En ces temps de rentrée scolaire, nous avons souhaité discuter avec quelques militant·es des syndicats de l’éducation de la CNT. Statuts, hiérarchie, enfants à la rue, tri des élèves… les sujets ne manquent pas pour essayer de dresser un état de l’éducation.
Pour cet entretien, c’est la question des enfants à la rue que nous avons abordée.

Déjà parus :
Les statuts des professionnel·les de l’éducation, un chaudron au milles ingrédients
• À propos de hiérarchie : « Nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. »
• À propos des “enfants sans toit” : « Un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. »

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Enfants sans toit et éducation

“Enfants sans toit” et “occupations d’écoles”, voilà des mots qui reviennent de plus en plus souvent et qui révèlent une situation qui ne cesse de s’aggraver. Entretien avec M., instite de maternelle dans l’agglomération grenobloise depuis bientôt 20 ans, membre du Réseau Éducation Sans Frontière (RESF) depuis sa création à Grenoble, en 2006, et syndiquée à la CNT.

On va commencer cette discussion par une question de vocabulaire. J’ai lu “les enfants sans toit” mais aussi “les enfants à la rue” et d’autres formulations. Qu’est-ce qu’il y a derrière ces différents mots ?
“Enfant sans toit”, c’est pour moi un terme générique qui englobe plusieurs réalités : les enfants “réellement” à la rue, les enfants qui vivent dans des lieux insalubres, pas adaptés à leurs besoins ni dignes, dans des conditions de grande promiscuité : dans des squats et des bidonvilles, hébergé.e.s chez des tiers ou dans l’hébergement d’urgence. Un hébergement d’urgence, c’est un lieu géré par l’État, qui n’est pas un logement, ce n’est pas le même statut et bien souvent ce n’est pas du tout adapté à une vie du quotidien, sans possibilité de faire à manger, généralement éloigné des transports en commun, et où peut s’exercer un travail social qui s’apparente plus à du contrôle social. Et cet hébergement d’urgence peut durer plusieurs années.

Et lorsque tu emploies le mot “enfant”, ça englobe qui ?
Ça englobe tou.te.s les enfants, ça veut dire les mineur.e.s accompagné.e.s de leurs parents ou au moins d’un de leur parent et celles et ceux arrivé.e.s seul.e.s en France, reconnu.e.s ou non mineur.e.s par le département qui en a la charge.

Il y a beaucoup d’enfants sans toit non-scolarisé.e.s ?
Déjà tu as les enfants qui ne sont pas en âge d’être scolarisé.e.s, c’est-à-dire qui ont moins de 3 ans, l’âge auquel tu entres en petite section de maternelle.
Pour les enfants en âge scolaire, nombre de familles arrivantes ne connaissent pas les démarches pour scolariser leurs enfants et le manque de structures pour les accompagner est criant. La peur de l’institution école et de ce qu’on imagine qu’elle pourrait apporter comme problèmes supplémentaires quand on vit déjà dans une situation de grande précarité et d’angoisse des arrestations peut aussi, dans certaines situations, empêcher de se précipiter pour scolariser ses enfants.
Normalement c’est le rôle de la mairie, de recenser les enfants habitant une commune pour faire respecter l’obligation scolaire. C’est-à-dire celles et ceux vivant avec un toit sur la tête et une situation “normale” je vais dire, mais aussi vivant dans des conditions de grande précarité. Mais si personne ne va à la rencontre des familles vivant sous tente ou dans les squats, oui ça peut arriver qu’il y ait des enfants qui passent au travers des radars.
Et après, il y a aussi des refus d’inscription scolaire, dans le premier degré ça arrive dans certaines communes. Il s’avère que dans l’agglomération grenobloise, où je travaille en tant que prof, il n’y a pas de refus de scolariser les enfants du primaire. L’inscription dans les écoles est une démarche assez facile pour les familles donc il n’y a pas de réel blocage. Par contre ce n’est pas vrai pour le second degré – collèges et lycées – où les enfants arrivant.e.s doivent passer par des centres d’orientations et d’informations pour être “bilanté.e.s” – c’est comme ça qu’on dit – pour connaître leur niveau scolaire. Et c’est après seulement qu’iels se voient affecté.e.s dans un établissement. Dans ce cadre, on dénonce des délais d’affectation qui peuvent être extrêmement longs, c’est-à-dire de plusieurs mois. Alors qu’en école primaire, les enfants peuvent démarrer l’école très vite.

