienne immédiate, circonscrite, contre le capital, «  transcroît  » en lutte générale pour un autre monde, d’autres rapports humains, une autre maîtrise de la nature, un autre point de vue sur l’enfance... L’émancipation suppose le travail de conscience du prolétariat en force sociale et implique le désir subjectif de changer le monde.
C’est pour ça que se réclamer d’une perspective d’émancipation, c’est se placer du point de vue de pratiques émancipatrices. Parce que c’est dans les pratiques et par les pratiques que se forgent des concepts, des conduites, des attitudes, un rapport aux autres, au monde, qui soient en position critique à l’égard de l’univers bourgeois et capitaliste qui nous entoure. C’est vrai bien sûr pour ce qui, dans l’enseignement, est fait en classe avec les élèves, mais c’est vrai aussi pour les enseignants comme pour tous les personnels de l’éducation. Une éducation émancipatrice est une éducation de l’action par l’action. C’est là que les mouvements pédagogiques peuvent jouer un rôle, parce que certains - je pense principalement à l’ICEM, le GFEN dans une bien moindre mesure - portent la flamme de l’élan coopératif du premier quart du xxe siècle. Mais, je voudrais ajouter, tout de suite, que les mouvements pédagogiques seuls resteront insuffisants. Il faut renouer le lien entre le syndicalisme révolutionnaire et les mouvements pédagogiques qui se situeraient du point de vue de l’émancipation du prolétariat. Cela ne peut se faire sans clarification des objectifs et des visées politiques dont chacun d’entre eux est porteur. Beaucoup se sont fait happer par le subventionnement étatique et en sont devenus prisonniers. C’est encore plus vrai de nombreux mouvements d’éducation populaire qui sont devenus des institutions.

En quoi une révolution éducative et pédagogique te semble-t-elle nécessaire ?

Ph.G. — Le système éducatif est en crise certaine. La massification ne correspond plus à ce que veut le pouvoir, les jeunes changent et la montée de l’individualisme a des effets multiples, dont la judiciarisation de l’espace éducatif. Un croisement de raisons font que les personnels s’alignent sur les volontés du pouvoir de filiariser les cursus scolaires et ce de plus en plus précocement. C’est un exemple pratique des processus régressifs à l’œuvre. Et l’on voit que l’école libérale n’est qu’un avatar de l’école capitaliste… je dis cela, parce que dans la lutte contre ces projets de la bourgeoisie, il est bon de ne pas entretenir la confusion… ce qui est le cas quand on lit la multitude de contributions contre l’école libérale. On y voit des positions réactionnaires républicanistes se mêler à des critiques d’ordre progressiste et d’autres révolutionnaires. Là encore il faut clarifier, sans cesse, à bien y regarder, il nous faut clarifier, pour combattre les idéologies régressives comme les idéologies conservatrices. ça aussi, c’est un signe d’une période de régression sociale en cours.
C’est là d’ailleurs que se place, à nouveau, la centralité des pratiques éducatives (pas seulement pédagogiques, mais éducatives). L’exigence des pratiques éclaircit vite les rangs des pseudo-critiques de l’école libérale ! Parle de pratiques coopératives, parle d’équipe éducative sans distinction de corps de métier, et tu verras qu’ils seront nombreux à tordre le nez voire à s’opposer à une telle perspective. Ceux d’entre nous qui ont tenté de mettre en place des projets éducatifs alternatifs, ceux qui ont réussi à passer sous toutes les fourches caudines, savent quelles forces réactionnaires il faut affronter. On en a fait l’expérience pour le «  collège-lycée d’action de coopération éducative  » qui a failli voir le jour à Miramont de Guyenne. Les plus acharnés contre la mise en place, c’était le rectorat et donc le recteur Boissinot, l’actuel directeur de cabinet de Ferry, allié avec le SNES local, départemental (du Lot-et-Garonne) et académique  ! ça a été une leçon de choses. Donc on ne peut pas se battre contre le système éducatif sans dire pour quelle alternative éducative on se bat.
S’il faut se battre pour un système public laïque d’enseignement, je pense aussi qu’il faut que le syndicalisme révolutionnaire ose porter concrètement la réalisation de ses conceptions. Au fond, ce n’est pas nouveau et ceux qui nous stigmatisent comme utopistes irréalistes ont bien peu de mémoire. En effet, toujours, le mouvement ouvrier a porté une alternative éducative et il l’a mise en place. Un bon exemple est celui des Bourses du travail. Une alternative éducative y était présente. ça a fait débat, Pelloutier, à l’époque, n’y était pas opposé. Toutes les Bourses ne comportaient pas d’éducation initiale primaire, mais certaines ont mis en place une telle alternative.
Nous vivons une période régressive. L’échec du 1er mai 2002 où ce jour historiquement syndical a été livré directement au politique, le syndicalisme disant son impossibilité à combattre sur son terrain le fascisme, puis la défaite historique de l’an passé sur les retraites, nous montrent que nous entrons dans une ère nouvelle d’agression du capital contre les prolétariats des pays industrialisés. Les luttes vont être défensives, principalement, mais même et surtout, quand on est dans des luttes défensives, il faut avoir une boussole de visée, un but auquel accrocher et les revendications les plus immédiates et les choix d’action. Il n’y a aucun raccourci.

