À l’heure de la réforme de la représentativité, il nous a semblé opportun de revenir sur cette fameuse représentativité. Quelle est-elle ? Qu’induit-elle ? La possibilité de discuter, contester, vivre au sein de son entreprise va-t-elle changer ? Aujourd’hui, le gouvernement veut à nouveau définir quel syndicat peut exister dans l’entreprise et lequel ne peut pas. Si, pour la CNT, c’est aux travailleurs de choisir comment ils veulent s’organiser, la répression nous oblige aussi à prendre en compte le cadre juridique, pour qu’un travailleur syndicaliste ne soit pas synonyme d’un travailleur licencié.
Si cette réforme est importante pour tous les travailleurs, et donc pour la CNT, elle est également déterminante dans la lecture du nouvel équilibre social que souhaite instaurer le gouvernement. L’évolution de l’entreprise précurseur des évolutions de la République ? Certainement. C’est-à-dire entre autres une République « respectant les critères républicains ». Et quid de ceux qui pensent que cette République, fondée sur une démocratie indirecte, n’est autre, justement, qu’une dictature camouflée ? Quid de toutes formes de pensées révolutionnaires ? Une loi sur la représentativité qui musèle toutes formes de réflexion sur le fond des problèmes, voici ce que nous impose le gouvernement.
Avant la réforme
Le cadre, c’est la représentativité et donc, pour nous, cela signifie la possibilité de créer une section syndicale dans l’entreprise, conquête de mai 68. Le délégué syndical a le pouvoir de négociation, mais il est désigné et révocable par le syndicat, et donc convient assez bien à une organisation anarcho-syndicaliste comme l’est la CNT. Utiliser le cadre légal, obtenir la représentativité, ne signifie pas nécessairement se confondre dans des compromis finissant par vider le syndicalisme de sa combativité. C’est pourquoi, dans les 15 jours suivant la désignation d’un délégué syndical CNT, nous avons bien souvent été attaqués en justice par le patron, et même par d’autres syndicats, qui contestaient notre représentativité.
Jusqu’à aujourd’hui, seuls CFDT, CFTC, CGT, CGC et FO étaient présumés représentatifs et ne pouvaient être contestés, même avec un seul adhérent. Pour les autres comme la CNT, il fallait, si la désignation du délégué syndical était contestée (par le patron ou par un syndicat « représentatif » !), prouver sa représentativité en remplissant des critères déterminés après guerre : les effectifs, l’indépendance, les cotisations, l’expérience et l’ancienneté du syndicat, l’attitude patriotique pendant l’occupation, et l’audience liée aux résultats aux élections professionnelles, qui va devenir déterminante dans la réforme.
Un cadre considérablement modifié avec la réforme
Le gouvernement Chirac-Villepin, puis leurs successeurs sarkozystes, ont entrepris de chambouler ce système en lançant des négociations dans lesquelles chaque syndicat s’est engouffré en mettant en avant le critère qui les arrangeait : les élections prud’homales et la fonction publique pour SUD, la sécu pour FO, les cotisations et l’activité pour la CFTC… Mais tous se sont fait coiffer au poteau par la CFDT et la CGT qui ont rédigé avec le MEDEF et la CGPME la « position commune » servant de base à cette nouvelle loi. Elle y définit les nouveaux critères de la représentativité : le respect des valeurs républicaines ; l’indépendance ; la transparence financière ; deux ans d’ancienneté dans le champ professionnel et géographique couvrant l’entreprise ; l’audience ; l’influence, prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience ; les effectifs et les cotisations.
Le critère de respect des valeurs républicaines est ambigu : on ne sait pas s’il s’agit d’un respect philosophique, d’idée de liberté, de tolérance, ce qui était le cas dans les projets de loi, ou d’un respect de l’ordre social actuel, ce qui risquerait d’éliminer la CNT du paysage syndical français. La loi ne le précise finalement pas, et ce sera aux juges de statuer.
Le critère de la transparence financière va obliger les syndicats CNT à être plus carrés sur la trésorerie et à bien voter les comptes en AG chaque année. Quant à « l’audience », c’est-à-dire les résultats électoraux, c’est le critère clé dans la réforme : pour être représentatif dans l’entreprise, la section syndicale doit remplir les autres critères et obtenir 10 % au premier tour des élections des membres titulaires du comité d’entreprise, ou à défaut des délégués du personnel. Au niveau de la branche, il faut réaliser en moyenne 8 % des résultats compilés dans la branche et avoir une « implantation territoriale équilibrée ». Au niveau interprofessionnel, il faut 8 % des résultats de toutes les entreprises, et être représentatif dans des branches de l’industrie, de la construction, du commerce et des services.
