Accueil > La revue > Nouveautés lecture > Histoire sociale > Les gauches françaises - 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, (...)

Les gauches françaises - 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Jacques Julliard

mardi 5 mars 2013, par Greg

Une belle mise en page permet d’apprécier cet ensemble que je vois comme une cloison faite de briques variées dont il ressort une harmonie. Bien entendu, on peut en préférer certaines, mais toutes nous apportent leur part de compréhension. J’ajoute qu’il y aussi des amorces (le thème de « l’homme nouveau  » présent déjà dans saint Paul, p. 159), des suggestions stimulantes, comme ce que l’auteur nomme les quatre familles (libérale, jacobine, collectiviste et libertaire) qui « ne se confondent pas avec les partis  » (p. 33).

Une remarque au passage de Julliard lui-même, « d’où viennent nos opinions  » (pp. 19-20) m’a intrigué. Évidemment, Julliard connait les travaux pionniers sur la propagande de Jacques Ellul, les apports d’Erich Fromm sur l’uniformisation imposée à des millions de citoyens nord-américains et les études de Noam Chomsky sur la similitude de la propagande aux USA et en URSS (Les intellectuels et l’État). Je crois que, pris dans son étude de la démocratie, il a en quelque sorte repoussé cet aspect, tellement il était pris par les individus sujets pensant. Julliard est cependant capable de citer Makhaïski (et Skirda son traducteur), dénonçant les intellectuels de gauche qui « préparent une société idéale qui serait dominée par les intellectuels  » (p. 657).

La qualité du travail de Jacques Julliard est qu’il a imbriqué deux approches contradictoires (sans doute juxtaposées dans son propre esprit). D’une part, une analyse bien française (comme cela semble lui plaire, p. 246) que dans le fond, les partis politiques n’ont pas de personnalités foncièrement distinctes. De l’autre, un rejet du principe de la politique démocratique, sans que Julliard en précise le motif (foules violées par les bobards, ou supercherie d’essence totalitaire).
Pour ce dernier point de vue, si Julliard fait peu de cas du mandat impératif, bien présent durant la révolution française, il le reprend pour la Commune de Paris. En fait, il l’englobe subrepticement. « […] ni le système sectionnaire - ou soviétique -, ni le système jacobin - ou partidaire - ne réalisent l’idéal de la démocratie directe qu’ils prétendent incarner ; ils débouchent au contraire l’un et l’autre sur la pire des tyrannies : celle des factions organisées qui se proclament représentatives du peuple tout entier et qui usurpent sa souveraineté (p. 152).  » Et de résumer dans la même page Trotsky (cuvée 1904), « le peuple est censé représenté par la classe ouvrière, celle-ci par son parti, le parti par son comité central et ce dernier par son secrétaire général.  » Et Julliard va plus loin « Le socialisme, c’est un au-delà de la démocratie bourgeoise [une allusion à Jaurès …] L’idéal de ce socialisme, qui s’incarne dans le syndicalisme d’action directe à la française, le conseillisme ouvrier à l’allemande ou le soviétisme à la russe, atteste que l’aspiration à la démocratie directe et permanente reste vivante comme la braise sous la cendre, comme la promesse démocratique qui ne peut être tenue  » (p. 154, voir aussi pp. 671-672).