Quelle place le syndicalisme peut-il prendre dans ce mouvement d’émancipation ?

Ph.G. — Oui, ça nous ramène à la question de la place du syndicalisme. C’est au syndicalisme, je le disais tout à l’heure avec l’exemple des Bourses, c’est au syndicalisme de construire une autonomie de classe du mouvement prolétarien. L’émancipation est mouvement, elle est donc visée, c’est-à-dire qu’elle assure le port et le transport d’une utopie : société égalitaire, sans classe, état aboli, êtres libres. Dès le départ le mouvement ouvrier a mis ses espoirs dans l’éducation ou plus exactement dans l’auto-éducation et c’est pourquoi l’émancipation passe toujours par une réflexion sur l’éducation. Mais ce travail de réflexion et d’élaboration doit se mener à l’intérieur du syndicalisme. évidemment, ça veut dire qu’on porte une conception du syndicalisme qui allie le retour à des fondamentaux mais aussi qui s’oppose aux différents avatars du syndicalisme de service, de gouvernement ou d’accompagnement du Capital. Là aussi, il y a une rupture nette à accomplir. ça peut passer par un militantisme de tendance dans des organisations syndicales réformistes, ou de courants si les tendances ne sont pas reconnues, ça peut être porté par un syndicalisme anarcho-syndicaliste autonome, ça peut être dans le cadre d’un syndicalisme de classe ou de lutte proche du syndicalisme révolutionnaire. En tout cas, on a à réfléchir sur comment on construit un syndicalisme horizontal aujourd’hui, rassemblant l’ensemble des corps de métiers, mais aussi les intérimaires, les précaires, ces travailleurs et travailleuses sans métier fixe, et donc, aussi, les mis au chômage. Bref, quelle serait aujourd’hui la structure la mieux adaptée à faire avancer ce syndicalisme-là qui se pose à la racine de toutes les organisations syndicales en quelque sorte.
On ne peut pas penser porter un projet éducatif alternatif si on ne porte pas, en même temps, un autre projet syndical, le projet d’un syndicalisme horizontal (je n’emploie pas exprès le terme interprofessionnel qui est employé à tant de sauces depuis le printemps 2003 qu’il finit par dire des choses contradictoires, alors je l’évite). Dire cela, c’est commencer à répondre à la question qui suit.

Comment construire les indispensables passerelles entre les mouvements syndicaux, pédagogiques et tous les militants qui veulent transformer l’école ? Quelle place pourrait tenir une revue comme la nôtre dans ces convergences ?

Ph.G. — Je ne me prononce pas, évidemment sur ce que devrait être N’AUTRE école. En revanche, les passerelles se feront par la confrontation. Mais les meilleures confrontations sont celles qui s’opèrent entre pratiques, dans des pratiques, sur le terrain de luttes. Il y a un creuset : c’est le syndicalisme révolutionnaire, c’est-à-dire le syndicalisme qui se donne pour tâche l’émancipation des prolétaires par leur auto-organisation et donc leur auto-éducation. Un syndicalisme, pour presque paraphraser les termes de la Charte d’Amiens, qui regroupe les prolétaires conscient(e)s des luttes à mener pour la disparition du salariat et du patronat dans une unité organique horizontale...

