Télé-foutage de gueule !

Dimanche 15 mars au soir, veille de la fermeture des écoles, un chef d’établissement écrit à ses professeurs : « contrôler la présence des élèves » aux rendez-vous que nous sommes censé·es « leur fixer selon les emplois du temps, qui doivent rester notre référence commune, via Pronote afin d’aider à l’atteinte des objectifs de maintien à domicile ». De nous appuyer sur des cours de France 5, d’utiliser « Ma classe en ligne » du CNED, de vérifier les difficultés des élèves pour se connecter (matériel, connexion), de l’informer si nous n’avons « plus de contact d’aucune façon que ce soit avec l’un de [n]os élèves ». Il fait appel à notre « créativité pédagogique » et nous demande de nous préparer aux télé-conseils de classe : « Je serai très certainement amené à vous demander de bien vouloir utiliser une application le permettant selon les conseils techniques que la direction des systèmes informatiques du rectorat m’aura donnés. »

Pour nous, c’est non. Pour des tas de raisons… Passons tout de suite sur la principale de ces raisons : nous ne surveillerons pas les élèves dans leur espace privé depuis le nôtre, ni pour le travail qu’elles et ils sont censé·es y faire, ni – et encore moins – pour fliquer leur présence physique et leur respect du confinement !

« Continuité pédagogique » = novlangue

Ensuite, la « continuité pédagogique » inventée par Blanquer, ça n’existe pas. Par exemple, quand il s’agit de remplacer des profs absents dans des quartiers populaires. Demandons aux groupes de parents d’élèves de Seine-Saint-Denis ce qu’elles et ils pensent de cette notion. Juste pour voir…

Ça n’existe pas non plus juridiquement. Le télé-travail, c’est un statut, ça se gère normalement par contrat (surtout dans le privé), ou par textes de lois (surtout dans le public). Pour l’instant, il n’y a rien dans nos obligations de service, et ça doit donc se faire sur la base du volontariat. Et nous pourrons parler de ce volontariat plus loin, mais en attendant, nous ne sommes pas obligées d’avoir un ordinateur personnel, un téléphone portable ou autre objet du même type, ni même de disposer d’une connexion internet. On pourrait donc reparler de cette obligation de « continuité pédagogique » lorsque l’Éducation nationale nous fournira le matériel adéquat, et en bon état de fonctionnement bien sûr (et, pour connaître ce genre de matériel, il est tout à fait possible qu’on nous le fournisse, mais il est aujourd’hui illusoire de penser à une maintenance à la hauteur). Pour l’instant, donc, pas de cadre légal, ni d’obligation… de toute façon, les serveurs plantent tous en ce moment.

En outre, les contenus pédagogiques et notre manière d’enseigner ne regardent que nous, et éventuellement les inspecteurs·trices que le rectorat pourrait nous envoyer (par internet ?). Par ailleurs, rappelons le, l’inspection n’est pas obligatoire, à toutes fins utiles.

En attendant, nous préférons nous occuper seul.e des contenus que nous donnons à travailler à  nos élèves, et ce n’est donc pas une plate-forme qui le décidera pour nous.

Télé-enseigner ?

Surtout, pour nous, enseigner et éduquer, c’est une relation humaine. C’est en grande partie pour cela que nous ne faisons pas de cours magistraux. On découvre, on travaille, on propose, on cherche… et suivant la vitesse avec laquelle ça avance, on passe à la suite ou on s’arrête pour approfondir une notion. Parfois même on fait un pas de côté vers une autre discipline, un autre chapitre, afin d’assouvir une curiosité bien placée.

Comment télé-faire cela ? Ce n’est pas avec le bouton « lever le doigt » de « Ma classe à la maison » que ça va rendre les choses humaines ! Il manquerait le bouton « couper la parole à la professeure », « bavarder avec mon voisin », « essayer une idée que je n’ose pas proposer mais sur laquelle la prof va rebondir en passant à côté de moi », « passer sous ma table pour ramasser un stylo et me cogner en me relevant, déclenchant l’hilarité générale, mâtinée d’un soupçon d’inquiétude pour mon cuir chevelu »… Pourquoi pas faire un concert en visio-conférence ou une bouffe par « meeting hangout » ?

Pour le premier degré, il est connu depuis de nombreuses décennies que le travail scolaire écrit à la maison aggrave les inégalités et provoque des tensions familiales importantes, et c’est pourquoi il est interdit depuis les années 1950.

Avec le télé-enseignement, on sent poindre l’arrivée de la télé comme enseignante, et l’enseignante comme garde-chiourme. Et ce n’est pas étonnant que cela plaise à Blanquer. Répétition des règles apprises par cœur, évaluation en ligne par des QCM, prof qui corrige des livrets qu’elle ou il n’a pas préparés… c’est le monde rêvé des élèves et profs robotisé·es cher à Stanislas Dehaene.

Logiciels, applis : du libre ou que dalle !!!

Des tas de problèmes sont posés par l’informatisation de l’enseignement, depuis déjà longtemps. Ce qu’on nous propose de faire là, c’est de les oublier… le temps du confinement ? Pas sûr !

