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À propos de La Nouvelle école capitaliste. Défendre l’école sans la critiquer ? (version intégrale)

jeudi 18 avril 2013, par Greg

Par Charlotte Nordmann, professeure de lycée, auteure de La Fabrique de l’impuissance II, l’école entre émancipation et domination, membre du collectif éditorial de La Revue des Livres.

* Cet article est la version initialement publié dans le n° 2 de La Revue des livres. Une réflexion qui, selon nous, fait date dans la définition des axes de luttes au sein de l’école et que nous tenions à proposer à nos lecteurs.

Peut-on défendre l’école sans la critiquer ?

À propos de La Nouvelle école capitaliste, de Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, Paris, La Découverte, 19,50 €, 280 p.

Christian Laval est sociologue, auteur notamment, avec Pierre Dardot, de La Nouvelle Raison du monde (2010).

Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux sont enseignants-chercheurs, membres de l’Institut de recherches de la FSU.

Une nouvelle école serait en train de naître sous nos yeux, soumise tant dans son fonctionnement que dans ses finalités à la logique de la marchandisation. Mais à mettre ainsi en scène la lutte inégale entre l’école et le néolibéralisme, on s’expose à oublier l’ambiguïté de l’école. Or c’est précisément cette ambiguïté qu’il importe d’analyser si l’on veut pouvoir combattre avec un tant soit peu de force les évolutions actuelles.

L’école est-elle en passe d’être subvertie de l’intérieur, par son intégration progressive aux valeurs et aux principes du néolibéralisme ? L’« autonomie » dont l’école aurait joui jusqu’à présent serait aujourd’hui attaquée, et détruite pied à pied. C’est la thèse défendue par La Nouvelle École capitaliste1. Examinant dans le détail toute une série d’évolutions contribuant chacune à sa façon à précariser et à assujettir plus avant tant le personnel éducatif que les élèves et les étudiants, les auteurs défendent l’idée que la « nature » de l’école serait en train d’être radicalement transformée.
Malgré l’intérêt de la perspective adoptée par l’ouvrage, qui envisage l’institution scolaire de façon globale et replace ses évolutions dans le cadre plus général du développement du néolibéralisme, une question n’est jamais posée par Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, c’est celle de savoir quelle pouvait bien être cette « nature » de l’école avant l’avancée du néolibéralisme. Mais est-il vraiment secondaire, pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui et lutter contre des transformations aux effets catastrophiques, de s’interroger sur ce qui posait déjà, auparavant, problème dans le fonctionnement de l’école ?

Il nous semble au contraire qu’il faut partir du fait que l’autonomie de l’école a toujours été relative, que ses valeurs et ses finalités ont toujours été complexes, et même contradictoires. Sans cela, il n’est pas sûr que l’on puisse comprendre la facilité avec laquelle une bonne partie des principes du néolibéralisme a pu s’imposer dans le fonctionnement courant de l’école. Pas sûr non plus qu’on puisse vraiment lutter si l’on a des doutes sur ce que l’on défend, si l’on n’a pas démêlé ce qui, dans l’école, est potentiellement émancipateur, et doit être défendu, et ce qui contribue au contraire à notre soumission à l’ordre existant.