C’est-à-dire que dans le secondaire, il y a des enfants qu’on empêche, de fait, d’aller à l’école pendant plusieurs mois ?
C’est ça, je parle de l’agglomération grenobloise. Ailleurs, il y a d’autres cas de figure, selon les pratiques locales de l’éducation nationale.

Pour en revenir aux enfants sans toit, tu as des chiffres pour qu’on se rende compte de ce dont on parle ?
La mairie de Grenoble chiffre, sur la commune, à 250 le nombre d’enfants sans toit, de tout âge, donc y compris les enfants de moins de 3 ans, et ce chiffre ne tient pas compte des enfants dont la famille est hébergée chez un tiers de manière précaire. Au niveau de l’agglomération, c’est 450 enfants sans-toit qui sont décompté.e.s, à la rue, chez des tiers et en squats ou bidonvilles, c’est-à-dire sans compter les enfants en hébergement d’urgence. On peut considérer ces chiffres comme fiables à mon sens. Ils se basent sur les domiciliations au CCAS (centre communal d’action sociale) et des remontées de terrain de structures du travail social.
Et pour donner un ordre de grandeur, Grenoble c’est un peu plus de 150 000 habitantes et habitants et 450 000 pour l’agglomération. Le DAL (Droit au logement) y chiffre à 17 000 les logements privés vacants, auquel il faut ajouter 3300 HLM vides.

Tu es professeure des écoles, en maternelle, et tu viens en aide – pas toute seule mais collectivement – aux enfants sans toit qui sont scolarisé.e.s et à leur famille.
Aux enfants scolarisé.e.s parce que c’est par le biais de l’école que nous avons connaissance des situations et que, pour les soutenir et agir, nous nous appuyons sur le droit à l’éducation.

Tu peux en dire plus sur la situation de ces familles ?
Dans la zone géographique où on est présents et présentes, on a affaire le plus souvent à des enfants migrant.e.s, dont les parents sont sans-papiers ou demandeurs d’asile mais avec des droits qui ne sont pas respectés puisqu’un hébergement d’urgence dans le premier cas ou en centre d’accueil pour demandeur d’asile dans le second, devrait leur être fourni. Quand il s’agit de jeunes isolé.e.s, ce sont des jeunes non pris.e.s en charge par le Département, le plus souvent car non reconnu.e.s mineur.e.s à la suite d’une évaluation aux critères douteux.


«  Dans nombre d’écoles primaires, on accueille des élèves et des familles en situation de grande précarité, notamment migrantes, avec des situations particulièrement fragiles.
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Le fait que tu sois instite, qu’est-ce que ça crée comme lien spécifique vis-à-vis de ces enfants ?
De fait, dans nombre d’écoles primaires, on accueille des élèves et des familles en situation de grande précarité, notamment migrantes, avec des situations particulièrement fragiles. De par la relation qu’on a avec les familles, les liens qui se tissent tous les matins et tous les soirs à la porte de l’école, on arrive à établir une relation de confiance. Il nous arrive de questionner directement une famille sur sa situation si quelque chose nous met la puce à l’oreille, ou que les familles nous parlent d’elles-mêmes. Ça me semble important de savoir réagir correctement, à minima de prendre en compte ce qu’on me dit et essayer d’y répondre.
En tout cas j’estime que cette question est directement liée à mon travail parce qu’un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. S’iel n’a pas de toit sur la tête, s’iel n’a pas de quoi manger, de quoi se vêtir, s’iel n’a pas accès à des loisirs, si ses parents n’ont pas assez de ressources pour vivre correctement et/ou vivent dans l’angoisse permanente de ce qu’il va leur arriver dans la vie, s’ils n’ont pas de papier et donc pas de possibilité d’accéder à tout ce qui est normalement du domaine du droit.
D’où le fait de participer au réseau éducation sans frontières (RESF) qui travaille sur ces questions et d’avoir ces situations dans mes “objets” de militantisme.

