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Une école pour... « rééduquer » le peuple ? [Version intégrale]

samedi 10 novembre 2012, par Greg

Nous vous proposons ici la version intégrale de l’article de Pierre Badiou

Quelle école ?

Les gens n’aiment pas penser.

C’est qu’ils ont peur de se tromper.

Penser, c’est aller d’erreur en erreur.

Alain

Afin d’affermir leurs pouvoirs économique et politique, les classes dominantes ont recours à une domination symbolique dont le rôle est d’« amener les dominés à percevoir et à décrire les choses comme ceux qui occupent des positions dominantes ont intérêt à ce qu’ils les voient et les décrivent1. » Et les acceptent.

C’est pourquoi ils ont toujours veillé à garder la haute main sur l’éducation dont la fonction idéologique consiste à légitimer et confirmer l’ordre établi. Notre école publique, créée par Jules Ferry, grand ministre de la bourgeoisie, répond parfaitement à ce projet. Habilement, on l’a présentée comme « l’école du peuple » alors qu’en réalité il s’agit d’une école « pour le peuple » destinée à modeler des esprits conformes

Cette confusion savamment entretenue, l’idée reçue de sa « naturelle neutralité » - que nous avons parfaitement intériorisée - et la relative réussite du travail de scolarisation rendent malaisée toute tentative d’examen critique de sa fonction idéologique. Difficulté accentuée aujourd’hui par les menaces de privatisation et de marchandisation qui suscitent un mouvement défensif indispensable, mais prioritaire et exclusif.2

Le rôle attribué à tout système éducatif est, pour l’essentiel, de transmettre un patrimoine défini officiellement : des concepts, des valeurs, des croyances, des connaissances, des savoir-faire, des œuvres... dans le but de former – dans le sens originel de « donner la forme à », « façonner » - des individus, afin de permettre leur parfaite insertion au sein d’une système dont ils finiront par trouver l’organisation et le fonctionnement des plus rationnels, puisque répondant aux principes qui gouvernent leur propre communauté, principes qu’ils ont déjà partiellement intégrés.

Observons d’abord qu’il est un paradigme qui régit depuis fort longtemps le fonctionnement de nos sociétés : c’est le paradigme de domination, fondement des relations dominant/dominé. Ses racines plongent dans la nuit des temps et les pratiques courantes qu’il n’a cessé d’inspirer lui ont conféré une incontestable légitimité. A tel point qu’il nous est très difficile - impossible pour beaucoup - de mettre en cause son bien fondé, tant il semble naturel. Se sont ainsi imposées successivement ou simultanément la domination des sorciers « inspirés des dieux », puis des princes et des seigneurs, celle des clercs et des églises, du maître (propriétaire, patron, dirigeant, éducateur...), celle du père bien sûr, sans oublier celle du mâle.
L’école, fortement intégrée dans la société, ne saurait échapper à l’impératif de ce principe. Aussi, depuis toujours, exige-t-elle de l’élève la soumission au « maître » détenteur d’un savoir qu’il est chargé de transmettre à des « enseignés » en situation d’attente passive, dotés a priori d’un statut d’ignorant.

Or, la maîtrise d’un « savoir » place quiconque en situation de dominance vis-à-vis de celui à qui il l’impose. Cet acte, par lui-même, attribue à l’ignorant un statut de dominé et constitue ainsi une violence symbolique3. De plus, un savoir nouveau peut déstabiliser celui qui le reçoit car sa vision du monde s’en trouve obligatoirement modifiée - voire bouleversée - suscitant en lui la crainte de perdre son identité. On voit que la « transmission » des savoirs, loin d’être l’acte banal et inoffensif que l’on croit, exige mûre réflexion et maintes précautions.

D’autant plus qu’aujourd’hui, à l’image des mouvements d’émancipation des peuples naguère colonisés, des femmes longtemps soumises, se propage chez les jeunes, jusqu’alors placés sous tutelle, le refus d’une domination jugée très souvent abusive, voire illégitime. Si bien que l’attente passive de l’élève se transforme souvent en refus du savoir imposé et la soumission fait place à la contestation de l’autorité magistrale, conduisant à un affrontement enseignants/enseignés.

