Accueil > Tous les numéros > N° 29 - "Compétences et résistances" > Ce n’est qu’un début... le contrôle continu(e)

Ce n’est qu’un début... le contrôle continu(e)

jeudi 19 mai 2011, par Greg

Par Philippe Dubacq, CPE, Émancipation 44


Le repérage, le formatage, le classement des individus sont indispensables au fonctionnement des sociétés de contrôle. Sous couvert de modernisation et d’efficacité, l’Éducation nationale apporte sa pierre à l’édifice sécuritaire, avec l’avantage redoutable que l’école obligatoire permet de toucher l’ensemble de la population, dès le plus jeune âge.

Dans l’Éducation, la loi Fillon de 2005 institue un « socle commun de connaissances et de compétences » calquées sur une matrice européenne de compétences-clés. Le système français définit ainsi 7 champs de compétences à acquérir à l’issue de la scolarité obligatoire. Ces « compétences » recouvrent ce que l’État juge nécessaire à la sociabilité, et le patronat indispensable à « l’employabilité » : la langue nationale, une langue étrangère, les mathématiques, l’informatique (logiciels de base), le tout agrémenté de normes de comportement. En clair, lire et écrire (avec un peu d’anglais), compter, savoir pianoter sur un clavier d’ordinateur et comprendre qu’il est opportun de savoir se taire dans nombre de circonstances…

La validation de ces 7 compétences devient indispensable pour l’obtention du Brevet des Collèges à cette session 2011. Le ministère de l’Éducation a ainsi défini à partir du collège un Livret personnel de compétences propre à chaque élève, qui le suivra dans sa scolarité. Mais sans doute au-delà, puisque ces compétences clés sont établies dans le « cadre européen des certifications pour l’éducation et la formation tout au long de la vie »…

Un certain nombre de critiques de ces nouvelles formes d’évaluations n’hésitent pas de ce fait à parler ainsi du retour du « Livret ouvrier ». Rappelons que le livret ouvrier du xixe siècle visait à assurer un contrôle social, à limiter les salaires versés, et à empêcher le départ des ouvriers vers d’autres employeurs dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, tout en évitant les troubles sociaux. Actuellement, il s’agirait plutôt de favoriser la mobilité professionnelle et géographique d’une main-d’œuvre en concurrence sur le marché de l’emploi. Le rêve des employeurs – savoir qui ils embauchent pour pouvoir choisir ceux qui sont à la fois dociles et imaginatifs, costaux et minutieux, etc., est en train de se réaliser.

Un livret durable

Selon les différentes directives de l’Éducation nationale parues sur le sujet, le « Livret de compétences » recouvre en fait selon les étapes de la scolarité :

1. le livret personnel de compétences, qui prendra à terme une forme numérique ;

2. le livret scolaire du lycée destiné au jury du baccalauréat et aux études post-bac ;

3. le passeport orientation-formation, le futur livret d’employabilité.

Ce livret doit être renseigné par l’élève, avec l’appui de l’équipe éducative. Y figurent, outre les « compétences acquises dans le cadre de l’éducation formelle », « les expériences d’ouverture européenne et internationale et de mobilité, individuelle ou collective », « les compétences acquises hors du cadre scolaire » dont « les connaissances, capacités et attitudes acquises dans le cadre associatif ou privé, notamment familial », « les expériences de découverte du monde professionnel et de découverte des voies de formation », « les éléments qui concourent à la connaissance de soi et alimentent la réflexion du jeune sur son orientation ». Ainsi ce livret fera l’objet d’une « construction » par le jeune qui sera « accompagné » par une foule : la famille, les professeurs, les conseillers d’orientation, « les associations de jeunesse et d’éducation populaire », le « conseil de la vie lycéenne », les « délégués des élèves », les « acteurs jeunesse » sans oublier les incontournables « acteurs du monde professionnel ». On comprend mieux pourquoi, les enseignants, transformés en contremaîtres de fabrication de ressources humaines, qui ont ordre d’évaluer leurs élèves en cochant des cases d’acquisition ou non d’une liste de compétences et sous-compétences, depuis la grande section de maternelle, appellent pour un certain nombre à boycotter les évaluations de CM2, qui une fois transmises au collège constitueront une première couche du futur livret [1].

Un suivi numérique à la trace

Une telle base de renseignements sur l’élève ou le futur salarié, ne peut décemment, au xxi e siècle, demeurer sur un support papier et l’application numérique appelée « Livret personnel de compétences » permettra de parachever la mise en œuvre du socle commun au collège et l’évaluation par compétences.

À la rentrée 2010, tous les établissements disposeront, via leurs serveurs académiques, d’une application numérique, appelée « Livret personnel de compétences », développée sous environnement Sconet [2]. Elle permet de renseigner les compétences validées, d’éditer les attestations pour les familles et d’assurer la transmission des données vers l’application Notanet [3]. L’application « Livret personnel de compétences » sera mise en relation avec les applications privées ainsi que les applications développées localement pour le suivi des acquisitions du socle commun.

On peut donc considérer le livret de compétences comme un super CV numérique, dans lequel sont enregistrées toutes sortes de compétences validées par l’élève. Ce qui explique que la CNIL ait été interpellée sur le fait que les compétences d’une personne constituent une donnée sensible au même titre que les opinions – religieuses, politiques, etc. – ou la santé.