Tu dis qu’un.e enfant ne peut pas apprendre lorsque que dans sa famille les besoins fondamentaux ne sont pas assurés. C’est ton avis personnel ou c’est quelque chose qui est reconnu par les institutions et le droit ?
En France tou.te.s les enfants ont un droit à l’éducation. Ce n’est pas seulement le droit de fréquenter l’école mais aussi celui de bénéficier de toutes les conditions permettant de suivre une éducation de qualité. Tou.te.s les enfants et notamment les plus fragiles. C’est a priori l’idée du service public. Et il s’avère qu’un.e enfant qui vit dans les conditions qu’on a décrites précédemment n’a pas pleinement accès à ce droit notamment parce que l’Etat ne met pas les moyens qu’il faut pour cela. L’institution Education Nationale ne s’élève évidemment pas contre les manquements de l’Etat, elle bafoue elle-même en permanence ses propres principes, par exemple en ne mettant pas les moyens humains et financiers nécessaires au respect des droits et des besoins des élèves. Du coup, c’est à nous qui sommes sur le terrain, de prendre en compte ces situations et de tout faire pour que ces enfants et leurs familles aient accès à leurs droits.


«  J’estime que la question des “enfants sans toit” est directement liée à mon travail parce qu’un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts.
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Peux-tu décrire l’émergence d’une situation d’enfant sans toit ?
C’est très variable et ça dépend dans quel niveau de scolarisation tu te trouves. Des enfants de maternelle ne vont pas nous raconter grand chose sur leur situation, les plus grand.e.s pourront nous donner des informations mais bien souvent c’est tout de même compliqué de se confier sur ce genre de sujets, aussi bien pour les enfants que pour les adultes. C’est pour ça qu’on fait très attention à être discret.e.s et qu’on ne dit rien sans l’accord des familles. Quand elles se confient sur leur situation, il arrive que des familles ne veuillent pas qu’on en parle autour, notamment parce qu’elles ont peur que leurs enfants soient confronté.e.s aux questions et aux jugements de leurs camarades, etc. C’est toujours délicat comme situation.
Pour “identifier” les familles en situation de grande précarité, si rien ne nous est confié, on peut se fier à des signes extérieurs visibles. Par exemple une famille qui arrive très tôt, bien avant l’heure d’ouverture de l’école, ça peut vouloir dire qu’elle vient de loin, qu’elle prend des transports en commun et qu’elle n’a pas le choix de son heure d’arrivée. Ça peut être des choses matérielles, comme l’hygiène, l’état des vêtements… Dans le premier degré, on a connaissance des adresses des familles, si on voit que c’est une adresse de domiciliation CCAS (Centre Communal d’Action Sociale), ça veut dire que la famille n’a pas de domicile, ce qui peut nous indiquer une situation de grande précarité. Ça peut être aussi d’autres parents d’élèves qui remarquent des choses et viennent nous en parler. Et ça peut être les familles elles-mêmes, lors d’une discussion au moment de l’inscription de leurs enfants, ou lors d’un entretien à propos de la scolarité. Soit ces familles se confient, soit on déduit des choses et moi je pense – et tout le monde ne sera peut-être pas d’accord là-dessus – que quand on a des doutes, il vaut mieux mettre un peu les pieds dans le plat. Poser des questions quitte à se tromper, quitte à ce que la famille dise qu’elle ne veut pas en parler, mais je pense qu’il vaut mieux ça que de passer à côté d’une situation où des gens auraient besoin de soutien et n’oseraient pas le formuler.