Depuis au moins une dizaine d’années, s’installe en France le sentiment que nous sommes en train d’assister à une entreprise de « casse » de l’école : morceau par morceau, réforme après réforme, les gouvernements successifs seraient en train de démanteler l’institution scolaire, au nom d’« impératifs » budgétaires.
L’objectif premier – et le grand intérêt – de La Nouvelle École capitaliste est d’opérer un changement de focale : de montrer que les changements en cours, qui concernent l’ensemble du système éducatif, de la maternelle à l’Université, font partie d’une évolution qui concerne l’ensemble de l’Europe, et qui a été conçue au niveau d’instances européennes, en particulier l’OCDE2 ; qu’ils ont été initiés pour la plupart dès les années 1980, et qu’ils ont donc été mis en œuvre par des gouvernements de gauche aussi bien que de droite ; enfin, qu’ils ne correspondent pas simplement à une politique de restriction des budgets publics, mais à une transformation du mode de gestion des services publics en général, et de l’éducation en particulier, qui en modifie profondément la nature. La transformation actuelle de l’école relève donc d’une évolution plus générale, à savoir l’extension du « néolibéralisme ». La Nouvelle École capitaliste apparaît donc comme un développement particulier de l’analyse exposée dans La Nouvelle Raison du monde (2009) par Christian Laval et Pierre Dardot. Comme dans les autres services publics, l’État lui-même se met à promouvoir la logique du marché et exerce son pouvoir par la mise en place délibérée de situations de concurrence, jusque dans des sphères qui y échappaient auparavant. L’intérêt de l’ouvrage est de s’efforcer de tenir ensemble l’exposition de ce cadre général et l’examen détaillé des évolutions en cours et de leurs effets (même si l’articulation des deux est parfois approximative, de sorte que toutes les conclusions théoriques ne sont pas tirées des analyses de détail, tandis que ces dernières ne sont pas toujours aussi solidement étayées qu’on pourrait le souhaiter).

Se mettrait ainsi en place, dans les institutions qui relevaient auparavant des « services publics », par ailleurs de plus en plus gagnées par un mouvement de privatisation, une nouvelle forme de gestion, associant plus grande autonomie locale et accroissement du contrôle central, par le biais du management par « objectifs » et par la multiplication des évaluations et des vérifications de résultats. Désormais, ce sont les instances étatiques, et les gouvernements, qui organisent l’extension de la logique du marché, supposée seule garante d’efficacité. On comprend dès lors que l’appel à « plus d’État » pour protéger les services publics ne soit pas forcément efficace, tant la nature même de « l’État » en est modifiée.

La promotion de l’« autonomie » – qui se présente comme un accroissement de la marge de manœuvre laissée aux acteurs – a donc en réalité signifié un exercice plus serré du pouvoir et une intensification du contrôle administratif central, par le biais notamment de la multiplication des évaluations (p. 53 et 243). Stuart Hall a bien montré, à propos du thatchérisme3, comment le discours néolibéral fait fonds sur l’aspiration des individus à contrôler davantage leurs conditions d’existence, sur la frustration engendrée par une gestion étatique centralisée (« traditionnelle ») qui échappe au contrôle individuel ou collectif. Or ce qui apparaît clairement ici, c’est la façon dont les modes de gouvernements néolibéraux combinent un discours qui prétend répondre à ces aspirations à une intensification de la dépossession des individus, en réalité sommés de faire leurs et d’anticiper les impératifs de l’État (devenu le premier promoteur du marché).

Une école enfin vraiment capitaliste ?

La Nouvelle École capitaliste décrit l’intégration en cours de l’école à la logique capitaliste. L’idée est que, si l’on a pu parler autrefois d’« école capitaliste » (rappelons que la formule « l’école capitaliste » fait écho à l’ouvrage publié en 1971 par Baudelot et Establet, dans lequel était dénoncée la bipartition de l’institution scolaire en un système « primaire/professionnel », où étaient cantonnés les ouvriers, et un système « secondaire/supérieur », où était transmise aux rejetons des classes supérieures la culture bourgeoise), c’était en un sens faible : l’école avait certes à ce moment-là une fonction au sein du système capitaliste, mais elle avait néanmoins sa logique propre, qui n’était pas remise en question. Pour Bourdieu et Passeron, auteurs, avec La Reproduction (1970), d’une autre critique majeure de l’institution, c’est précisément cette autonomie de l’institution qui permettait à l’école de légitimer efficacement les hiérarchies sociales : l’école ne pouvait opérer ce tri et cette ségrégation sociale, par l’expulsion précoce des enfants d’ouvriers, que parce qu’elle n’en avait pas conscience ; les jugements scolaires étaient effectivement « autonomes » vis-à-vis du reste du monde social, ils reposaient sur des valeurs et des principes proprement scolaires – tout en ayant pour effet de réaffirmer les hiérarchies existantes, parce que la culture valorisée scolairement se trouvait être la culture dominante, et plus encore parce que le rapport à la culture le plus valorisé était celui, « naturel » et sans effort, des « héritiers ». Le problème n’était donc pas celui des « discriminations » dont souffriraient les enfants des classes populaires à l’école, il était que l’école traitait au contraire tous les enfants de la même manière, laissant jouer à plein les dispositions précédemment acquises au sein de la famille par les enfants. Une fois légitimée par les classements apparemment « neutres » et « égalitaires » de l’école, la hiérarchie sociale paraissait « naturelle », et d’autant moins contestable. C’est donc du fait même de son autonomie que l’école servait le capitalisme.