La violence des rejets est bien entendu fonction à la fois de la fragilité d’une formation (toujours au sens de donner forme) trop limitée encore dans le temps pour déjà porter ses fruits (particulièrement quand il s’agit d’une famille jugée « défaillante »), fonction aussi de la sensibilité à la domination subie. On comprend que les jeunes des quartiers dits « sensibles » soient ici en première ligne.

Toutefois, le rejet de cette forme de domination scolaire s’étend et touche à présent des milieux considérés habituellement « sans histoire » sans que l’institution soit à même de prendre conscience du paradigme qui l’emprisonne. Faute de pouvoir porter un regard nouveau sur des événements qui la déstabilisent, elle oscille entre une répression sans issue et une prévention moralisante et sans effet : le châtiment côtoie la « leçon d’instruction civique », à défaut d’interroger, entre autres, la pédagogie à l’œuvre et tout le dispositif qu’elle suppose.

Une école pour « éduquer » le peuple

Si l’on excepte les mesures de laïcisation, destinées à anéantir toute emprise de l’Eglise sur l’éducation, « l’école de Jules Ferry » a parfaitement assuré la continuité de l’existant4 - qu’elle n’a jamais contesté - tout en procédant à sa généralisation et en veillant à sa pérennité : sous des aménagements secondaires successifs, elle est restée fondamentalement la même tout au long du 20e siècle.
Dès le départ, l’agencement de ses structures, son fonctionnement et sa pédagogie répondent à un projet éminemment politique conçu par la bourgeoisie industrielle et moderniste de la fin du 19e siècle pour « clore l’ère des révolutions » : après des décennies de troubles révolutionnaires et de réaction, il s’agissait d’asseoir solidement une république bourgeoise adaptée à son temps et de favoriser le développement du capitalisme industriel5.

L’école sera donc chargée de former une main d’œuvre et des citoyens, en transmettant les savoirs jugés nécessaires et les valeurs qui devront inspirer des comportements conformes, indispensables à la bonne marche de cette société capitaliste : maintien de l’ordre, pérennisation des rapports de classe6…

Bien entendu, ce qui doit être transmis, ainsi que la façon de le transmettre, sont arrêtés par le (ou les) groupe(s) dominant(s), qui perpétuent de la sorte leur conception du monde et leur pouvoir. Les sacro-saints programmes sont imposés aux élèves sans qu’on juge utile de leur faire connaître les raisons des choix opérés ni bien sûr les justifier. Ne nous y trompons pas : l’école n’accueille pas l’enfant pour qu’il apprenne, mais pour lui permettre d’accumuler certains savoirs choisis, nécessaires à l’obtention de diplômes indispensables à son orientation, autrement dit à sa destinée sociale.

Ainsi seront sélectionnées des connaissances stérilisées par une pédagogie de la transmission : on enseigne des éléments isolés, découpés dans ce qu’on estime nécessaire de connaître, mais en se gardant bien de donner la clef de la production des savoirs. De cette façon, l’enfant ne pourra pas interroger la réalité présente en se demandant pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ; il n’apprendra pas à analyser les problèmes complexes qui se posent concrètement à la communauté et à lui-même.

Jean Foucambert établit une féconde distinction entre les savoirs (au pluriel) et le Savoir (au singulier). Selon lui, « il est clair qu’on se trouve là devant deux objets dont le lien est évident mais chacun de nature et de rôle totalement différents : l’un est processus de transformation et de dépassement, l’autre moyen de gestion et de reproduction. Tous deux garantissent la pérennité sociale, le premier parce qu’il ouvre l’avenir, les seconds parce qu’ils rendent possible le présent. Chacun naît de l’autre : le Savoir, des limites des savoirs et ceux-ci des inventions du premier. La question n’est pas de choisir l’un dans l’ignorance de l’autre : on ne saurait se passer des savoirs, mais ce n’est pas leur mise en œuvre qui transforme la situation dans laquelle ils sont conçus7. »

L’école, coupée de la vie quotidienne, se voit isolée dans un espace matériellement et symboliquement clos, qu’elle prétend vouloir préserver des noirceurs traumatisantes de la société. De la sorte, celle-ci n’est plus perçue que par le truchement des manuels. Un savoir livresque remplace l’analyse des situations réelles, dont celles vécues par les enfants.

