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SIPM-CNT

Rapport Lancelot : voie libre pour la concentration des médias

vendredi 20 janvier 2006

Le rapport Lancelot, après un état des lieux de la concentration des médias, émet des propositions de refonte des lois encadrant le pluralisme. Contre la concentration ?


SOMMAIRE

1) Le cadre idéologique du rapport
2) Le principe de protection du pluralisme
3) Etat des lieux de la réglementation actuelle
4) Propositions de la commission

 La croissance externe
 La part d’audience réelle
 La télévision
 La presse écrite
 La radio
 Le plurimédias
 Médias locaux
 Concentration verticale
 Observatoire du pluralisme dans la presse
5) En conclusion


1) La cadre idéologique du rapport Lancelot

La conclusion du rapport débute par cette phrase : « La commission n’a pas vu dans l’état actuel de la concentration dans le domaine des médias une menace directe pour le pluralisme et la diversité. » Il déplore par ailleurs le caractère trop rigide des règles de la concurrence dans le secteur des médias, par rapport aux règles communes. Plutôt surprenant pour un rapport censé être sur les dangers de la concentration !

Le rapport pose en fait comme postulat les lois du marché, un droit à la concurrence comme principe d’essence supérieure : « Aucun des interlocuteurs de la commission n’a exprimé le souhait que le domaine des médias sorte du champ d’application du droit commun des concentrations. Outre que, pour les opérations de dimension communautaire, les engagements internationaux de la France ne lui laissent pas le choix, tout donne à penser qu’un retour en arrière serait inopportun. Il affaiblirait d’abord gravement le droit de la concurrence, qui tire sa force de son universalité et a vocation à régir, par des instruments souples, l’ensemble des activités de production, de distribution et de services. Certains secteurs économiques présentent, il est vrai, des particularités ; mais celles-ci ne sauraient justifier qu’ils puissent se soustraire aux exigences de protection des consommateurs résultant, d’une part, de la prohibition de certaines pratiques et, d’autre part, des règles relatives aux structures de marché ». Un postulat curieux puisqu’il s’appuie sur des principes libéraux, les mêmes inscrits dans le Traité constitutionnel européen et dans la directive Bolkestein actuellement en débat au Parlement européen, des principes contre lesquels se sont positionnés une majorité de français à l’occasion du référendum de mai 2005. La libéralisation des services a en particulier été au cœur de la mobilisation contre l’évolution de la communauté européenne.

Cette position ne peut donc être considérée comme un simple constat, et engage clairement ses auteurs sur le terrain idéologique du capitalisme libéral. Lorsqu’ils estiment que le « droit à la concurrence [...] a vocation à régir [...] l’ensemble des activités », ils se placent dans une perspective non encore advenue qu’ils considèrent comme souhaitable, voire inéluctable. Puisque, n’est-ce pas, on ne peut rien hors du marché.


2) Le principe de protection du pluralisme

La commission reconnaît, mais comme elle le signale elle-même il s’agit d’un consensus très large, que la protection du consommateur, par le contrôle de l’exercice de la libre concurrence, ne peut suffire à la protection du citoyen, nécessitant le pluralisme des médias : « Au total, la commission se retrouve pleinement dans le consensus sur lequel se rejoignent le Conseil de l’Europe, l’OCDE et les instances de régulation françaises : le droit commun des concentrations, dont l’application est, dans le domaine des médias comme dans les autres, nécessaire, ne suffit pas à garantir le respect des exigences de pluralisme et de diversité culturelle ».


3) Etat des lieux de la réglementation actuelle

En pointant les règles actuelles régissant la garantie du pluralisme, le rapport en pointe les archaïsmes, les contraintes inefficientes, et la complexité. Chaque média (presse, télévision, radio) obéit à ses propres règles, les règles qui gèrent les détentions de plusieurs médias sont faibles et incohérentes, les nouveaux supports (numérique) obéissent à des règles différentes...

  • Presse écrite quotidienne d’information politique et générale : 30% de la diffusion totale
  • Radio : 150 millions d’auditeurs potentiels
  • Télévision : nombre d’autorisations d’émettre (1 pour l’hertzien, 7 pour le numérique) + % de capital détenu selon l’audience.

Il dénonce ainsi à juste titre la règle de pluralisme interne applicable à la télévision analogique. Une chaîne faisant plus de 2,5% d’audience annuelle moyenne ne peut être détenue à plus de 49% par un seul acteur économique. Cela est censé garantir qu’un tel média ne puisse dépendre éditorialement d’un seul acteur. Or, avec l’actionnariat flottant, 40% sont déjà largement suffisant pour contrôler complètement une entreprise. Ainsi, Bouygues est bien le seul maître à bord de TF1

Le rapport pointe par ailleurs l’illogisme des règles de pluralisme dans la presse, qui ne concerne que les titres quotidiens d’information politique et générale, et non les hebdos ou mensuels. Plus curieusement, le rapport semble se satisfaire que les titres traitant d’autres sujets soient eux aussi en dehors des règles de pluralisme.