C’est cette autonomie de l’institution que remettrait aujourd’hui en question l’avancée du néolibéralisme au sein de l’institution scolaire. Le premier aspect de cette « intégration » de l’école au capitalisme consiste en la construction d’un « marché » scolaire. Notamment par les mesures d’« assouplissement » de la carte scolaire depuis les années 1980, les gouvernements successifs ont délibérément institué une situation de concurrence entre les établissements. Parallèlement, au sein des établissements, on encourage l’adoption de principes de gestion inspirés de la logique entrepreneuriale. Cette évolution, qui s’est combinée à une multitude de dispositifs concourant à augmenter le poids du capital économique dans la trajectoire scolaire des élèves, a contribué à aggraver la ségrégation des élèves selon leur origine sociale et ethnique (p. 115-123, p. 129 et p. 143-144).

Cette évolution crée une situation d’autant plus tendue que, dans le même temps, le maintien de plus en plus longtemps des adolescents à l’école est censé jouer le rôle de garantie de la « paix sociale ». D’où les stratégies de plus en plus désespérées soit de « fausse inclusion » des populations reléguées par la promotion du modèle de l’ascension sociale des plus méritants (ZEP rebaptisées réseaux Ambition Réussite ; dispositifs d’intégration à Sciences Po…), soit d’accroissement du contrôle et de la répression des populations scolaires « à risque » (avec l’autorisation de la présence de policiers dans les établissements, l’installation de dispositifs de « sécurisation » (caméras, portiques), et le renforcement des mesures disciplinaires (contrôle des corps, des mouvements, des allers et venues, devenus banals)).

Replacer ces évolutions dans le cadre de l’avancée du gouvernement néolibéral, c’est aussi les mettre en rapport avec les changements du monde du travail4. Deux développements montrent ce que cette perspective a d’éclairant : une analyse de la place centrale qu’ont prise les « stages », aussi bien dans l’institution scolaire que dans le monde du travail, et une autre de l’évolution de la formation professionnelle, et du basculement de la formation diplômante à la formation « qualifiante », qui permet de remettre en question les droits attachés aux titres scolaires, et de casser les protections collectives en individualisant autant que possible la situation de chaque salarié.

Efficacité ou assujettissement ?

Les auteurs montrent très bien ici que l’institution d’une situation de concurrence, loin de produire un gain de « productivité » ou d’« efficacité », comme le prétendent ses promoteurs, crée d’abord plus d’inégalités et, en conséquence, moins d’efficacité. Peut-être cependant ne tirent-ils pas toutes les conséquences de ce fait – notamment quant au statut et au rôle qu’il convient d’accorder aux discours des « réformateurs ». Il y a manifestement loin des discours aux pratiques, chez nos réformateurs : alors qu’ils n’ont que ce mot à la bouche, ils ne peuvent pas ignorer que les systèmes scolaires les plus efficaces sont les systèmes les plus égalitaires (comme en témoigne le cas de la Finlande, évoqué à la p. 132) – c’est là l’un des enseignements majeurs des évaluations PISA, sans cesse invoquées pour justifier les réformes en cours. Tous les discours affirmant que la nouvelle « économie de la connaissance » exige la production d’un maximum de travailleurs aussi qualifiés que possible paraissent bien creux face aux politiques menées avec constance depuis plus de vingt ans. Un autre indice du peu de cas fait en réalité de l’« efficacité » du système est la façon dont les résultats des examens et des évaluations sont couramment « corrigés » pour cadrer avec les objectifs affichés : ce n’est pas l’efficacité qui est visée ici, mais l’apparence d’efficacité5. Est-ce là simplement une « contradiction » interne, comme l’estime Christian Laval, entre ces impératifs et ceux de réduction des budgets6 ? Ou peut-on prêter plus de conséquence à nos réformateurs, et doit-on en conclure qu’ils poursuivent un autre but que l’augmentation de la « productivité » de l’institution scolaire ?