«  En France tou.te.s les enfants ont un droit à l’éducation. Ce n’est pas seulement le droit de fréquenter l’école mais aussi celui de bénéficier de toutes les conditions permettant de suivre une éducation de qualité.
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Une famille vous dit qu’elle est à la rue, que pouvez-vous y faire ?
Souvent une famille nous interpelle lorsqu’il y a une urgence et que sa situation va se dégrader. Par exemple, elle est hébergée chez des amis, ces amis ne peuvent plus la recevoir et donc elle va se retrouver à la rue. Ou alors elle est déboutée de sa demande d’asile et va être expulsée de son hébergement pour demandeur d’asile. Mais il arrive aussi que la famille soit déjà à la rue quand elle nous fait part de sa situation.
Il y a donc une question d’urgence qu’on traite en premier. Comment mettre à l’abri cette famille ? Là on cherche des solutions tout azimut, on essaye de monter un collectif de soutien avec des parents et enseignant.e.s volontaires, on occupe l’école pour mettre la famille à l’abri et si ça n’est pas possible tout de suite ou pas possible du tout, le collectif peut se cotiser pour payer des nuits d’hôtel ou des membres peuvent proposer d’héberger la famille. Ces dernières “solutions” n’en sont évidemment pas à long terme, ce n’est pas de la lutte, c’est de l’humanitaire. Cette solidarité est extrêmement importante mais ne dessine pas une voie pour parvenir à une vraie solution. Elle sert avant tout à pallier l’urgence de la situation. En parallèle on réfléchit à quels leviers activer pour permettre à cette famille d’accéder à ses droits dont le plus efficace est l’occupation d’école.

Avant d’en venir au sujet des écoles occupées, tout ce que tu me décris comme processus d’attention aux familles, lorsque l’on débute dans ce métier, il y a une formation à cela ?
Quelque chose d’officiel ? Délivré par l’institution ? Non, rien du tout. La hiérarchie ne fait pas ce travail et bien souvent menace plutôt les collègues et écoles qui se mobilisent en soutien à leurs élèves sans toit. Fermer les yeux sur ces situations est beaucoup plus simple comme attitude.
C’est donc l’objet du travail syndical que de fournir aux collègues des outils sur ce sujet [voir en fin d’article]. On fait des communications, on organise des stages syndicaux, on mène des actions collectives, on sensibilise.


«  Fermer les yeux sur ces situations est beaucoup plus simple comme attitude. C’est donc l’objet du travail syndical que de fournir aux collègues des outils sur ce sujet.
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Dans le primaire, vous travaillez dans des écoles qui sont la propriété des mairies. De ce fait, je me dis qu’il y a un lien privilégié entre vous et celles-ci, qui ont en charge de se soucier de leurs habitant.e.s et en particulier des enfants vivant sur leur commune. Est-ce que par exemple un maire vous demande de l’alerter si vous êtes au courant d’une situation de ce type ? Vous demande d’être des “vigies” pour identifier ces situations ?
Les mairies ne vont pas vraiment au-devant sur ces questions-là. Et d’un point de vue statutaire, elles n’ont pas à inciter les profs à faire ceci ou cela, ce n’est pas leur rôle.
En tout cas, nous qui nous mobilisons pour les enfants sans toit, quand bien même nous sommes “éducation nationale” et que l’hébergement d’urgence relève de l’Etat, les premiers interlocuteurs auxquels on s’adresse sont les mairies dont dépendent nos écoles. Comme tu dis, c’est le premier “rouage” censé s’inquiéter de la situation de chaque habitant.e de sa commune. Et c’est parce qu’on les interpelle et selon la couleur politique de la mairie qu’après il y a des… Je ne sais pas comment nommer ça parce que bien sûr ce n’est pas officiel… Disons qu’il y a des facilitations ou des prises en charge, plus ou moins concertées, de cette thématique. Ou au contraire des fins de non-recevoir totales...
Mais même avec des mairies plus “sensibles” à ces questions, en permanence on s’entend dire que c’est dur d’agir parce que “oui, oui”, ils sont très préoccupés par les familles à la rue, qu’ils sont de tout cœur avec nous mais que c’est une compétence de l’Etat et non pas d’eux. Et dans les faits, il arrive régulièrement qu’ils mettent des bâtons dans les roues aux collectifs qui occupent les écoles. Nous, en se mobilisant, on les oblige à se positionner et à faire des choses.