Les conséquences ne sont pas minces. En effet, le faire semblant exigé par les activités scolaires, parce qu’il implique l’oubli momentané de ce qui est socialement vécu, n’est pas une disposition également répartie : généralement très tôt acquise par les enfants des classes privilégiées, grâce à des conditions sociales globalement favorables, elle constitue un sérieux handicap pour ceux dont la famille doit endurer une précarité permanente. Car l’esprit a besoin d’être libéré momentanément des contraintes matérielles et de toute urgence vitale susceptibles de paralyser l’effort de réflexion et de perturber le suivi d’une étude.

Dès lors, il conviendrait que des difficultés économiques et sociales, qui sont le lot de nombre d’élèves, leurs soucis quotidiens, leurs préoccupations d’adolescent(e)s, ce qui se vit intensément et parfois douloureusement, que toute cette violence sociale soit l’objet d’une prise de conscience collective, par la parole ou l’écrit, afin de permettre à ceux qui en souffrent de s’en délivrer momentanément. Ils auraient alors accès à l’univers du théorique, puisque la démarche abstraite exige des moments de loisir (lois- : être permis, donner la possibilité de), c’est à dire un éloignement temporaire des problèmes existentiels.

Il ne faut pas attendre, hélas, de l’institution scolaire la prise en compte de ces réalités, son objectif n’étant pas, bien qu’elle le prétende, la réussite de tous les enfants scolarisés. Nous verrons que ses structures et son fonctionnement sont, au contraire, parfaitement appropriés à l’exercice de la compétition et de la concurrence, du classement, de la hiérarchie. De plus, par précaution, elle choisit de dispenser à tous des connaissances prédigérées et estampillées qui ne risqueront pas de conduire plus tard l’adulte à s’interroger sur la société et sur le monde, à poser des questions sur le pourquoi des choses.

Ce choix, assumé implicitement par la collectivité, oblige à souligner qu’une pédagogie n’est pas un simple ensemble de techniques associées. Mais un tout d’ordre idéologique.

Ainsi, notre pédagogie officielle procède-t-elle de ce que l’on peut appeler le paradigme de la ligne droite (en totale cohérence avec la domination) parfaitement décelable dès le début de la scolarité avec l’enseignement de la combinatoire8 : bien suivre la ligne sans jamais la dépasser, reproduire le modèle, écouter sans rien dire, se soumettre aux ordres, pas d’initiative, encore moins de fantaisie, progresser selon des étapes prédéterminées qui découpent des tranches de savoir successives, les écarts sont condamnés, l’erreur (assimilée à la faute) sanctionnée... Ligne droite bien tracée, qui oriente une pédagogie du face à face où le maître « enseigne » en déversant, au même moment, un savoir planifié dans des têtes que l’on voudrait constamment attentives et toutes semblables.
La communication s’opère selon l’axe vertical, du maître à l’élève et vice versa, le retour permis n’étant que l’écho attendu de la parole autorisée. En dehors de la cour de récréation, les relations horizontales, plurielles et contradictoires, d’élèves à élèves et avec les adultes, sont absentes ou généralement très limitées, quand elles ne sont pas interdites.

On remarquera d’ailleurs que l’agencement de la classe ne favorise guère de telles relations. Le bureau du maître fait face à l’alignement des tables derrière lesquelles chaque élève, assis, doit se tenir immobile et sans empiéter sur les espaces voisins. L’horizon immédiat de chacun étant le dos d’un camarade, on reconnaîtra que rien dans cet aménagement traditionnel ne favorise les échanges. Et l’impératif : « On ne copie pas ! » souligne bien le caractère foncièrement individualiste de cet enseignement.

