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« Façons de parler »

samedi 18 janvier 2014, par Greg

Un élève de 6 e s’approche timidement alors que le principal et moi sommes en train de tenir
une conversation dans un couloir ; l’enfant n’a pas l’air bien, mais attend sagement.
Je regarde dans sa direction, alors le principal : « Tu ne vois pas qu’on est en train de parler ? »
L’élève : « Excusez-moi, Monsieur, je me suis fait mal… » « L’infirmerie, tu connais pas ? ».
C’est un exemple, un exemple représentatif je pense, car le principal en question n’est pas une caricature.

« Jamais vous pouvez vous mettre en rangs ? » « T’as bien sûr oublié ton carnet ! » « Tu crois que je suis là pour écouter tes pleurnicheries ? » « Mais j’en ai marre ! » etc. On pourrait en remplir la page, et ce CPE est sensible à la difficulté scolaire, ouverte au dialogue entre élèves, là aussi, tout sauf une caricature.

Ce n’est pas propre au collège, même si ça y est sans doute plus marqué. Dans une école maternelle, un gamin qui n’arrive pas à somnoler durant la sieste est amené à la directrice (très investie, en pointe sur des projets culturels d’envergure, pas caractérielle) : comme il pleurniche, elle se met à hurler (pas à crier, à hurler) au point que le gamin se recroqueville et effectivement se réfugie dans le sommeil ; triomphante, elle se tourne vers moi : « Vous voyez, ça marche ! »

Silence, on gueule : une question de classe ?

Deuxième remarque, plus lourde : cette attitude n’est jamais évoquée dans la presse pédagogique, et je ne pense pas qu’elle le soit beaucoup dans les « livres-pour-parents », dans les livres de conseils psy sur l’éducation et autre littérature. Mais c’est quand même assez conscient dans les milieux enseignants : « Si tu ne marques pas les limites dès le début, tu te fais bouffer », et les limites, pour beaucoup, c’est, en plus de la sanction sèche d’entrée, la gueulante. Ce style a une origine, clairement militaire. On le voit a contrario dans un pays où le hurlement militaire et politique a laissé de tels souvenirs qu’on n’ose plus l’employer à l’école (l’Allemagne) au grand dam des nostalgiques de la Prügelpädagoggik (apprentissage à la baguette).

Une autre origine aussi, sociale : le ton de commandement est celui que l’on adresse aux inférieurs. Et dans nombre de familles populaires, ce ton est repris – un véritable habitus de classe, on reprend les manières que l’on subit de la part des chefs (plus le métier est au bas de l’échelle sociale), de ses parents, etc.

Mais ça change : dans nos pays, si les rapports de domination restent, le changement d’activités (de plus en plus tertiaires), la proportion croissante de femmes à (presque) tous les étages de l’échelle sociale, les tendances de fond de « civilisation » qui font évoluer les comportements depuis le xvi e siècle 1 font de la gueulante, comme de l’ensemble des violences 2 quelque chose de plus en plus étrange quoique persistant.

Sur le plan scolaire, l’apparition et la diffusion (avec l’habituel retard français) des thématiques du « bien-être » et de la « bienveillance éducative » rejoignent des pratiques éducatives, encore très minoritaires même quand elles sont très rodées, des mouvements pédagogiques : conseils coopératifs et « quoi de neuf ? » où l’on s’exprime librement, messages clairs et médiation entre pairs ; ces pratiques sont généralement vues sous leur angle « démocratique » (c’est sous cet aspect que N’Autre école en a souvent parlé), là c’est leur aspect « apaisant » qui est valorisé, parfois en lien avec des activités d’expression scolaires ou périscolaires. On parle, on se parle, à voix audible mais sans hurler, en critiquant librement mais sans se moquer, en égalité de respect entre adulte(s) et enfants. Quelles que soient les inspirations (démocratie égalitaire à l’école ou communication non-violente), les méthodes sont liées à des représentations des enfants et des relations humaines qui sont à l’opposé du commandement.