Le souci majeur est celui de l’exploitation des données personnelles par des boîtes privées dépourvues de scrupules sur la question, et dont c’est même le fonds de commerce. C’est le cas de Pronote, de toutes les applications dont on reçoit les publicités sous forme de plaquettes publicitaires rutilantes (agréées Éducation nationale), et évidemment à un degré paroxystique des réseaux sociaux marchands qui se frottent les mains.

Partout, il va falloir s’inscrire, laisser un mail, retenir un énième mot de passe, recevoir et laisser des messages, le tout sous son vrai nom, bien sûr, c’est pour le boulot quand même !

Le numérique, c’est aussi le royaume de l’abonnement : rien n’est à nous, tout est en ligne sur présentation de son identifiant, son mot de passe, et de la clef valable un certain temps. Si ça plante, on n’a plus rien. Au bout de quelques mois, c’est périmé, on n’a plus rien. C’est du vol organisé, légal, mais on le généralise.

Pour le télé-travail, on va aussi nous demander un équipement matériel et logiciel pour le son et l’image. Les cours pourront être faits en vidéo (essayez un logiciel de montage et vous verrez vite qu’il faudrait demander un triplement de nos salaires par rapport au temps de travail que ça impliquerait) et les réunions en visio-conférence. Et là, évidemment, on dit : « jamais » ! Vous n’installerez pas vos logiciels marchands pourris sur nos ordinateurs, vous n’y brancherez pas de caméra (faudrait en avoir)), vous ne ferez pas de cours en vidéo (faudrait-il encore faire des cours magistraux ?!).

Pour tout cela, il existe de nombreux logiciels libres qui peuvent faire le même travail, sans inscription, avec des transmissions chiffrées. On pourrait mettre à disposition des manuels en format PDF, faciles à lire et à archiver dans nos disques durs, gratuitement… et pourtant rien de tout cela ne nous est proposé. Évidemment.

Passons sur le problème écologique que posent les énormes serveurs qu’il va falloir ouvrir pour l’occasion.

Un patron reste un patron

Si la situation n’était pas anxiogène et potentiellement tragique, les velléités de nos supérieur·es hiérarchiques à essayer de nous mettre au travail à tout prix et dans n’importe quelles conditions seraient risibles. Elles et ils se comportent comme n’importe quel·le patron·ne : « on ne va quand même pas les payer à rien foutre ! »

Alors on va devoir subir des exigences bureaucratiques complètement irréalisables, des démentis assortis de nouvelles instructions loufoques, et ce à tous les niveaux. Un message de la Direction du numérique éducatif, et des milliers de chef·fes d’établissement et d’inspecteurs·trices enverront des ordres différents. Une mise au point du recteur·trice et c’est reparti pour un tour. Une blanquerade du ministre et plus personne ne comprend rien.

Il semble que les écoles auraient dû être fermées bien avant. C’est ce qui a été fait dans de nombreux pays. Mais ici, le gouvernement est habitué à laisser les personnels en situation de danger. Et quoi qu’en dise le grand menteur, rien n’est préparé. Il prétend que tout est sous contrôle, mais il se fait désavouer par son premier ministre et son président dès qu’il ouvre la bouche. On ne peut pourtant pas soupçonner ces derniers de s’intéresser au sort du peuple…

Enfants des personnels réquisitionnés

La seule « injonction » compréhensible est celle qui nous impose de nous occuper des enfants des personnels réquisitionnés pour gérer la crise sanitaire. Il y manque bien sûr les caissières, les livreurs, les ouvrières, les employé·es des artisans, les femmes de ménage, qui n’ont pas été hissé·es au rang de héros par le chef de l’État. Et pourtant ils et elles font un boulot indispensable mais personne ne se soucie de garder leurs enfants… c’est révoltant tant d’hypocrisie organisée.

Là aussi les chef·fes ont montré leur incompétence et leur inutilité : très rapidement, les équipes de collègues se sont débrouillées pour détacher des volontaires parmi celles et ceux qui n’habitent pas loin ou n’utilisent pas les transports en commun, qui n’ont pas d’enfant en bas âge et qui sont en bonne santé. Elles et ils ont organisé un début de rotation des tâches sans aucun besoin d’ordre de réquisition que le ministère serait bien en mal de fournir dans les délais ! Une autogestion en marche mais qui, elle, fonctionne.

Alors qu’est-ce qu’on fait ?

À la maison, il va falloir s’occuper de ses enfants, les faire participer aux travaux intérieurs, leur apprendre la cuisine, les faire lire, écouter de la musique, en jouer, profiter de la vie. Vivre confinés en famille demande de l’attention, de la patience, et une solide réflexion sur l’organisation des journées pour éviter la trop grande exposition aux écrans.

On peut donc conseiller des vidéos, des reportages, mais pas trop. Des lectures, beaucoup. Des activités à faire en famille. Des musiques à écouter, à chanter et pourquoi pas à créer, vu qu’on a le temps. Et on peut utiliser certaines messageries pour prendre des nouvelles et rassurer certaines familles inquiètes ou angoissées.

L’école ce n’est pas seulement enseigner ; l’école c’est apprendre ensemble pour s’émanciper… autre chose que « Ma classe à la maison ». Allez, on se serre les coudes (pas celui dans lequel on tousse), et on n’hésite pas à se demander de l’aide.

Bon confinement à toutes et tous !