Ainsi tout cet ordonnancement ne pousse guère à confronter des opinions, à tenir compte de celles des autres, souvent divergentes. Comment dès lors peut-on apprendre à tolérer les différences, d’autant plus qu’un système hiérarchique impose le savoir et le pouvoir d’un seul ? Cette situation ne peut que nourrir une violence latente, toujours prête à éclater à la moindre occasion.

Des valeurs bien intégrées

Présentées comme universelles, les valeurs qui fondent ces pratiques traditionnelles s’inspirent du même paradigme. Elles participeront donc à la mise en ordre des esprits et guideront les comportements conformes.

La discipline, accompagnée d’une hiérarchie de sanctions, enseigne la soumission à la règle ou à la loi édictée par d’autres - transcendance qui permet de condamner sans appel toute contestation de l’ordre établi. L’individualisme et la compétition préparent à la concurrence de l’économie libérale et au chacun pour soi. L’écoute attentive et muette du maître apprend que la parole d’un supérieur est incontestable : respect et obéissance hiérarchiques. On condamne l’erreur qui devient une « faute », fille de l’indiscipline ou de l’insuffisance de travail, mais non la preuve d’une recherche conduite par un esprit curieux et avide de comprendre. Le mérite et ses récompenses prouvent qu’on n’a rien sans mal, selon l’adage bien connu. La mémoire et le par cœur définissent LE savoir, justifient les programmes sans cesse alourdis et jettent aux oubliettes l’acquisition des véritables outils de connaissance.

Le tout répond parfaitement à la nécessité de tenir en laisse un peuple trop prompt à se soulever - Jules Ferry se souvient de la Commune dont il a vu, dit-il, le « hideux drapeau rouge ».

Cet ensemble institutionnel constitue encore une violence symbolique légalisée qui verrouille la pensée, permettant ainsi que se perpétue l’orthodoxie du moment. Cette coercition est invisible par nature, et acceptée tant qu’elle est ressentie comme bénéfique et facteur de cohésion. Mais elle perd peu à peu de sa légitimité au fur et à mesure que les vieilles structures apparaissent inadaptées aux problèmes nouveaux. Perçue dès lors comme ringarde et sans objet, cette violence institutionnelle suscite l’opposition de plus en plus violente de ceux qui la subissent sans la comprendre et sans en tirer quelque bénéfice. Ces derniers rejettent les savoirs qu’on veut leur inculquer de force : on dira qu’ils ne sont pas doués pour les études. D’autres se les approprient et sont dès lors sélectionnés pour reconstituer des savoirs conformes à ceux qu’ils ont si bien assimilés. Ainsi se consolide la division des tâches : une minorité pour (bien) penser et décider, une majorité pour exécuter.

Une évolution sous contrôle...

Toutefois, le système scolaire a toujours tenté de s’adapter aux évolutions de la société, tout en s’assurant la maîtrise des changements inévitables. C’est ce qui s’est produit avec la poussée du mouvement dit de « démocratisation » des études que réclamaient les classes moyennes et populaires.

En ouvrant l’accès du collège à tous les enfants, quel que soit leur milieu social, les dominants répondaient certes à une pression sociale. Mais en même temps – et les deux raisons sont liées – ils satisfaisaient aux exigences de l’économie capitaliste dont la croissance nécessitait à présent une main d’œuvre mieux formée, capable d’utiliser les nouvelles techniques mises au point.

Certes, le risque était de permettre aux enfants du peuple d’accéder à des connaissances plus étendues, et donc à un certain pouvoir, le tout réservé jusqu’alors aux classes dominantes. Mais ne pouvait-on pas tabler sur la puissance de la domination symbolique pour maintenir à une place hiérarchique convenable les nouveaux « élus » ?