Quelles revendications peut-on proposer aux collègues pour commencer dès aujourd’hui à transformer l’école ?

Ph.G. — La question centrale est double. D’une part, se battre contre le renforcement des filières au collège. ça veut dire se battre contre un enseignement professionnel qui débuterait avant la fin de l’actuel lycée. Il me semble que l’enjeu est de mobiliser sur un projet d’éducation polyvalente et polytechnique pour tous et toutes jusqu’à l’actuelle fin du lycée. C’est une revendication contre la sélection sociale à l’école. Se battre pour des établissements secondaires de petite taille. Et puisque nous nous revendiquons de la coopération, disons, clairement, qu’au delà de 160, 170 élèves, c’est très difficile de travailler de manière coopérative, de permettre aux élèves de faire l’apprentissage de la démocratie directe, et donc de former l’ensemble des jeunes à l’esprit critique et à son exercice.
Se battre contre les notes, dispositif essentiel de l’idéologie hiérarchiste et de sa reproduction à l’école. ça veut dire, explorer d’autres voies, plus rigoureuses d’évaluation.
Se battre contre le dispositif du regroupement des élèves par classe. La classe, par classe d’âge, c’est le plus sûr moyen pour ne pas suivre les élèves, pour créer une uniformisation des scolarités qui excluent des masses entières de gamins et gamines. Et cela au primaire comme dans le secondaire. C’est là que prendrait sens une revendication du travail en équipe. C’est là que prendrait sens le terme de cycle en primaire, qui n’est actuellement qu’un mot vide de réalité pédagogique. Et puisqu’on parle de travail en équipe, il faut revendiquer le corps unique de l’ensemble des travailleurs et travailleuses de l’éducation. Si on refuse de porter cette revendication, il est facile de juger du degré de sincérité des déclarations en faveur de l’égalité, d’une école égalitaire : comment une école inégalitaire dans le fonctionnement même de ses personnels serait-elle apte à créer des désirs d’égalité, à éduquer à l’égalité  ? Les tartuffes doivent être dénoncés. Un autre critère où se révèlent les tartuffes, c’est la question des personnels précaires. Comment un fonctionnaire peut-il assumer de ne pas revendiquer un même statut de travail pour des collègues  ? C’est le minimum de la dignité au travail que de se battre pour la titularisation sans condition de concours de l’ensemble des non-titulaires employés par la boîte d’état qui a nom éducation nationale.
On parle du rôle d’intégration de l’école ; parlons-en ! Comment, d’abord, des enseignants mono-culturels (les fonctionnaires sont français, uniquement français, c’est un critère de leur recrutement) pourraient-ils être un exemple de la nécessaire éducation au multiculturel  ? Plus encore, comment ne pas revendiquer la titularisation sans condition de nationalité de tous les personnels précaires et non titulaires  ?
On parle de l’importance de l’interdisciplinarité  : oui, c’est juste, revendiquons, donc, la nécessité de l’intégration des heures de concertation dans les emplois du temps des enseignants mais aussi des personnels ATOSS qui doivent être intégrés aux équipes éducatives. Le blabla sur le respect à l’école devrait commencer par la reconnaissance du rôle de tous et toutes dans l’éducation. ça renvoie, aussi, à la question de la formation des personnels d’éducation (enseignants, etc.).
Enfin, l’individualisation est devenu un maître-mot dans la bouche des décideurs. Sauf qu’ils empêchent un suivi personnalisé des élèves par tous les dispositifs de reproduction sociale que nous avons cités (il y en a d’autres, bien sûr). Il faut dénoncer l’individualisation généralisée qui est un autre nom de l’uniformisation bourgeoise des esprits par l’atomisation des êtres.
Je déborde, mais je voudrais dire, que la «  Validation des acquis de l’expérience  » (VAE) liée à la loi sur le dialogue social et la formation professionnelle, montre que le prolétariat manque cruellement d’armes constructives pour se battre. Ce n’est pas de négociateurs dont le syndicalisme a besoin, c’est de militant(e)s qui prennent en main leur avenir et collectivement  : dire ça, c’est déjà prendre à contre-pied la VAE…