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École de journalisme : produire, abrutir, obéir... entretien avec François Ruffin

samedi 27 mars 2010, par Greg

CFJ - Centre de formation des Journalistes - à la fois une école supérieure comme les autres, et à ce titre révélatrice des méthodes qui y sont appliquées - et un espace tout à fait original, puisque c’est là qu’est formée la future élite des médias. Il y a quelques mois, sortait en librairie le témoignage d’un ancien de l’école, François Ruffin sous le titre Les petits soldats du journalisme. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous explique comment fonctionne cette “école-entreprise” et quels sont les enjeux qui se cachent derrière cette usine à formater les con-sciences.


Il y a quelques mois sortait ton livre Les petits soldats du journalisme, pourquoi avoir décidé de publier le récit de tes années passées au CFJ ?

François Ruffin - Les trois premiers mois de ma scolarité, j’ai tenté de transformer la pédagogie de l’intérieur : débats publics, pétition, propositions au directeur, etc. Sans y croire vraiment, tant je devinais que l’enseignement de cette école - professionnelle, financée par la taxe d’apprentissage, plaçant ses promotions dans les journaux, télés, radios dominants - répondait simplement aux désirs de ces médias. Dès lors, la marge de manœuvre semblait réduite, sinon nulle. Vu l’échec de mes tentatives, demeurait une seule solution : rendre publique l’inanité de ces formations, qui reflète bien la médiocrité du journalisme contemporain.

Le portrait que tu brosses de cette prestigieuse école de formation de journaliste est pour le moins inquiétant. Tu résumes la pédagogie de cette école à la formule “Il s’agit moins d’apprendre que d’accepter”. Peux-tu nous en dire plus sur ce que tu appelles la “pédagogie de la soumission” ?

F.R. - Journaliste apparaît, aujourd’hui, dans ma génération, comme l’une des professions les plus en vogue, les plus valorisées. Dès lors, on rencontre des jeunes, par dizaines de milliers, qui souhaitent intégrer les rédactions. Entre eux, la concurrence est d’autant plus vive qu’aucun diplôme, en théorie, n’est exigé. Et que les compétences nécessaires sont floues. Alors, pour obtenir un stage, puis passer CDD, puis renouveler son contrat, puis miracle (rare, et qui peut attendre plusieurs années) arracher un CDI, un comportement est exigé : l’obéissance. La soumission à une hiérarchie omniprésente. En toute logique, c’est ce que nous enseigne l’école : accepter les règles du métier, le moins-disant - des sujets creux, éternels micro-trottoirs, une minute trente, sur des thèmes racolleurs.

Ton livre est organisé en trois parties éloquentes  : “Produire”, “Abrutir”, “Obéir “, les trois piliers de l’école. Le CFJ semble un parfait “cas d’école” de la conception libérale de l’enseignement. Pourquoi cette formation des journalistes est-elle tellement en pointe dans l’offensive libérale sur l’école ? Finalement, est-ce encore une école ou déjà une entreprise  ?

F.R. - Les responsables en parlent comme d’une “entreprise”, une “holding”, une “marque à défendre“, etc. Le vocabulaire économiste à pénétré toute la formation. Sans doute parce que, au cours des années 80 et 90, le champ journalistique a basculé d’une logique de “service public” vers des exigences de “taux de profit supérieurs à 15%” - et le mouvement se poursuit, avec un Monde qui ne tardera plus à entrer en Bourse.

De façon manifeste ce culte de la “réforme”, de la nouveauté, des méthodes modernes, se double d’une rigoureuse application des règles traditionnelles de la discipline scolaire : menaces d’exclusion, humiliations… Comment des étudiants à bac + 4 acceptent-ils de se plier à cet autoritarisme ?

F.R. - Comme expliqué plus haut : nous sommes conscients que, dans les entreprises de presse, nous serons soumis aux mêmes contraintes. Le CDD non renouvelé remplacera la menace d’exclusion.

Finalement, on finit par se dire que dans notre société de l’information, les journalistes ont remplacé les hussards noirs de la République chargé de diffuser dans les cerveaux des petits français la bonne parole des puissants. Le CFJ jouerait donc aujourd’hui le rôle des écoles normales d’hier ?

F.R. - À n’en pas douter, les journalistes sont un pilier de notre société : par eux s’exercent un contrôle de la pensée, maintenue sur de sains rails idéologiques. D’où la nécessité qu’ils soient les premiers contrôlés  :
 par un recrutement socialement marqué (parmi les enfants de CSP+, socialement satisfaits de leur sort) ;
 par des formations qui se revendiquent comme exclusivement “techniques”, c’est-à-dire où l’idéologie est présentée sous les dehors de valeurs professionnelles ;
 par une hiérarchie très présente dans les rédactions : comme tout processus de production, la chaîne de l’information a ses contremaîtres (les chefs de service), ses ingénieurs (les rédacteurs en chef adjoints), ses directeurs ;
 par une précarité croissante, qui garantit que le déviant sera viré, ou placardisé, et aussitôt remplacé par des plus dociles.
L’info prend, après ça, un ton uniforme : sans révolte, sans goût, sans risque, sans courage - avec la seule couleur de la résignation.
L’éducation aux media est très en vogue dans l’éducation nationale.

S’agit-il selon toi de former des “spectateurs” critiques, ou bien cette pratique obéit-elle également à une logique de soumission ? à quoi devrait ressembler, selon toi, cette formation au décryptage des media à l’école ?

F.R. - Ce n’est qu’un pis aller. Quand bien même les jeunes deviendraient, par moments, conscients de leur joug, voilà qui n’ôterait pas le joug. Imagine-t-on d’annoncer : “vous allez consommer de la drogue, mais gardez un sens critique sur l’héroïne, n’oubliez pas qu’elle peut avoir des effets, etc  ?”
Cette fausse solution masque la seule question qui vaille, et à laquelle les enseignants aussi doivent se confronter : comment transformer les media  ? Plus on renonce à cette transformation, plus on cherche de fausses parades.