Dénoncer l’« inefficacité » de l’école et promouvoir des réformes censées y remédier a d’abord pour fin de poser l’« efficacité » en valeur suprême et de décrédibiliser la parole des enseignants, supposés étrangers à la seule logique qui vaille, la logique entrepreneuriale. Ainsi sape-t-on la résistance aux réformes en instillant le doute sur leur propre « professionnalisme » chez les « éducateurs », et en entretenant la méfiance que peuvent avoir envers eux ceux qui en ont besoin, à savoir les élèves et les parents d’élèves.

C’est sans doute aussi là la visée principale du second volet de l’entreprise de soumission de l’institution scolaire à la logique du marché, à savoir la remise en question des contenus d’enseignement. En imposant l’idée que l’école a d’abord pour fonction d’inculquer aux élèves des « compétences » monnayables sur le marché du travail, compétences indépendantes et supérieures aux disciplines particulières, il s’agit moins de transformer radicalement l’enseignement, que de se donner le moyen de contester aux enseignants toute maîtrise sur leur pratique. Contrairement à ce que suggèrent les formulations souvent excessives de La NEC, dans les faits, ces principes ont peu modifié l’enseignement tel qu’il se pratique et, quoi qu’il en soit, ces « compétences » ont une définition tellement générale qu’on peut pour ainsi dire leur donner le contenu que l’on veut (et que d’ailleurs leurs différents promoteurs en ont une compréhension variable), mais le véritable problème vient de ce qu’elles justifient la multiplication exponentielle des évaluations qui, elle, entrave directement le travail des enseignants. C’est le cas très clairement dans l’enseignement primaire, où l’on voit mal la marge de manœuvre qui resterait à l’enseignant qui tenterait de mesurer scrupuleusement, à intervalles réguliers, dans le respect des instructions officielles, le degré d’apprentissage de chacune des dizaines de compétences devant être acquises par chaque élève.
De telles réformes n’ont pas pour objectif d’augmenter l’efficacité de l’institution scolaire, mais d’accroître la dépossession et la soumission des enseignants – ainsi que des élèves, comme le montre très bien la critique qu’a fait Nico Hirtt de l’usage actuel de la notion de compétence, réduite à une capacité d’exécution purement technique7. Si cette dépossession est clairement décrite dans La NEC, il faut aller plus loin et voir que c’est là la finalité première des réformes, bien plus que la « productivité » du système scolaire ou sa transformation en fabrique de sujets employables. En avoir conscience permet de dissiper les doutes quant à la stratégie de lutte à adopter : que peut-on faire d’autre, face à la multiplication des dispositifs d’évaluation, par exemple, que de les boycotter, purement et simplement ?

Plusieurs tendances lourdes sont donc à l’œuvre aujourd’hui au sein de l’institution scolaire : une ségrégation de plus en plus accusée, l’imposition en son sein – aussi bien au niveau des élèves que des enseignants – d’un mode de gouvernement des sujets par la multiplication des évaluations, tant des enseignants que des élèves, et une tentative d’imposer comme finalité principale à l’institution la constitution de sujets employables.

Si les analyses de La NEC permettent de mesurer l’ampleur de ces tendances, elles témoignent cependant à leur propos d’un curieux aveuglement : bien qu’elles soient sans aucun doute aujourd’hui intensifiées, ces tendances ont toujours été présentes dans l’école.

Le néolibéralisme contre l’école ?

Les évolutions actuelles mettent-elles vraiment aux prises deux adversaires, l’école d’un côté et le néolibéralisme de l’autre ? Nous pensons au contraire qu’on ne peut pas comprendre grand-chose aux évolutions en cours à l’école si on ne reconnaît pas qu’elles se « composent » avec des traits inhérents à l’école, qu’elles s’appuient sur des principes essentiels à l’institution. Un certain nombre de traits qui définissent le néolibéralisme apparaissent même à l’examen comme des transpositions de principes propres à la logique scolaire.