Lorsque vous détectez un cas de famille sans toit, vous vous tournez donc vers la mairie.
Avant de se tourner vers la mairie, on discute avec la famille. On fait une sorte d’état des lieux d’où en est la famille. Quel est son statut administratif, est-ce qu’elle est demandeuse d’asile, est-ce qu’elle est en demande de titre de séjour, est-ce qu’elle est sans-papiers… Et du coup, qui la suit ? Est-ce qu’il y a des travailleurs sociaux sur le coup ? – travailleurs et travailleuses sociales qui ne vont pas forcément être les mêmes selon le statut administratif de la famille. Est-ce qu’il y a déjà des liens avec des associations, avec des structures municipales type centre de santé, protection maternelle et infantile, bref, tous les interlocuteurs qui sont autour de la famille. Est-ce qu’elle a un avocat ? Qu’est-ce qu’elle a déjà fait comme démarches ? Etc. Et une fois qu’on a pris connaissance de tout ça, on oriente si besoin la famille vers les structures médico-sociales et d’accès aux droits les plus proches. Puis on fait le point sur ses besoins, ses demandes, les limites qu’elle pose, ce qu’elle veut et ne veut pas qu’on fasse. On ne fait jamais rien sans l’accord des familles. Et on discute avec elle de ce qu’on est en capacité collective – s’il y a un collectif – de proposer pour la soutenir en vue de l’obtention de ses droits, à un toit notamment.
Et puis quand la famille est partante pour qu’on la soutienne, qu’on revendique avec elle ses droits, alors on s’adresse à plusieurs institutions qui sont susceptibles de devoir agir. Par exemple la protection de l’enfance c’est le conseil départemental qui en est responsable, l’hébergement c’est l’État donc la préfecture, la scolarité c’est l’éducation national et parfois la mairie.
Mais donc l’interlocuteur institutionnel le plus proche, il s’avère que c’est la mairie, à qui on peut demander de s’adresser aux autres interlocuteurs, afin que les droits des familles soient respectés. Donc on l’interpelle, dans le cas où c’est possible.


«  On ne fait jamais rien sans l’accord des familles.
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Pourquoi dis-tu “quand c’est possible” ?
J’ai l’exemple d’une mairie qui, quand tu lui annonces qu’il y a une situation de ce type et qu’une occupation d’école va s’organiser, te dit qu’elle va porter plainte contre l’occupation et envoyer les flics. Donc dans ce cas tu vas réfléchir un peu différemment et tu vas t’adresser à elle dans un autre mode qu’à une commune que tu sais plus encline à protéger les gens plutôt que de les mettre encore un peu plus dans la merde.

Depuis le début de cet entretien, tu dis “on”, qui est ce on ?
Le principe, quand on a connaissance d’une famille dans cette situation, c’est de trouver des soutiens dans l’école ou l’établissement. Tu as des profs, tu as des parents d’élèves, tu peux avoir des élèves – au lycée par exemple, qui sont assez grand.e.s et peuvent vouloir s’investir sur ce genre de cas –, tu as l’administration dans le second degré, etc. En tout cas, tout se passe, en premier lieu dans cet espace-là : l’école.
Dans certains endroits peuvent se créer des collectifs, de profs, de parents-profs, de parents, mais parfois ça ne fonctionne pas, il n’y a pas de collectif qui se crée. Tu n’as qu’un ou une individu qui se mobilise. Et pour mener des actions, le collectif est indispensable, si tu es tout.e seul.e, faut être claire : c’est souvent la merde.
Mais, une fois que ces pistes internes à l’école ou à l’établissement ont été suivies, tu peux te mettre en lien avec des collectifs “externes”. Par exemple, le RESF (Réseau Education Sans Frontière) fonctionne sur la base de collectifs dans les écoles et établissements qui se mettent en réseau et permettent à une personne isolée de réfléchir avec d’autres.
Et c’est aussi un sujet de préoccupation dans le cadre syndical. D’ailleurs, nombre de syndicats font partie de RESF. Et par exemple, localement sur l’agglomération grenobloise, depuis 10 ans, on a une intersyndicale permanente – permanente dans le sens qu’elle n’est pas ponctuelle, qu’elle ne se reforme pas au coup par coup en fonction d’une situation – qui s’appelle “Enfants migrant.e.s à l’école !”. J’ai déjà évoqué les formations syndicales qu’on propose tous les ans, c’est dans le cadre de cette intersyndicale.
Il existe aussi sur l’agglomération grenobloise un “Intercollectif des écoles occupées et mobilisées” pour coordonner les actions autour des écoles occupées.
Donc il y a tout un réseau militant autour de cette question qui peut être activé si on est isolé.e face à un cas. Mais il s’avère que pour faire du travail avec une certaine efficacité, sans collectif et sans adhésion de la part des parents d’élèves ou de tes collègues, c’est extrêmement difficile. Il peut y avoir une hostilité ou une peur des profs ou des parents de réagir à une situation de ce type. Et là c’est vraiment compliqué d’agir.