À titre d’illustration sur les dangers inhérents, on peut citer le cas de cette lycéenne de Seine-Saint-Denis postulant pour une place en IUT par alternance qui n’a pu avoir accès à la fiche informatique de pré-inscription, et s’est ainsi vue répondre par le logiciel APB (affectation post-bac) que cette formation était réservée aux élèves de nationalité française, sous prétexte de lutte contre le travail des sans-papiers ! Chaque élève étant doté d’un INE (identifiant national élève) dans le secondaire la simple saisie de cet identifiant permet aux programmes informatiques d’analyser un certain nombre de données sur le jeune disponibles dans Sconet.

Quant au devenir de ce livret numérique, l’article 11 de la loi du 24 novembre 2009 précise : « lorsque l’élève entre dans la vie active, il peut, s’il le souhaite, intégrer les éléments du livret de compétences au passeport orientation et formation prévu à l’article L. 6315-2 du code du travail ». On peut donc s’attendre à ce que, une fois terminée la phase d’expérimentation, l’application numérique LPC soit connectée avec les services de « Pôle emploi ».

Certaines académies, comme celle de Nantes, expérimentent déjà Espadon, un programme de partage des données numériques [4]. Sous couvert de travail à l’insertion des jeunes sortants du système scolaire, un certain nombre d’informations (identité, domicile, cursus scolaire…) sont d’ores et déjà partageables avec le ministère de l’agriculture (enseignement agricole), Pôle emploi, les missions locales, les collectivités territoriales, mais aussi le ministère de la justice dans le cadre de la prévention de la délinquance… Y ajouter le futur Livret personnel de compétences ne posera aucun problème… technique !

Savoir se vendre

Puisque le transfert du livret entre le scolaire et le salariat est déjà anticipé, comment pourra-t-on alors empêcher que les [in]compétences soient utilisées pour sélectionner les futurs salariés, y compris avec leur assentiment ? Car en période de chômage faible, de garanties collectives et d’espoir raisonnable de voir sa situation s’améliorer avec le temps et l’expérience, obliger les personnes à se vendre, et pour cela, à remplir des livrets de « compétences » présentant leur « traçabilité », ne pouvait guère marcher. Mais, grâce au chômage de masse et à la crise, l’introduction progressive de marges de manœuvre pour les employeurs [5] a peu à peu mis les salariés dans une situation d’acceptation de la lutte pour l’emploi et d’intégration du discours managérial.

Deux réactions-types face au chômage font ainsi la puissance du nouveau discours patronal :

1° « Je suis nul… » Donc c’est la faute du salarié qui, « inemployable ou à faible employabilité », accepte de passer par toutes les affres humiliantes des stages d’« insertion » ou de « réinsertion », des « bilans de compétences », des « portefeuilles de compétences », des livrets, des « passeports orientation et formation », des « tests à l’embauche », des contrats divers et avariés, qu’il faut inventorier pour attester de sa motivation et de sa qualification « tout au long de la vie ».

2° « Ma valeur n’est pas reconnue à son juste niveau. » Et ici pour alimenter les faibles espoirs de voir sa valeur, ses « compétences ou performances » reconnues, alors pourquoi pas le « livret » si cela peut aider ou la « Valorisation des acquis de l’expérience » qui pourront y être consignés.

De surcroît ces attitudes de soumission et résignation face à l’emploi se combinent avec l’acceptation de l’individualisation des salaires et autres primes au mérite, au détriment des rémunérations fondées sur le diplôme professionnel selon des grilles de salaires collectives. Le rapport salarial s’individualise, réduisant d’autant les possibilités de lutte collective. Le diviser pour mieux régner est une vieille tactique.
À ceci s’ajoutent l’engouement pour les nouvelles technologies et l’exposition publique de son profil, de sa personnalité, de son histoire, de ses convictions, via les fameux réseaux sociaux numériques. Et petit à petit le plus grand nombre intègre que la vie privée peut s’exhiber publiquement, sans conscience de ce que cela peut comporter de risques pour les libertés individuelles. Progressivement s’institue la transparence totale, immédiate et permanente des individus dont ont toujours rêvé les régimes totalitaires.

Avant même d’en arriver là, les employeurs ont déjà tout à gagner dans la mise en concurrence économique et sociale généralisée, de voir arriver des outils à même de leur permettre de faire un tri sur des bases plus fines et fiables que précédemment, et surtout toujours plus conformer les salariés aux exigences du salariat : la baisse du coût du travail et l’acceptation de l’exploitation et de l’aliénation généralisée. ■

À lire aussi...

Sur le fichage informatique à l’école, on consultera en particulier le travail du Collectif national
de résistance à Base élèves et leur site très
documenté : http://retraitbaseeleves.wordpress.com


[11. Sur le refus des évaluations de CM2 voir http://resistancepedagogique.blog4ever.com/

[22. Sconet (scolarité sur le net), est la base de données des élèves du second degré (collège et lycée), l’équivalent de « Base élèves », le fichier contre lequel des enseignants du primaire et des parents d’élèves sont en lutte depuis maintenant plus de 3 ans. Cf. le site du Collectif national de résistance à base élève (CNRBE : retraitbaseeleves.wordpress.com/) ou la rubrique « Big Brother » de Courant Alternatif qui fait régulièrement état des résistances au fichage à l’école.

[33. Notanet, est une des applications dérivées de la base de données Sconet, qui permet le recensement des notes, l’éditions des bulletins trimestriels, des fiches brevets, …

[44. Espadon : Espace de partage des données… projet actuellement en délicatesse avec la CNIL…

[55. Changement des grilles de classification dans les conventions collectives dès les années 90, avec des grilles floues où des « nouvelles compétences » font leur apparition, diminution des avantages liés à l’ancienneté, contrats d’objectifs, entretiens individuels d’évaluation, etc.