Et ce Julliard conseilliste apparaît aussi pour la Commune de Paris, brièvement et remarquablement évoquée. Et il en va de même pour Proudhon et le syndicalisme d’action directe, la revendication argumentée d’une gauche libertaire. Et la mise en valeur de Jean Allemane et son Parti ouvrier socialiste révolutionnaire pendant l’affaire Dreyfus (p. 425, alors que Pelloutier, futur syndicaliste révolutionnaire, et Jean Grave, pour une partie des anarchistes, ne prenaient pas du tout partie). Sur ce plan, un politicien comme Jaurès était plus conséquent : « Nous ne sommes pas tenus pour rester dans le socialisme de nous enfuir hors de l’humanité  » (p. 489).
Le Julliard, sociologue de gauche, propose de multiples anachronismes incisifs pour souligner à bon escient des similitudes entre des personnes et des tendances du passé et du présent. Il double la chronologie avec des « portraits croisés  » de grandes figures de la période étudiée. Il en découle, indubitablement, de la lumière. On appréciera, en outre, les considérations sur les sources religieuses de la pensée politique. Thiers, le politicien de gauche maculé du sang prolétaire, fait face à Blanqui, l’insurgé multipliant les années d’incarcération, souillé de calomnies de droite et de gauche (Tocqueville et Marx étant aussi nauséabonds l’un que l’autre sous ce rapport), mais se purifiant (à mon avis) par son « Ni Dieu, ni maître !  ». Thorez, l’impassible et médiocre subordonné du Kremlin. Mitterand s’imposant comme représentant de gauche, politicien aux relents antisémites, extrême droite, centriste, s’étonnant dans une discussion politique qu’on cite Eduard Bernstein, qu’il prend pour l’écrivain Henry Bernstein , si fragile est sa pellicule « socialiste  » que le Bernstein marxiste s’est effacé de son esprit (p. 800).

Julliard montre, au-delà de figures de proue si peu présentables, que dès la fin du XIX siècle on assiste à un « brouillage des repères traditionnels (p. 423)  », la gauche, la droite (et j’ajoute le centre) deviennent des notions « relatives (p. 570) » afin de conquérir les électeurs. C’est pour cela que je ne suis plus le schéma classificatoire de Julliard (p. 699) sur l’extrémisme et la modération, la droite et la gauche des partis politiques.

Bien au contraire, je vois que les données présentées montrent une façade de démocratie avec les libertés d’expression, de presse, de suffrage universel et une politique sociale retardataire (par rapport aux pays nordiques).

Si comme l’auteur le fait, j’utilise la transversalité en prenant le colonialisme français, je trouve que Julliard est trop léger dans son approche. Les déclarations des droits de l’homme des États-Unis et de la Révolution française, des « droits de l’homme en société  » (pp. 141, 581), ouvrent un boulevard à la persistance de l’esclavage, puis au génocide des aborigènes sur le territoire des pères nord-américains des droits humains, et à celui d’autres aborigènes en Afrique et en Asie pour le bonheur des capitalistes français. L’auteur dénonce Jules Ferry pour sa politique colonialiste en Indochine (p. 419) et donne (plus avant) une excellente critique de Clemenceau : « Non, il n’y a pas de droits de nations dites supérieures contre les nations inférieures […] en extraire toute la force […] au profit du prétendu civilisateur   » (p. 478). Mais il faut une bonne loupe pour trouver de vagues mesures de Clemenceau chef d’État en faveur des « indigènes  ».

J’aurais aimé que l’ironie indirecte de Julliard sur l’expulsion en 1901 des associations religieuses, sauf les congrégations religieuses dans les colonies (pp. 440-441, ce danger pour les Français étant un bien pour abrutir les indigènes), eût été accompagnée de louanges des politiciens. En particulier Mitterand et sa France à fric que Julliard évoque mollement. La phrase de Julliard sur « un capitalisme à visage humain (p. 875)  », durant les trente glorieuses (en France), me semble typique d’un homme politique dans sa cécité vis-à-vis du tiers monde.

Ce dédain des partis politiques français envers leurs (ex) colonisés et leur appétence pour l’apparat démocratique me semblent deux fondamentaux qui les unit dans une médiocrité sans extrémisme ni modération.

Il est normal qu’environ 880 pages (aérées) d’un texte parfois très subjectif entraînent des critiques. Il demeure que le traitement de la période 1762 (parution du Contrat social de Rousseau) à 2012, sans ennuyer le lecteur, est un tour de force. À mon avis, les nombreux apports positifs et les stimulations l’emportent largement sur quelques analyses discutables.

(Frank Mintz).

Les gauches françaises - 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Jacques Julliard, Flammarion (Documents et essais), 2012, 943 p., 25 €.