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Édito du n° 37

samedi 18 janvier 2014, par Greg

« Ma come si parlà ? » (Mais comment tu parles ?)

Cette mère gambienne va avoir ses papiers, et espère ainsi pouvoir demander un relogement au sortir du taudis qu’on nomme « hôtel social ». Elle comprend bien le français, le parle assez bien mais avec effort, ses enfants sont scolarisés. Elle-même n’est pas allée à l’école et ne parle donc pas anglais – langue officielle de la Gambie – en plus de sa langue d’origine, elle maîtrise par contre l’arabe coranique, en musulmane militante qu’elle est. Cordiale mais plutôt réservée, je la vois subitement, au cours de cette réunion, se transformer, devenir rayonnante et prolixe : c’est qu’une autre mère d’élève venue en soutien est espagnole et lui parle la langue de ce pays où elle a vécu plus de vingt ans. Plaisir de la langue, de la langue dans laquelle elle se sent le plus à l’aise, de sa langue finalement.

Autre sans-papiers, à la préfecture cette fois. Le fonctionnaire : « Quelle est votre activité professionnelle ? » Suivi du commentaire en aparté « Je ne prononcerai pas le mot magique : “quel est votre emploi ?” » Mutisme évidemment de ce père d’élève interrogé et noué d’anxiété qui comprend parfaitement le mot « travail » mais ne maîtrise pas toutes les nuances de la langue.

Ce numéro reprend ces questions de langue-plaisir (« La langue dans tous les sens »), de langue-obstacle (« Les dragons de la préfecture », « Langue française contre immigration »), de langue-conflit (articles sur l’enseignement de l’arabe, lettre ouverte de Bousso Dramé, sur le choix ou le refus de l’anglais, sur les langues régionales) ou de langue-lien (Les papothèques, Dulala, deux expériences en classes d’accueil) à propos des langues dites étrangères. Mais aussi à partir de ces langues dans la langue : oral/écrit, langues populaires/langues de l’école, langue intérieure, langue intime/langue de communication, langue du récit et de l’imaginaire (trois articles sur les contes en direction des élèves des classes populaires), parole hurlée ou volontairement incompréhensible/parole bienveillante dans le champ directement scolaire (troisième partie) ou dans ses usages adultes-enfants.

On goûtera également, au fil du numéro, les réflexions originales de ces militants qui parlent aux autres plutôt qu’à leur miroir comme c’est souvent le cas.

Passant des langues elles-mêmes à leurs doubles ou à leur support, nous voilà invités à passer de la planète langues, déjà singulièrement complexe, à la galaxie langages : langues hors langues (l’art, le dessin – merci à Yves Giroud qui illustre ce numéro), langages qui traduisent les langues spécialisées de l’école (Line Audin), voire langages qui sont des codes entre le réel et nous (langage scientifique, et notamment celui des statistiques), posant la question de l’adéquation de ce terme pour les champs de connaissance (« Les maths ne sont pas un langage »).

Dans sa profusion et ses limites (bon nombre d’articles seront publiés dans des numéros ultérieurs, tant le thème est riche et a occasionné de contributions), ce numéro se veut partage (La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute, disait Montaigne) mais aussi recherche et exigence : dans un monde où se multiplient les langues de bois (« Les petits cailloux »), nous avons à reposer la question de Moretti (« Mais comment tu parles ? ») qui donne son titre à cet édito. Pour que la maîtrise de la langue soit autre chose qu’un intitulé officiel, pour qu’elle soit aussi un élément fondamental du pouvoir d’agir.
Et notre respectueux (mais oui !) et fraternel salut à Alain Rey, qui n’est pas seulement le lexicographe incontesté que l’on sait et certainement l’auteur le plus consulté en France (Petit Robert), mais aussi l’auteur de chroniques délicieusement impertinentes dans le Magazine littéraire : nous le remercions de nous avoir permis d’en publier une. ■

Jean-Pierre Fournier, N’Autre école, coordonnateur de ce numéro.