C’est bien ce qui s’était passé lorsqu’on avait permis naguère l’entrée, au compte-gouttes, au sein des lycées, de quelques brillants sujets triés et préparés par les maîtres du primaire. Ces « boursiers », isolés et quelque peu méprisés par leurs nouveaux camarades - voire certains professeurs - avaient dû s’efforcer de « mériter » leur présence parmi « l’élite », s’imprégner de valeurs qui leur étaient étrangères, tout en restant modestes. Et cette intégration, limitée en nombre, avait fort bien abouti, la classe dominante réussissant ainsi, une triple opération bénéfique : s’approprier des intelligences en veillant à les rendre « conformes » ; par là même, appauvrir le peuple en le privant d’esprits ayant acquis des capacités d’abstraction ; enfin donner l’illusion d’un fonctionnement démocratique de l’institution tout en consolidant l’idée reçue que la « réussite » est bien le fruit du mérite et de rares aptitudes « innées ».

Encouragée par ce succès, la bourgeoisie pensa pouvoir accentuer sans risque l’opération, d’abord en entrouvrant les portes du collège à l’aide d’un examen d’entrée « pour tous », mais effectuant inévitablement un tri, puis en les ouvrant toutes grandes… en instituant des « filières », enfin en organisant le « collège unique », tablant sans doute sur la sélection que ne manqueraient pas d’opérer des études qui avaient été pensées pour des enfants de la bourgeoisie, en adéquation avec la culture acquise au sein de leur groupe social, laquelle est étrangère aux enfants des milieux populaires.

A cet obstacle majeur, s’ajoute le fait que beaucoup d’entre eux sont confrontés à ces urgences pratiques, économiques et sociales, si préoccupantes - que nous avons déjà notées - et qui de ce fait les maintiennent à cent lieues du « faire semblant », du « comme si » exigé pour aborder scolairement l’univers du théorique. Car, écrit Bachelard, « le monde où l’on pense n’est pas celui où l’on vit. ».
De simples résultats confirment que les classes dominantes gardent soigneusement la maîtrise du renouvellement des « élites » dirigeantes : 22% des enfants d’ouvriers obtiennent un bac général aujourd’hui, contre 72% de ceux dont le père est cadre supérieur ; 55% des élèves de classes préparatoires sont des enfants de cadres ou de professions libérales, tandis que seuls 16% ont des parents ouvriers, inactifs ou employés. Inégalité flagrante, grosse de dangers.
En effet, l’opération avait par trop négligé l’effet amplificateur d’une rétroaction positive, pourtant prévisible, un nombre croissant de jeunes demandant à continuer des études, sans avoir souvent de projet précis, mais espérant ainsi assurer un avenir qui s’annonçait de plus en plus incertain. La sélection jouant, une frustration insupportable ne pouvait qu’affecter tous ceux, inévitablement nombreux, que le système jugerait inaptes à la poursuite d’une scolarité dite « longue ».

Après avoir subrepticement séparé le bon grain de l’ivraie en élevant des cloisons invisibles au profane9, le collège sanctionnait tous les indésirables - écrasés d’ennui ou révoltés par l’échec - en les dirigeant, bon gré mal gré, vers une formation professionnelle courte. Le chômage s’amplifiant, la conscience d’être des laissés-pour-compte engendra bien des aigreurs, des refus, et ne tarda pas à alimenter les révoltes et les violences d’aujourd’hui. Le public « extérieur » (souvent d’anciens élèves rejetés par l’échec) qui pénètre dans l’enceinte scolaire manifeste ainsi le désir d’exercer des représailles envers un système qui les a humiliés et exclus.
L’école, en vain, brandit, des sanctions. Sous la pression des parents de plus en plus inquiets, elle songe à clore plus sévèrement chacun de ses établissements espérant ainsi en interdire l’accès aux « personnes extérieures indésirables et dangereuses ». Mais secrètement il y a plus.

Les dominants ont toujours eu le souci de garder le contrôle d’une formation qu’ils ont eux-mêmes mise en place afin d’assurer la reproduction de la division sociale. Il n’est donc pas question de permettre que s’élabore et se développe une autre culture, par conséquent de reconnaître aux jeunes issus du peuple - contestataires ou non - un statut autre que celui de l’élève traditionnel.