L’école n’a pas attendu le néolibéralisme pour être le lieu principal où les petits d’hommes acquièrent les habitudes, les disciplines, qui leur permettront de supporter sans regimber, et même souvent d’investir et de désirer, les contraintes du salariat – comme l’organisation du temps, la spécialisation dans une tâche donnée, ou encore les relations hiérarchiques. Si ces contraintes sont transformées par le néolibéralisme, et requièrent un investissement psychique – et donc une sujétion – sans doute plus grands, le fait que l’école prenne sa part à ce processus n’a rien de nouveau. Or, pour les auteurs de La NEC, cela n’est manifestement pas pertinent pour la compréhension de la situation actuelle.

De ce point de vue « l’éthique » des enseignants – contrairement à ce que suggère La NEC (p. 261-262) – n’a jamais été une chose simple, unifiée, mais toujours un mélange de valeurs tendant à la critique de l’ordre existant et de son injustice, et de valeurs tendant au contraire à le consolider. D’où la circulation de tout un vocabulaire entre l’entreprise et l’école, avec pour pivot l’incitation constante à « travailler davantage », mais aussi à « s’investir », à « se mobiliser » ou à « se ressaisir » pour « tirer profit de ses qualités » – toutes exhortations qui, en désespoir de cause, se muent en un verdict d’éloignement : x « n’a pas sa place ici ». Si ce vocabulaire n’a pas toujours été celui de l’institution scolaire, il est remarquable qu’elle l’ait repris à son compte extrêmement tôt – au moins depuis les années 1980 – et sans qu’il y ait eu besoin pour cela d’exercer une pression sur les enseignants – qui, faut-il le souligner, ne sont pas directement concernés (du moins les enseignants titulaires) par le « management par la peur » (p. 44) qui touche les salariés du privé.

L’école n’a pas non plus attendu le néolibéralisme pour être ce lieu où les individus sont constamment évalués, et classés, hiérarchisés les uns par rapport aux autres, puis séparés les uns des autres sur la base de ces évaluations.

Pour dire les choses à grands traits : il ne nous paraît pas possible de lutter – comme La NEC nous y enjoint à juste titre – contre la multiplication actuelle, jusqu’à l’absurde, des évaluations sans s’interroger sur la centralité qu’a toujours eue dans l’institution scolaire l’évaluation, le classement et la hiérarchisation des élèves. Nous ne pensons pas qu’il soit possible de réfléchir sérieusement aux effets des nouvelles modalités d’évaluation sans les rapprocher de ceux – tout aussi délétères – des évaluations scolaires « classiques ». Sans une critique de l’évaluation scolaire, qui a pour effet principal de transformer des différences en inégalités, sans une réflexion sur la possibilité d’évaluer autrement, notamment sans essentialiser les individus – un travail mené par exemple par les courants de pédagogie Freinet ou par la pédagogie institutionnelle, dont La NEC n’a rien à nous dire sinon qu’ils auraient contribué malgré eux à légitimer certaines des réformes en cours, en particulier à travers la valorisation de la notion de compétences (p. 237) –, nous n’aurons rien de concret à opposer à ceux qui voudraient faire de l’école une fabrique de l’adhésion à l’ordre existant.

Pour contester l’évidement de l’enseignement, et sa réduction à l’inculcation d’une efficacité pratique, il ne nous suffira pas de défendre « des savoirs qui valent par eux-mêmes » (p. 8), il faudra nous interroger sur la façon dont, au sein même de l’institution scolaire, et pour des raisons complexes (qui vont de la tentative de « s’adapter » à des publics qu’on estime « moins capables », et qu’on enferme par là dans cette « incapacité »8 au rôle joué par l’enseignement dans la constitution de sujets nationaux), sont à l’œuvre des processus de réduction des contenus enseignés à des « doctrines », sans que soient transmises ni la façon dont ces « savoirs » se sont constitués ni leur dimension problématique, sans que donc soit assurée pour les élèves la possibilité de construire un rapport actif et critique à ces savoirs. La marge de manœuvre des enseignants ici est réelle et importante9, et il serait dangereux de la minimiser en prétendant que la redéfinition des contenus d’enseignement leur interdit de contribuer à la diffusion de savoirs et d’outils critiques.

