À tous les tenants de l’orthodoxie révolutionnaire, il faudrait imposer la lecture de Camarade Kisliakov. Et pas qu’aux bolchéviques ! N’importe quel léniniste, n’importe quel autoritaire, n’importe qui croyant détenir LA clé... Est-ce à dire que Panteleïemon Romanov était libertaire, vantait la cause anarchiste ? Que nenni (et des orthodoxes, il y en a aussi chez nous, tout aussi arrogants et stupides que dans les autres doctrines politiques) ! Non, Romanov ne venait pas socialement de la classe exploitée, mais sympathisait totalement avec elle. Par contre, il déplorait l’absence de finesse d’esprit chez les doctrinaires de la Révolution, cet anti-intellectualisme primaire qui continue de nos jours encore à assimiler intellectuels et bourgeois, comme si était déniée au prolétaire la capacité de débattre d’idées ou celle d’avoir de la culture, quand ce n’est pas du goût. Se remplir la tête, c’est bourgeois ? Ah. Se poser des questions existentielles, c’est appartenir à la classe dominante ? Ouais ouais ouais. La « démocratisation » de la culture, qu’elle soit obligée par la dite Révolution ou, dans un autre style, par la consommation du masse du libéralisme, ne servira à rien tant qu’elle viendra d’en haut, qu’elle aura été décidée par un bureaucrate ou un technocrate (et peu importe s’il est en bleu de travail ou en chemise-cravate) - disons plutôt que si, elle servira à quelque chose : légitimer l’ordre établi. Si on veut qu’elle serve l’émancipation individuelle et collective, il faudra aller la chercher tout seul, l’acquérir à la force du poignet, par soi-même.
« (…) lorsque la révolution arriva, ses héros, en dépit de l’idéologie de l’intelligentsia, troquèrent la mort et l’image du combattant souffrant contre le désir de vivre et d’agir ; ils n’étaient pas pressés de se sacrifier avec les mots appropriés à la bouche. Ils commencèrent même à oppresser à leur tour ceux qui, selon cette même idéologie, devaient bénéficier d’une totale liberté indépendamment de leur classe et de leurs convictions. D’ailleurs, sous le nouveau régime, la place de l’individu en tant que tel ne fut absolument pas celle escomptée. Après quoi commencèrent des histoires pas du tout agréables.
Le peuple, ce prolétariat si touchant et beau tant qu’il subissait la violence des autres classes, cessa d’être touchant et beau lorsqu’il se mit lui-même à exercer sa violence contre ces classes et à affirmer son existence de la manière la plus directe en exhibant sa chemise russe et ses bottes dans toutes les institutions et en y occupant des postes. » Hyppolite Grigorievitch Kisliakov, conservateur de musée, se voit confronté à la prolétarisation forcée du personnel et par-là même à la perte d’ambitions du musée autres que de servir d’illustration à la Révolution prolétarienne. Ce faisant, son couple se délite, il renie plus ou moins de bonne grâce les valeurs de son rang social d’origine, fait ce qu’il faut pour sauver sa peau en ayant conscience de ne pas agir de manière adéquate avec le respect de l’intégrité, de la profondeur des questions globales qu’il se posait avant. Mais Panteleïemon Romanov, c’est là sa grande force, ne sombre jamais dans le manichéisme primaire qui sied si ben à quiconque affirme une position politique tranchée : son talent littéraire nous fait faire des détours par le burlesque ou le reportage social. Gardons-nous donc d’une lecture par trop idéologique et savourons le mordant de cette critique politique romancée !
Bastien (SIPMCS)
Camarade Kisliakov - Trois paires de bas de soie
Panteleïemon Romanov, Héros-Limite, Genève, 2013