Pour cela, il convient de maintenir l’emprise idéologique par la fermeture du système à tout comportement qui bafouerait les pratiques conformes aux règlements imposés par l’orthodoxie, et à tout apport culturel non officialisé. Ainsi, l’utilisation même restreinte ou occasionnelle du langage « populaire » est bannie. Par contre, on acceptera sans problème les termes anglo-saxons qui inondent et encombrent, souvent inutilement, notre langue : que penser par exemple de l’emploi courant de « in live » à la place de « en direct » ?

...mais problématique

Cependant, le projet d’une école tel un sanctuaire bien cadenassé est un rêve totalement irréaliste puisqu’un système, quel qu’il soit, ne peut totalement s’isoler de son environnement sans périr. Les échanges sont indispensables à sa survie et il doit être capable d’intégrer des apports extérieurs qui lui permettront d’évoluer tout en gardant son identité.

Faute de reconnaître et d’accepter cette réalité, l’institution ne peut que multiplier les « réformes » qui ne cessent de se télescoper, sans rien toucher de fondamental puisqu’elles ne sont faites que pour adapter l’actuel aux besoins des classes au pouvoir, sans changer, bien sûr, de paradigme. La suppression de TPE (travaux personnels encadrés) en Terminale a été un exemple éclairant : permettre à un groupe d’élèves d’effectuer seuls une recherche sur un thème choisi apparaissait trop dangereux à la doxa qui prône essentiellement le cours magistral transmetteur de « vérités » officielles. On accepte de modifier modérément le système quand le besoin s’en fait sentir, mais il ne faut surtout pas changer de système.

L’emprise idéologique des classes dominantes est telle que la remise en question du système scolaire actuel, de la culture dispensée, des structures et des pratiques pédagogiques est le fait d’une infime minorité. Nombreux sont ceux et celles qui choisissent de se résigner, arguant de la trop grande difficulté à opérer des changements fondamentaux. S’y ajoute la peur de perdre ses repères. Car toute transformation profonde ou, si l’on préfère, « révolutionnaire » exige « une rupture qui apparaît si considérable qu’elle implique non pas un changement dans la structure, mais un changement de structure, un changement de paradigme10 » C’est à dire qu’une telle opération systémique, loin de ne modifier que quelques éléments, affecte la société tout entière, qui devrait d’abord changer pour permettre à nos esprits de changer à leur tour… Sommes-nous dès lors condamnés à l’immobilisme ?

Transformer l’école

Reconnaître lucidement la vigueur et la relative rigidité de l’habitus n’implique pas de renoncer à toute transformation de l’existant car « l’habitus n’est pas le destin que l’on y a vu parfois. Etant le produit de l’histoire, c’est un système de disposition ouvert, qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles et donc sans cesse affecté par elles. Il est durable mais non immuable.11 »

En effet, des événements ne cessent de surgir, multiples et variés, qui déstabilisent les structures présentes, engendrant maintes contradictions nouvelles. Ainsi sommes-nous confrontés, vaille que vaille, à des modifications que l’on croit parfois infimes, mais qui, le temps aidant, s’imposent finalement bien plus radicales. C’est pourquoi Gramsci n’hésite pas à affirmer que la transformation intellectuelle et morale, la « conquête de l’hégémonie », non seulement accompagne mais doit aussi précéder les transformations politiques de la société.

Dès lors, nous voilà conduits à entreprendre des changements fondamentaux touchant à la fois au champ pédagogique et au champ politique, lesquels se révèlent fortement liés. Pour en prendre conscience, posons cette simple question : comment apprend-on ? Comment apprendre à nager, à rouler à bicyclette, à lire un texte...?

Pour la pédagogie traditionnelle des « préalables », il convient que le maître tienne auparavant un discours magistral devant un ensemble, réputé (à tort) homogène, d’élèves passifs, cette « leçon » étant suivie d’applications et de devoirs, dans la perspective d’utiliser les « savoirs » plus tard, si l’occasion se présente12.