Et le collectif “Réseau d’aide aux élèves sans toit”, qu’est-ce que c’est ?
Ça a été créé il y a 2 ans, à l’initiative de “Jamais sans toit” si ma mémoire est bonne – qui est le collectif lyonnais qui organise les occupations d’école –, en lien avec l’UNICEF, le Collectif des associations unies, qui rassemble 40 ou 50 assos à l’échelle nationale, et la FCPE (fédération de parents d’élèves). Ce réseau a pour objectif de mettre dans le paysage médiatique et politique, au niveau national, cette problématique qui chaque année devient de plus en plus criante. Le nombre d’élèves sans toit ne fait qu’augmenter.
Ce collectif publie, à chaque rentrée, le “Baromètre des élèves à la rue”. Baromètre basé sur les seuls chiffres du 115, qui est le numéro d’appel d’urgence que les personnes sans toit doivent contacter pour essayer d’obtenir un hébergement. Ce qui donne au niveau national à la veille de cette rentrée, 2043 enfants à la rue, en âge ou non d’être scolarisé.e.s. Ce qui est un nombre très faible, même ridicule. Ce n’est pas du tout un chiffre qui reflète la réalité puisque par exemple, comme je te l’ai dit, seulement à Grenoble on en est déjà à 250 gamin.e.s à la rue répertorié.e.s. Donc t’imagines bien qu’au niveau national, ça ne peut pas être “seulement” 2000 enfants concerné.e.s par cette situation. Les chiffres du 115 donnent un nombre complètement partiel parce que nombre de familles n’appellent plus puisque le taux de réponse positive est très faible. En plus de cela, le cas des mineur.e.s isolé.e.s n’est pas pris en compte et un grand nombre des situations qui relèvent de la définition de “sans toit” n’est pas comptabilisé comme les familles vivant en squats et bidonvilles.
Mais ce chiffre, renouvelé tous les ans et calculé sur les mêmes critères, a l’avantage de montrer une évolution du phénomène. Ça c’est très précieux. Et chaque année, ce chiffre augmente : en septembre 2024, il y a eu une augmentation de 120% par rapport à septembre 2020 !


«  Au fil des ans, en plus des mobilisations pour l’obtention de papiers ou contre les obligations de quitter le territoire, on a dû de plus en plus se mobiliser sur les questions liées à l’absence de toit.
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De ton expérience, que peux-tu dire de cette évolution ?
En 2006, quand RESF a démarré ici à Grenoble – RESF existait déjà dans d’autres villes depuis 2005 – on se battait pour que les familles soient régularisées, aient des papiers et puissent accéder au droit commun. On se rassemblait devant les bahuts et devant la préfecture pour exiger des régularisations. On devait aussi parfois faire pression sur le Conseil Départemental, tenu d’héberger les familles avec enfants en bas âge, qui ne respectait pas toujours ses obligations. Mais au fil des ans, en plus des mobilisations pour l’obtention de papiers ou contre les obligations de quitter le territoire, on a dû de plus en plus se mobiliser sur les questions liées à l’absence de toit. Et cette problématique concerne aujourd’hui la majorité de nos actions.
Entre le nombre de places en hébergement d’urgence qui n’a jamais augmenté et parfois même qui a été réduit. Entre la modification des critères de prises en charge par les départements (aujourd’hui uniquement les mères isolées avec enfant de moins de 1 an !). Entre la mise en place, par les préfectures, de critères dit de “vulnérabilité” pour être hébergé.e toujours plus restrictifs. Et entre, dernier point, des familles qui devraient avoir accès à des logements sociaux mais qui sont maintenues dans des hébergements d’urgence faute de logements sociaux disponibles, la situation ne peut qu’empirer.