Refoulant cette ambiguïté essentielle de l’institution scolaire, certains passages de La NEC suggèrent que ce n’est que récemment, avec la diffusion des modes d’évaluation « néolibéraux », que l’évaluation à l’école s’est mise à poser problème, et à induire des effets psychologiques contestables10. De même, tout un chapitre dénonce le fait que l’« orientation » a pris désormais une place centrale dans l’institution scolaire, et que sa signification a radicalement changé : alors qu’auparavant il s’agissait de partir des « désirs » de l’élève, et de ses « droits »11, on chercherait aujourd’hui à lui faire intégrer qu’il doit se vendre sur le marché, et à le faire adhérer à l’idée que chacun est porteur d’un « capital humain » à faire fructifier et à monnayer. Mais l’orientation n’a-t-elle pas toujours été centrale dans l’école, et a-t-elle jamais été autre chose qu’un tri social ? Et les enseignants ne considèrent-ils pas souvent que l’une des dimensions centrales de leur travail consiste à juger des « potentialités » et des « limites » de leurs élèves, et à déterminer leur trajectoire en conséquence12 ?

Dès lors, non seulement on reconnaît combien l’école se prêtait à l’investissement par la logique néolibérale, mais on en vient à se demander si le mode de gouvernement néolibéral ne doit pas beaucoup à la logique scolaire : outre l’usage systématique des évaluations individuelles et des classements, l’importance accordée à l’investissement subjectif, à l’intériorisation des règles et des objectifs (magnifiée en « autonomie »), et l’entreprise de « responsabilisation » des sujets qui s’ensuit sont des modalités de gouvernement qui ont été développées et perfectionnées au sein de l’institution scolaire. De même, si les développements récents du « suivi » des individus par la constitution systématique d’archives les concernant ont suscité une indignation fondée13, c’est là aussi une pratique qui existe depuis longtemps à l’école, et que l’on s’accorde généralement à considérer comme essentielle à son fonctionnement.

S’il faut complexifier l’analyse des rapports entre logique scolaire et logique néolibérale et contester la dichotomie postulée dans La NEC, c’est donc d’abord parce que la relative « ouverture » de l’école à la logique néolibérale s’explique par une certaine proximité, voire un lien historique, entre les deux, mais c’est aussi parce la vulnérabilité de l’institution aux discours qui lui reprochent son « inefficacité » ne s’explique que si l’on prend en compte que l’école, à la fois lieu de diffusion d’instruments d’émancipation et lieu d’inculcation de dispositions à la soumission, est animée par des finalités contradictoires qui s’entravent et se nuisent les unes aux autres14.

Quelle école voulons-nous ?

La critique de l’école n’est donc pas un « front secondaire », voire une distraction par rapport à la lutte contre l’extension de la logique néolibérale, comme le suggère La NEC, affirmant que : « la vieille guerre scolaire entre « conservateurs » et « réformateurs » a des chances de s’atténuer au fur et à mesure que les uns et les autres concevront mieux les transformations actuelles de l’école » (p. 264). Sans cette critique, qui fera certes sans doute apparaître des lignes de fracture dans les rangs mêmes des opposants aux réformes, nous n’aurons rien à opposer à ceux qui voudraient faire de l’école le lieu de constitution de subjectivités aussi adaptées que possible au marché. Sans cette critique de l’école telle qu’elle a existé – que l’angoisse de donner des armes à ceux qui veulent « détruire l’école » a fait taire depuis trop longtemps –, sans ce travail de formulation de ce que pourrait être une école réellement désirable, toutes nos « résistances » seront vaines, hantées par le doute de n’avoir en fait rien de concret à opposer aux visées adverses.