Paolo Freire13 condamne vivement cette conception « bancaire », dit-il, de l’éducation dont il nous offre14 une analyse très suggestive et très riche, soulignant l’estampille politique : l’esprit de passivité, l’oppression facteur d’aliénation, la manipulation et l’imposition du modèle dominant, l’invasion culturelle... Il avance, à l’opposé, une pédagogie « conscien-tisante » qui repose sur un dialogue permanent éducateur-éduqué, l’un et l’autre l’étant tour à tour et simultanément. D’autre part, il insiste sur l’importance de la praxis avec ses deux pôles inséparables : action et réflexion sur le monde pour le transformer.
On retrouve ce même esprit chez des mouvements dits « d’éducation nouvelle » pour lesquels on apprend « en faisant », chacun – guidé par l’adulte - étant placé en situation de construire lui-même ses savoirs dans une confrontation permanente à la réalité, en prenant en compte erreurs, échecs et réussites. Cet apprentissage exige de l’apprenant un comportement des plus actifs et l’on assiste alors à un renversement complet du statut de l’enfant, de l’adolescent, et en conséquence, d’un futur citoyen qui se serait exercé depuis l’enfance à une démarche active et critique.

En France, divers mouvements pédagogiques15, refusant la passivité trop facilement justifiée par le dilemme de la poule et de l’œuf, s’appuient sur les recherches en éducation et en psychologie pour tenter, souvent dans l’indifférence générale, de transformer les conditions pédagogiques en cours : le purement livresque, l’usage quasi exclusif de la simulation au sein d’un espace fermé et protégé, le discours de « celui qui sait »...

Cette remise en cause de la doxa permet l’émergence de situations et de pratiques autrement inconcevables : relations horizontales, confrontation des points de vue, projet et travail en équipe, encouragement à l’initiative, apprentissage de l’autodidaxie, conquête de l’autonomie et de la responsabilité... qu’accompagnent les valeurs d’entraide, d’émulation, de collaboration... à la place de l’individualisme forcené propre à l’école traditionnelle.

Mais les dominants subodorent le danger : accorder un droit d’entrée à la réalité sociale du moment conduirait immanquablement à une réelle connaissance de la société par une « mise en question » de ce qui est vécu. Risque fort alors d’apparaître la nature contradictoire de cette société (oppresseurs/opprimés), en même temps que naîtraient des savoirs nouveaux théorisés à partir du vécu.

Cet apprentissage, en quelque sorte, « révolutionnaire » est inacceptable pour nos maîtres à penser car il menace leur pouvoir. En conséquence, le paradigme traditionnel continue d’inspirer les points de vue officiels ; il structure la pensée des enseignants aussi bien que celle des parents, parvenant de la sorte à neutraliser toute tentative de changements fondamentaux : les nouvelles pratiques sont soit ignorées ou marginalisées, soit récupérées administrativement et vidées de leur sens. Immobilité.

On ignore généralement - tout est fait pour cela - que notre système pédagogique traditionnel n’est pas unique. Issu des écoles créées au 18e siècle par Jean-Baptiste de la Salle et officialisé une première fois par Guizot, ministre de Louis-Philippe, puis par Jules Ferry, il fut fortement concurrencé tout au long du 19e siècle par l’école mutuelle. Celle-ci, comme son nom l’indique, fonctionnait avec une mutualisation des apprentissages : les enfants, au fur et à mesure qu’ils s’appropriaient des connaissances, aidaient leurs camarades moins avancés ou en difficulté.

La réussite scolaire de cette pédagogie, son attrait pour les élèves et le fait qu’on donnait aux enfants le « pouvoir d’enseigner », ces pratiques apparurent trop dangereuses aux pouvoirs religieux et politique. L’école mutuelle fut abandonnée et disparut devant l’officialisation de la méthode lassalienne16.

On retrouve cependant sa pédagogie dans les moments consacrés à l’enseignement au sein de la classe ouvrière, dans la deuxième moitié du 19e siècle. Et son esprit subsiste dans les mouvements d’éducation nouvelle, chez des pédagogues et chercheurs tels que Claparède, Ferrière, Dewey, Decroly, Cousinet, Madame Montessori, et bien d’autres en plus du grand Freinet. On le retrouve également, aujourd’hui, dans l’école finlandaise17.