Pour en revenir aux écoles : vous constatez un cas d’enfant sans toit, vous mettez si nécessaire et en urgence tant bien que mal la famille à l’abri. Vous faites un état des lieux. Et si possible vous occupez l’école, c’est ça ?
Une fois que les institutions sont mises au courant, si rien ne bouge, s’il existe dans l’école un collectif suffisamment costaud et qui se sent prêt, alors effectivement on s’organise pour l’occupation de l’école. Parfois c’est même ce qui se passe en premier...


«  Une occupation d’école, c’est une lutte, ce n’est pas une solution à long terme, ce n’est vraiment qu’une mise à l’abri.
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Qu’est-ce que ça veut dire occuper une école ?
Ça dépend de la configuration des écoles. Il peut y avoir des appartements de fonction qui sont vides dans l’école et là c’est la solution la plus pratique pour mettre à l’abri. Mais ça peut aussi être une installation dans un gymnase ou une salle de motricité, dans un espace libre de l’école, une salle de classe qui ne sert pas ou bien qui est utilisée. A part dans le cas d’un appart de fonction ou d’une pièce inutilisée, c’est sinon très merdique, la famille doit installer et désinstaller chaque soir et chaque matin son espace pour la nuit, pour qu’il n’y ait plus de traces quand l’école redémarre. Il faut enlever les matelas et ses affaires, faire disparaître ton petit coin de vie hyper précaire. Imagine l’horreur pour les familles… En plus, elles doivent quitter l’école quand la journée débute, avec le périscolaire le matin, soit à 7h30 pour n’y revenir que le soir, après 18h. Parfois c’est même plus tôt (le matin) et tard (le soir) pour ne pas gêner le travail des agent.e.s d’entretien.
Et puis c’est beaucoup d’engagement pour les membres du collectif qui doivent être présent.e.s avec la famille sur l’occupation, l’accompagner dans ses démarches pour l’accès à ses besoins fondamentaux et à ses droits, faire tampon quand il y a des tensions (sur la gestion de l’espace occupé par exemple), organiser la mobilisation pour faire grossir le collectif et obtenir que la famille ait une proposition d’hébergement digne et adaptée ... Une occupation d’école, c’est une lutte, ce n’est pas une solution à long terme, ce n’est vraiment que une mise à l’abri.

Ces occupations mettent à l’abri ces familles, ce qui n’est donc pas rien, mais est-ce que ça a un autre impact ?
L’idée, c’est une mise à l’abri immédiate, d’urgence, mais il y a aussi et peut-être surtout, l’idée que ce soit une mise sous pression des institutions. On sait que les mairies ne vont pas laisser indéfiniment des familles s’installer dans des écoles. Parce que ce n’est pas bon pour leur image et parce que ce ne sont pas des hébergements, que ce n’est pas l’objet de ces lieux. Elles se retrouvent donc obligées d’agir et de faire pression sur la préfecture pour qu’elle héberge les familles. Ou même de finir par prendre en charge elles-mêmes l’hébergement des familles face au refus de la préfecture.

Ça existe depuis combien de temps ces occupations d’école ?
À Grenoble, la première fois où une telle occupation a eu lieu, c’était il y a deux ans. Ailleurs en France, et notamment à Lyon qui a été fer de lance de cette pratique et de la prise en compte de ces situations d’enfants sans toit, ça existe depuis 2014. Et c’est un mouvement qui prend de l’ampleur. Chaque année il y a de plus en plus d’écoles occupées en France.
À Grenoble, durant l’année scolaire 2023-2024, il y a eu 13 écoles occupées, qui concernaient 23 familles et 58 enfants. Et les occupations sont de plus en plus longues, elles peuvent durer plusieurs mois et même un an complet. On a des écoles où l’occupation a été renouvelée dès le début d’année, et cette année deux écoles pour lesquelles l’occupation s’est poursuivie tout l’été. Et depuis la rentrée 5 écoles sont déjà occupées...
Par contre il y a un vrai piège : de plus en plus, les écoles occupées sont considérées comme des centres d’hébergement bis. Ce qui est un scandale absolu. Cela fait porter la responsabilité aux collectifs de parents et d’enseignant.e.s et les institutions se déchargent sur eux de leurs responsabilités.