Ces tendances font l’objet de soupçons et de critiques venant de tous côtés : certains peuvent objecter que l’accent mis sur le bien-être permet d’évacuer les raisons sociales et pédagogiques de l’échec scolaire : il est clair que si le sentiment d’impuissance, l’idée que tout est joué d’avance convainc nombre d’élèves que « ça ne sert à rien », un comportement correct et des règles de communication ouvertes et dignes ne renverseront pas la balance ; si d’autre part les langues d’apprentissage semblent lointaines, voire étrangères, aux enfants des classes populaires parce constamment enrobées d’implicite, le sourire ou les tentatives de dialogue n’y changeront rien. De ce point de vue, l’impératif du « changement de paradigme éducatif » qu’appelle Jacques Bernardin 3 reste premier.

Faut-il pour autant hausser les épaules et penser qu’ « avec eux, il n’y a que l’ordre simple et net qui marche » ? C’est ce que pense une sociologue africaine-américaine engagée, Lisa Delpit : elle explique qu’il faut que l’autorité de l’enseignant soit nettement affirmée, et à l’école, comme l’autorité parentale l’est dans les familles populaires noires : « Tu vas prendre ton bain ! » et non « Tu ne penses pas que c’est l’heure de prendre le bain ? » comme c’est le cas dans les familles middle class 4. Vision de classe contre mièvrerie petite-bourgeoise 5 ou bon vieil autoritarisme enveloppé dans un manteau social ? Ces affirmations rejoignent des positions pédagogiques qui seraient en France celles de J.-P. Terrail. Elles représentent en tout cas une interpellation redondante.

À l’opposé, d’autres spécialistes américaines de l’éducation dénoncent le mélange de centration sur les tests et de style d’enseignement autoritaire (cf. extraits d’Alfie Kohn en encart). Et qui dit style d’enseignement autoritaire dit coups de gueule…

Difficile de séparer ces questions de communication des autres questions éducatives : la pédagogie, la politique, la société sont présents tout au long de ces débats. À nous d’explorer, sans tout confondre mais en reliant, ce continent noir de l’autoritarisme et de la violence verbale, pour les faire reculer. ■

Jean-Pierre Fournier, N’Autre école

1. Voir les travaux de Norbert Elias.

2. En baisse constante dans les pays riches. Pour les vingt dernières années, voir l’article que le numéro de novembre de Sciences humaines consacre à ce sujet ; pour le plus long terme, sociologues et historiens abondent.

3. Le remarquable et récent
« Le rapport à l’école des enfants
de milieux populaires », chroniqué dans ce numéro.

4. The silenced dialogue, p. 289.

5. On peut avoir cette impression en allant sur le site Faber-Mazlich http://www.fabermazlish.com

Comment la réforme de l’éducation
piège les enfants pauvres, Alfie Kohn, 2011 (extraits).

On n’a généralement pas prêté beaucoup d’attention à ce qui se passe dans les classes – les façons d’enseigner et d’apprendre – dans les quartiers à faibles revenus. […]

En 1991, Martin Haberman évoquait une « pédagogie de la pau­vreté ». Se fondant sur ses observations dans des milliers de classes des centres-ville* il décrivait la routine très contrôlée avec laquelle le professeur dispense une information factuelle et la contrôle, préconise le travail assis et punit le non-accomplissement de la tâche ; dans ce régime, on peut « réussir » sans être impliqué ni être réfléchi et c’est complètement différent de l’ensemble questionnement-découverte-discussion et travail de groupe qui est beaucoup plus fréquent – quoique non général – chez les élèves des banlieues aisées et des écoles privées. Vingt ans plus tard, rien n’a changé sinon en pire.
[…] Il n’y a pas que la pédagogie, le contrôle militaire du comportement est devenu la règle, avec des humiliations publiques en cas de non-effectuation des tâches et un système de récompenses qui rappellent les programmes développés dans les prisons ou les hôpitaux psychiatriques, précise un autre spécialiste, J. Pozol. Les enfants des banlieues aisées apprennent à penser et à interroger la réalité, alors que ceux des centres pauvres sont entraînés à dire oui sans réfléchir.

* On sait qu’à l’inverse du Vieux continent, les quartiers pauvres sont souvent situés au centre des métropoles, et que les milieux plus aisés vivent dans des banlieues résidentielles.