L’évolution de l’homo sapiens – de nous-mêmes donc – doit se poursuivre et il serait vain de s’y opposer. Cette évolution touche particulièrement le domaine de la pensée, de l’intelligence, de la conscience humaine si l’on préfère. De ce qui enrichit la noosphère. Et l’école se trouve au premier chef concernée puisqu’elle devrait doter celles et ceux qui la fréquentent de savoir-faire fondamentaux, particulièrement ceux qui touchent à la maîtrise de l’écrit.

Pierre Badiou

1. - Jacques Bouveresse, Bourdieu, Savant et politique, Agone, 2003.

2. « … l’on est amené à défendre des choses que l’on souhaite au demeurant transformer, comme le service public et l’Etat national, que nul ne songe à conserver en l’état, ou les syndicats ou même l’Ecole publique, qu’il faut continuer à soumettre à la critique la plus impitoyable. » Pierre Bourdieu, Contre-feux 2. Raisons d’agir, 2002.

3. Selon Pierre Bourdieu, « la violence symbolique... s’exerce d’autant mieux que celui qui l’exerce ne sait pas qu’il l’exerce, et que celui qui la subit ne sait pas qu’il la subit. »
A la différence de la violence physique, socialement intolérable, la violence symbolique est acceptable et acceptée par les dominés qui la subissent sans en avoir réellement conscience tant elle apparaît, grâce au formatage des esprits, dans l’ordre naturel des choses.

4. Particulièrement les structures et le fonctionnement des Ecoles chrétiennes fondées par Jean-Baptiste de la Salle à la fin du 17e siècle.

5. Ce projet est issu d’un compromis avec les forces conservatrices. Jules Ferry avait su vaincre leurs réticences en évoquant la menace d’une multiplication d’écoles du peuple indépendantes « ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans où l’on enseignera des principes diamétralement opposés [à ceux des écoles confessionnelles] inspirés peut-être d’un idéal socialiste et communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871 », (lire Jean Foucambert, L’école de Jules Ferry, réédition AFL, 2004 ; Edwy Plenel, L’Etat et l’école en France, Payot, 1985).

6. Pour Karl Marx « une éducation du peuple par l’Etat capitaliste est chose absolument condamnable. » Le rôle de ce dernier est de déterminer les ressources nécessaires et les aptitudes exigées des enseignants.

7. Jean Foucambert, Pouvoir, savoir et promotion collective, in Question de lecture, Retz-AFL, 1989.

8. Combinatoire (en termes plus simples, le b,a, ba) : apprentissage traditionnel de l’écrit qui consiste à combiner les lettres entre elles pour produire des sons. Cette méthode repose sur une correspondance graphie/phonie supposée – bien à tort – générale (voir annexe suivante « L’arme de l’écrit »).

9. Par exemple par le choix de la langue étrangère.

10. Paul Ricœur in Relier les connaissances, coordonné par Edgar Morin, Seuil, 1999.

11. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses, Seuil, 1992.

12. Cette organisation scolaire utilisant la pédagogie dite « simultanée » fut codifiée en 1720 par Jean-Baptiste de la Salle. Guizot puis Jules Ferry l’adoptèrent officiellement.

13. Pédagogue brésilien surtout connu pour ses efforts d’alphabétisation visant les personnes adultes de milieux pauvres.

14. Polo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit.

15. Par exemple les divers mouvements pédagogiques réunis au sein du CLIMOPE et, plus particulièrement concernant les pratiques scolaires, l’AFL, le GFEN, l’ICEM (pédagogie Freinet).

16. - Voir Anne Querrien, L’école mutuelle, une pédagogie trop efficace ? Les Empêcheurs de penser en rond, 2005.

17. Voir Pierre Badiou, Une tout autre école en Finlande, Liseron n° 8, janvier 2009, publication AFL 43 (http://www.afl43.com/) et Paul Robert, La Finlande : un modèle éducatif pour la France ? Les secrets de la réussite, ESF, 2008.