«  Par contre il y a un vrai piège : de plus en plus, les écoles occupées sont considérées comme des centres d’hébergement bis. Ce qui est un scandale absolu.
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Vous n’utilisez pas le levier qui serait de bloquer l’école, empêcher les cours ?
Ah non, ce n’est absolument pas l’objet de ces occupations. Ce n’est pas en empêchant d’autres familles de mettre leurs enfants à l’école qu’on va aider la famille à la rue. L’idée est que la communauté scolaire continue de fonctionner et s’agrège autour de la famille pour la soutenir et porter la situation au niveau des institutions qui en sont responsables. En plus, les occupations d’écoles sont considérées comme illégales : empêcher le fonctionnement normal de l’école nous exposerait à des tensions et donc à la répression.

Et l’institution “éducation nationale”, elle s’en lave les mains de ces situations ?
L’éducation nationale n’a clairement aucune action envers ces familles. Elle ne peut pas complètement détourner le regard puisque de fait elle est interpellée et par les mairies et par les collectifs sur le sujet. Mais les occupations d’école ne l’impactent pas directement parce que ce n’est pas sur le temps scolaire et que les bâtiments ne lui appartiennent pas. Elle s’illustre par contre dès qu’elle en a l’occasion, via les chefs, par ses tentatives d’intimidation et de menaces sur les collègues qui s’engagent dans les occupations d’écoles.

Si je n’ai pas de lien direct avec une école où se déclare une occupation. Je ne suis ni prof ni parent d’élève. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
Il faut prendre contact avec le collectif qui occupe l’école. C’est par la mise en lien avec le collectif que tu peux aider quand tu es extérieur.e à ce genre de situations.
Il est possible de participer en fournissant du matériel nécessaire à l’occupation (autant pour améliorer le “confort” de la mise à l’abri, que pour permettre à la famille de se nourrir ou se laver) ou en soutenant financièrement. Il y a des exemples où des personnes extérieures ont organisé des concerts de soutien ou ce genre de choses pour récolter de l’argent. Il y a toujours besoin d’une aide financière dans ce genre de cas.
Et il y a aussi des appels à actions publiques auxquels tu peux te joindre : goûters solidaires, conférences de presse, rassemblements, occupation de lieux publics, etc.
Mais la règle, c’est que c’est vraiment dans le cadre collectif, avec la famille au cœur, que se mène la lutte.

Et si je suis prof, nouvellement confronté.e à ce genre de situation, que dois-je faire ?
Il y a un tract spécifique, fait localement par l’intersyndicale “Enfants migrant.e.s à l’école !”, à l’intention des professionnels de l’éducation.

> Tract de l’intersyndicale “Enfants migrant.e.s à l’école !” à destination des professeur·es à télécharger ici.

Et pour toutes les personnes, parents, profs, citoyen.ne.s lambda, il y a le “toitoriel” qui est vraiment à diffuser. C’est le Réseau d’aide aux élèves sans toit dont on a déjà parlé qui publie ce document, vraiment très complet. On y trouve beaucoup de ressources qui permettent de ne pas avoir à tout réinventer, c’est une boîte à outils vraiment pertinente.

> Guide “Toitoriel” à télécharger ici et à retrouver sur internet ici.

Merci M. !


Les syndicats de l’éducation de la CNT rassemblent les professionnel·les de l’éducation – professeur·es, ATSEM, AESH, etc. quelque soient leurs statuts – ainsi que les élèves et étudiant·es.

La fédération des syndicats de l’éducation de la CNT est joignable au 07 82 14 98 31 et fede-educ cnt-f.org et son site est consultable ici.

Vous pouvez retrouver le contact du syndicat de l’éducation le plus proche de chez vous ici.

Cette discussion fait partie d’un dossier consacré au travail des professionnel·les de l’éducation.
Discussions déjà parues dans ce dossier :
Les statuts des professionnel·les de l’éducation, un chaudron aux mille ingrédients
• À propos de hiérarchie : « Nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. »
• À propos des “enfants sans toit” : « Un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. »