4) Propositions de la commission

 La croissance externe

La commission pose l’établissement de seuils uniquement dans la perspective de la croissance externe des entreprises de médias (c’est-à-dire le rachat). Ainsi, si les seuils légaux sont dépassés uniquement par croissance interne (la création de nouveaux médias), l’entreprise en question ne peut être contrainte à se séparer d’une part de ses activités.

Cela est pour le moins curieux, le rapport fondant par ailleurs sa remise en cause du système actuel sur son manque d’efficience au regard de l’objectif théorique, qui est d’assurer le pluralisme. Or, qu’une entreprise atteigne une taille remettant en cause ce pluralisme par croissance interne ou externe, le résultat est le même.
Concrètement, ce simple principe remet en cause la pertinence même de tout seuil. Même s’il est clair qu’une croissance exponentielle est plus facilement atteignable par une croissance externe, les groupes qui ont atteint les seuils ont déjà une puissance si considérable que leur marge de croissance interne peut être considérable. D’autant que de nouveaux champs vierges s’ouvrent, grâce au numérique.

 La part d’audience réelle

La commission Lancelot annonce sa volonté de recentrer les critères autour de la « part d’audience réelle », plutôt que la part du marché publicitaire ou la part du chiffre d’affaires du secteur.
Parce que la part du marché publicitaire ou du chiffre d’affaires est susceptible de fluctuer ? Celle de l’audience l’est également. La commission justifie son choix par deux arguments :

  • le critère retenu est en rapport direct avec la question du pluralisme
  • les revenus des chaînes à péages fausseraient la donne.

On observera cependant :

  • la question de la puissance financière de méga-groupes est également fondamentale dans la garantie du pluralisme ;
  • le critère de part du chiffre d’affaires résolvait le « problème » des chaînes à péages.

En réalité, le choix de la commission est simplement dicté par les desideratas des groupes de télévisions. D’ailleurs, nous verrons plus loin que la commission qui annonçait comme un de ses premiers objectifs d’harmoniser les règles entre les différents médias, ne retient finalement le critère de « part d’audience réelle » que pour la télévision.

Il suffit pour comprendre de donner quelques chiffres :

Part du marché publicitaire Part d’audience réelle
TF1 54% 31,8%
M6 22% 12,5%

Si le critère de part des marchés publicitaires avaient été retenus, les règles qui auraient été édictées auraient nécessairement été restrictives pour TF1, dont la domination est écrasante.

 La télévision

En fait, seule la télévision bénéficiera de l’application de ce nouveau critère, directement importé des Etats-Unis. Et le seuil proposé par la commission Lancelot est de 37,5%. Cela laisse donc à TF1 (34% cumulé) des perspectives de croissance. A titre de comparaison, aux Etats-Unis, où la situation de la concentration des médias est jugée préoccupante (c’est un euphémisme), le seuil est fixé à... 35% ! Et le seuil de référence de la commission européenne, peu susceptible de dérives capitalophobes, est de 30% !

Par ailleurs, la commission en profite pour prôner la suppression la règle des 49% de limitation interne. On a vu qu’elle était effectivement inefficiente, mais plutôt que la supprimer, abaisser le plafond, par exemple à 30%, aurait permis de compenser l’effet de l’actionnariat flottant.

Enfin, cerise sur le gâteau, la limite de 37,5% ne concerne que la croissance externe et non la croissance interne... Le rachat ne serait pas possible pour un groupe ayant atteint le seuil, mais il pourrait librement se développer en interne pour dépasser ces seuils. Le pluralisme, dans ce dernier cas, souffrirait donc moins ?

 La presse écrite

En ce qui concerne la presse écrite, les propositions du rapport Lancelot apparaissent au contraire plutôt positives. Il n’apporte aucune modification aux règles de seuils actuelles (30% de la diffusion totale) et innove en proposant :

  • la prise en compte des quotidiens gratuits d’information politique et générale (Metro, 20 Minutes) ;
  • la prise en compte de la presse magazine d’information politique et générale, en lui appliquant un coef 2 pour tenir compte de leur circulation plus importante que celle des quotidiens.

Il est surprenant en revanche qu’il n’estime pas que doivent être concernée par les règles de pluralisme l’ensemble de la presse, qu’elle soit d’information politique et générale ou non. Ainsi, le monopole sur la presse culturel, par exemple, ne représente pas une entrave au pluralisme ?

En fait, ces mesures favorisent évidemment la presse quotidienne payante, le syndicat patronal de la presse parisienne (SPP), mais il serait certainement de mauvais esprit de supposer que, par exemple, le poids de Dassault, patron du Figaro et élu UMP, ait pu jouer dans ces propositions.

 La radio

Il n’y a pas de modification, le seuil des 150 millions d’auditeurs potentiels est conservé. Le rapport ne peut cependant se retenir d’évoquer des hypothèses envisagées :

  • un élargissement à 170 millions (pour protéger le pluralisme !) ;
  • un calcul basé sur les auditeurs réels, ce qui favoriserait évidemment des monopoles locaux et serait encore une fois au détriment du pluralisme !