L’éducation est un bien commun dont nous acceptons aujourd’hui qu’il soit géré pour nous par l’État, sans que nous ayons dessus le moindre contrôle. Cette « dépossession » n’a bien sûr rien d’exceptionnel, mais elle est néanmoins exemplaire parce que l’institution scolaire combine trois caractéristiques : elle nous importe souvent considérablement ; nous avons toutes les raisons de penser qu’elle est susceptible d’être réformée ; nous avons bien souvent sur elle des opinions relativement précises et argumentées – et, en dépit de tout cela, nous acceptons de n’avoir sur elle aucune maîtrise. Doit-on en conclure que les enjeux nous paraissent trop importants et que nous préférons nous décharger de cette responsabilité ?

Quoi qu’il en soit, il est temps de revendiquer d’avoir un contrôle collectif sur cette institution qui joue un rôle déterminant dans la reproduction de l’ordre social et dans la constitution de notre subjectivité. La question est de savoir si nous parviendrons à cesser de penser qu’il n’y a d’alternative qu’entre une gestion étatique et le libre jeu des intérêts individuels, et si nous nous donnerons l’occasion d’éprouver qu’il peut en être autrement, à l’heure où nous voyons que les diverses formes de dépossession induites par l’une et l’autre logique peuvent se combiner. Il s’agit d’inventer pratiquement un autre rapport à l’institution scolaire – au-delà des lamentations sur la ruine de l’école.

1. Ouvrage qui prolonge le travail entrepris par Christian Laval avec L’école n’est pas une entreprise, Paris, La Découverte, 2003.

2. Voir La Grande Mutation. Néolibéralisme et éducation en Europe, d’Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval (Paris, Syllepse, 2010) et L’École en Europe. Politiques néolibérales et résistances collectives, Ken Jones (dir.) (Paris, La Dispute, 2011).

3. Voir Le Populisme autoritaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.

4. C’est notamment l’objet du chapitre 3, « Employabilité et fabrique de la subjectivité néolibérale ».

5. Gérard Grosse remarque ainsi que le système de fixation d’objectifs et d’évaluation des résultats qui est en train de se mettre en place est aussi absurde et formel que l’était le « Gosplan à l’époque de l’Union soviétique » (Charlie-Hebdo, hors-série « Qui veut la peau de l’école ? », p. 40. Voir aussi, à la p. 28, les remarques relevées par le SNES-FSU et le SNUEP qui suggèrent la façon dont les résultats des évaluations sont « rectifiés ».)

Sans doute faut-il, pour examiner cette question de l’exigence de « productivité », distinguer la situation de l’Université et celle de l’école, dont le rapprochement porte ici à confusion.

6. L’école n’est pas une entreprise, op. cit., p. 300-301.

7. « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », à lire sur le site www.ecoledemocratique.org.

8. Jean-Pierre Terrail, De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002, 3ème partie, « L’adaptation aux élèves, fabrique d’inégalité ».

9. Comme le montre par exemple l’initiative de professeurs de sciences économiques et sociales, qui ont élaboré un « contre-manuel » pour parvenir à continuer à enseigner de façon critique leur discipline, dans le cadre d’un nouveau programme conçu pour les en empêcher. Voir http://sesame.apses.org/.

10. NEC, p. 245. C’est d’ailleurs aussi ce que dit explicitement le psychanalyste Roland Gori, initiateur avec Christian Laval de L’Appel des appels, dans le numéro spécial de Charlie Hebdo de septembre 2011 : « ce n’est pas l’évaluation qui pose problème, on a toujours évalué, mais la néo-évaluation » (p. 62).

11. Cf. p. 190.

12. Une attitude dont les effets sont dénoncés par exemple par Jean-Pierre Terrail, op. cit., p. 67-69 et chap. III. « Les attentes des enseignants » et IV « Les effets de l’étiquetage ».

13. Avec notamment la constitution du Collectif national de résistance à Base-élèves, http://retraitbaseeleves.wordpress.com ou encore l’appel « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans », initié notamment par Roland Gori (voir note 16).

14. Cette analyse est au fondement de toute la démarche d’une revue comme N’Autre école, la revue de la fédération CNT des travailleurs de l’éducation.