Une histoire de guerre de classe, en Espagne, qui a tout lieu de nous inquiéter et appelle à nous préparer aux temps à venir : l’affaire de La Suiza.

En 2017, une employée de la pâtisserie « La Suiza » de Gijón (Xixón, aux Asturies) s’adresse à la CNT locale : son patron ne lui paie ni ses heures supplémentaires ni ses congés payés, avec des suspicions de harcèlement en arrière-plan. Le syndicat contacte le propriétaire de “La Suiza” pour régler le litige. Celui-ci ne veut rien entendre. Le syndicat est donc contraint à changer de méthode.

La chronologie

• La CNT entreprend alors une campagne de tractage et affichage exposant la situation ; comme la pâtisserie est située sur une grande avenue de la ville, un piquet d’information et solidarité est fréquemment installé sur le terre-plain central, avec usage du mégaphone.

• Le propriétaire de « La Suiza » dépose toute une série de plaintes et ferme sa pâtisserie, qui était déjà en vente depuis un an. En dépit qu’aucun fait délictueux ait pu être imputé à qui que ce soit, les plaintes aboutissent à un jugement en avril 2021, en pleine crise du Covid, devant le Tribunal Pénal n°1 de Gijón. Verdict : 8 condamnations à de la prison ferme et 150 000 euros d’indemnisation pour le propriétaire !

• En appel, deux activistes de La Felguera et Barcelone seront innocentés mais les condamnations des 6 de « La Suiza » sont confirmés : trois ans et demi de prison pour chacune et toujours les 150 000 euros d’indemnisation.

• Dès lors, la CNT lance la campagne « Sindicalismo no es delito » [Le syndicalisme n’est pas un délit], sur tout le territoire espagnol, à laquelle s’associent nombre d’organisations et associations amies.

• Le 10 juillet 2021, deux mille personnes manifestent à Gijón à l’appel de la CNT ; des délégations sont venues de toutes les régions d’Espagne.

• Le 24 septembre 2022, nouvelle manifestation sur le thème « Sindicalismo no es delito », à Madrid cette fois : 10 000 participants.

• Parallèlement, la CNT mène des démarches juridiques pour casser le jugement devant le Tribunal Suprême.

• Le 15 juin 2024, à nouveau 2 000 personnes à Gijón, et des délégations et des messages de solidarité des syndicats CNT de tout le territoire ; en plus de la position solidaire de la CGT, les syndicats institutionnels (Commissions Ouvrières et Union Générale des Travailleurs) se positionnent. Toutes les centrales syndicales sentent bien que c’est un coup terrible que l’on veut porter au syndicalisme. Dans leurs tournées respectives, des artistes comme Tonino Corotone et Manu Chao arborent le drapeau « Sindicalismo no es delito ».

• Le 19 juin 2024, une centaine de militantes et militants de la CNT sont devant le Tribunal Suprême, qui doit délibérer le jour même.

• Le 24 juin 2024, le Tribunal Suprême, par son arrêt 626/2024, rejette en 57 pages le pourvoi de la CNT et prononce, à l’unanimité de ses sept juges, la confirmation de la sentence : les 6 de « La Suiza » sont condamnées, chacune, à trois ans et demi de prison et à une indemnisation du propriétaire de la pâtisserie à hauteur de 125 428 euros.

Les protagonistes

• D’abord, il y a les 6 de « La Suiza », toutes de Gijón. Elles sont présentées au féminin (cinq femmes et un homme). Leurs métiers suffisent à les identifier : femme de chambre, taxiste, vendeuse, aide-soignante, chanteuse, enseignante… La solidarité n’est pas un vain mot.

• Le patron de « La Suiza » est évidemment lié à la bourgeoisie de Gijón. Son fils, Pablo Álvarez Meana s’est fait connaître sur les réseaux sociaux en manifestant bruyamment son allégresse à la suite de la condamnation « des repris de justice anarchistes de la CNT ». Il vit actuellement à Buenos Aires, en Argentine, où il est conseiller de Patricia Bullrich, la ministre de la Sécurité de Javier Milei.

• Le juge de Gijón qui a promulgué la sentence en première instance, Lino Rubio Mayo, est un bon petit soldat de la justice espagnole. Déjà, il avait condamné à trois ans de prison les syndicalistes Juan Manuel Martínez Morala y Cándido González Carnero, de la CSI (Courant Syndicaliste de Gauche), en 2005, à l’occasion des manifestations contre la fermeture des chantiers navals (Naval Gijón). (La trajectoire de ces deux syndicalistes a inspiré le cinéaste Fernando León de Aranoa pour son film, Les lundis au soleil.)

• L’avocat de la partie patronale, Javier Gómez Bermúdez, a lui aussi un riche passé. Impliqué dans la mise en cause des dirigeants de ETA arrêtés à Bidart, il est aussi un spécialiste du « terrorisme des mineurs ». Dans la presse espagnole, on le dit lié au régime de la Guinée Équatoriale, via Carmelo Ovono Obiang, fils du dictateur. Pour finir, Javier Gómez Bermúdez apparaît dans les Wikileaks : il aurait intercédé auprès des autorités étasuniennes pour manifester son opposition à la mise en cause des trois militaires US impliqués dans la mort du cameraman espagnol José Couso Permuy, en Irak.

Dans cette affaire, nos camarades de la CNT-e ont mis en œuvre le syndicalisme tel que nous le concevons : horizontal, par la base, direct, intercorporatif, solidaire… Il y a tout lieu de penser que la violence de la répression qui les frappe a quelque chose à voir avec la lutte (et la guerre) des classes.

Hacer sindicalisme no es un delito !


Le site du secrétariat international de la CNT est à retrouver ici : https://international.cnt-f.org/