 Le plurimédias

En ce qui concerne les détentions plurimédias, la commission propose la règle des 3/3, 2/3, 1/3, la référence étant le maximum légal dans chaque média. Ainsi, un groupe qui aurait 37,5% des parts d’audience réelle dans la télévision, ne pourrait plus avoir que 2/3 de 30% de diffusion dans la presse écrite, et 1/3 de 150 millions d’auditeurs potentiels en radio.

La règle actuelle du « deux sur trois » permet en effet d’atteindre les seuils dans deux des trois médias.

 Médias locaux

Proposition de changer la règle 2/3, qui dans les médias locaux peut aboutir de fait à un monopole d’un même groupe dans les secteurs de la presse écrite et de l’audiovisuel. A la place, limitation à un seul média la possibilité de dépasser 50% de parts d’audience.

Par ailleurs, afin de favoriser l’émergence d’acteurs locaux indépendants, proposition de limiter la possibilité de cumul de réseaux nationaux et locaux. Les réseaux nationaux ne pourraient cumuler local et national si la part nationale de la chaîne dépasse 2,5% d’audience, que ce soit en numérique ou en analogique.

 Concentration verticale

Bien que constatant des situations de concentration importante au niveau éditeurs-diffuseurs, la commission ne propose pas de mesures pour la limiter. Excepté en ce qui concerne les NMPP, par le biais du renforcement du pouvoir du Conseil supérieur des messageries de la presse ! Il est vrai que le statut de coopérative des NMPP, qui justifiait un monopole de fait, est aujourd’hui largement remis en cause par la position dominante d’Hachette, qui possède 49% du capital et les dirige. Hachette, qui est un acteur majeur de l’édition, est ainsi en position dominante dans la diffusion, également par le biais des Relay... Restent les acquis des ouvriers des NMPP, qui seraient évidemment mis en cause dans le cadre d’une ouverture plus large à la concurrence... mais ces acquis sont déjà bien mis à mal, par la filialisation des NMPP d’une part, par le processus de liquidation des ouvriers du livre d’autre part.

La commission ne prône pas plus, dans l’immédiat tout au moins, l’intégration des entreprises de téléphonie dans les lois de protection du pluralisme. Ces entreprises deviennent pourtant des acteurs importants de la diffusion audiovisuelle.
Il est vrai que des mesures existent déjà, en particulier certaines prérogatives du CSA dont ce dernier ne fait pas usage, ou des lois dont les décrets d’application n’ont jamais été pris par le gouvernement. Et qui permettraient de renforcer le CSA dans les procédures de contrôle et de règlement de différend, ou de favoriser l’émergence d’acteurs indépendants.

 Observatoire du pluralisme dans la presse

La commission Lancelot propose enfin la mise en place d’un observatoire du pluralisme dans la presse, qui aurait pour mission de récolter des données, de produire des analyses ainsi qu’un rapport annuel. Simultanément, le rapport s’oppose en revanche à la création d’une haute autorité aux avis plus contraignants.

5) En conclusion

En établissant que la situation actuelle de la concentration des médias ne pose pas problème et en affirmant sa soumission à une pure logique libérale, la commission situe le cadre de ses propositions.

Dans ces dernières, absolument rien ne s’oppose au processus de concentration des médias. Au contraire, en ce qui concerne la télévision, les limites actuelles sont largement dépassées et permettront une accélération très importante du phénomène de concentration.

Par ailleurs, l’émergence dans l’audiovisuel, le développement ou le maintien dans la presse ou la radio d’acteurs non-marchands et parfaitement ignoré par un rapport sur le pluralisme, ce qui est un comble !

En fait, les seuls progrès réels, dans les propositions, visent à l’harmonisation des relations entre les grands groupes et à la résolution des conflits entre eux. On observe également que les mesures les plus fortes, celles sur l’audiovisuel et sur la presse écrite, représentent une soumission aux intérêts des groupes français déjà économiquement et politiquement dominants de ces secteurs (TF1, Dassault...). Il est frappant aussi qu’aucune mesure ne soit proposée pour entraver la concentration verticale, mais qu’en revanche il y ait une volonté marquée de démembrer les NMPP.

Les seuls avancées qui semblent être faites concernent les médias locaux, en limitant le monopole que pourrait avoir un groupe plurimédia local et en favorisant l’émergence de chaînes indépendantes des groupes nationaux.
Au regard des phénomènes de concentration à l’oeuvre, une goutte d’eau. Un déséquilibre que l’observatoire du pluralisme dans la presse n’aurait aucune capacité à compenser, n’ayant pas même la possibilité de donner un avis. Et même s’il avait eu plus de pouvoir, l’exemple du CSA, dont les auteurs du rapport reconnaissent qu’il n’utilisent pas même les outils en sa possession pour limiter la concentration, montre l’inanité de tels outils largement soumis au pouvoir politique.