Dans l’entreprise, le délégué syndical doit être nommé parmi les candidats au premier tour qui ont recueilli au moins 10 % des voix. L’autonomie de la section syndicale en prend un sacré coup, puisqu’elle ne peut plus choisir librement son délégué syndical. Les règles de la négociation sont également modifiées : un accord entre organisation syndicale et patronale, pour être valable, doit être signé par des syndicats totalisant 30 % des voix, et ne pas faire l’objet d’une opposition de syndicats totalisant plus de 50 % des voix.
Mise à part la place centrale donnée aux élections, une innovation majeure de la réforme est le nouveau mandat de représentant de la section syndicale. Avec ce nouveau mandat, la section peut être constituée immédiatement (avec au moins deux adhérents, l’indépendance, les deux ans d’ancienneté et le respect des valeurs républicaines), ce qui donne la possibilité de se développer en pouvant tracter, afficher, etc., avec un délégué syndical protégé bien qu’il ne puisse pas négocier. Lors de l’élection qui suit, soit la section obtient la représentativité, soit le représentant syndical perd son mandat et ne peut être renommé jusqu’à six mois avant les élections suivantes (qui sont maintenant généralement tous les quatre ans).
Cette réforme est votée et sera publiée vraisemblablement en août. Dans les branches et au niveau interprofessionnel, les comptes seront fait d’ici cinq ans, et en attendant le « club des cinq » représentatifs demeure. Dans les entreprises, les délégués actuels, qu’ils soient DS, DP, CE, demeurent jusqu’aux prochaines élections qui devront mettre en œuvre la réforme. En attendant des représentants de section syndicale pourront être désignés par les syndicats non « représentatifs ».
Une nouvelle étape d’intégration du syndicalisme
Comme s’en réclamaient certains syndicats, l’effet est que d’ici cinq ans, le « club des cinq » sera mort, et tous les syndicats seront techniquement sur un pied d’égalité (même s’ils restent beaucoup moins égaux devant la répression !). On peut spéculer beaucoup sur les recompositions du pouvoir syndical que cette réforme va engendrer, avec par exemple l’UNSA qui parle déjà de s’allier avec la CGC. La CFDT et la CGT vont évidemment s’imposer vis-à-vis des syndicats plus faibles, et c’était bien leur but. Mais on peut aussi critiquer l’attitude d’organisations sociales qui acceptent que l’État viennent fouiller dans leurs comptes (ni les comptes, ni la représentativité du patronat ne sont concernés par la réforme), choisir qui est représentatif ou pas, et même choisir à leur place le délégué syndical (dont la désignation avant était libre et qui maintenant doit être un candidat ayant fait 10 % aux élections).
Il faut surtout s’inquiéter chaque fois que l’État vient réglementer l’action de ceux qui sont censés lui résister et que normalement il matraque. Avant tout, cette réforme a pour but de rénover la bureaucratie syndicale afin de la rendre plus légitime, et plus à même d’accompagner la régression sociale à tous les niveaux de négociations, puisque de plus en plus les accords sont dérogatoires et régressifs. Le but est d’éviter les soubresauts comme ceux de 1995 ou 2006, et de domestiquer une classe de représentants syndicaux, professionnels, coupés de la base, et donner à la « masse » le sentiment qu’on travaille pour elle et qu’elle peut dormir tranquille, ou bien être dégoûtée des syndicats quand elle se rend compte qu’elle a été roulée.
En somme, cette réforme, qui base la représentativité sur les élections, vise à rendre les travailleurs aussi passifs que les 60 millions qui agissent politiquement un quart d’heure tous les cinq ans en se rendant dans les bureaux de vote.
Pour le mouvement syndical, c’est un nouveau piège, mais quelles que soient les institutions mises en place pour dominer les exploités, c’est dans son action propre et dans son organisation indépendante qu’il peut devenir une force. Pour la CNT, ce nouveau cadre juridique ne peut être ignoré, et même si sa stratégie de développement est liée à bien d’autres enjeux déterminants pour les travailleurs, elle va devoir prendre en compte ce nouveau cadre juridique, examiner ses avantages et ses inconvénients, et choisir l’attitude qui lui permettra au mieux de se développer mais sans s’écarter de la pratique qui la fonde : l’action directe, la lutte autonome des travailleurs contre l’État, le patronat, et contre toute bureaucratie.
Luté Cévivre Santé social CT RP