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Wilfrid

Information sans limite

Paru dans Un autre futur n° 1

lundi 7 juillet 2003

Nos chers médias ont eu une rentrée inespérée après la morne période estivale. Adieu les marroniers de saison : ce 21 septembre en tiendra désormais lieu pour quelques années.

Etat américain : 46963 VS terroristes islamistes : 1

Justice sans limite

1ère étape : une barbarie sans nom

Nos chers médias ont eu une rentrée inespérée. Déjà, la période est généralement plutôt faste après la léthargie ensoleillée de juillet et août. Là, c'est la manne assurée pour de nombreuses semaines, de nombreux mois même, en comptant les ripostes, les contre-ripostes, et tout ce qui s'ensuit.

Nos chers médias ont fait de cet attentat une sorte d'absolu de l'horreur, un aboutissement de l'immonde, un concentré de haine qui n'avait jamais eu d'égal depuis... qui n'avait jamais eu d'égal! Cet attentat, il est vrai, est exceptionnel par deux aspects : les cibles touchées, deux symboles de la puissance américaine, sa puissance économique et sa puissance militaire ; ses auteurs, un attentat perpétré par un groupe terroriste (semble-t-il) n'avait jamais (?) réussi à faire autant de victimes tout en touchant des cibles aussi symboliques. Mais si ces deux aspects sont remarquables, ce n'est pas exactement ainsi qu'ils ont été présentés.

Il peut paraître évident, en réfléchissant un minimum, en prenant ne serait-ce qu'une dizaine d'années de recul, que ce qui rend réellement exceptionnel cet attentat, c'est que la première puissance du monde, celle qui impose sa loi partout, qui joue la vie (au sens de la mort) de millions de personnes sur le globe en fonction de ses intérêts stratégiques, géopolitiques, ait été touchée au coeur. Inutile d'être un " expert " pour supposer que le même attentat, disons à Pékin ou Le Cap, n'aurait pas monopolisé trois chaînes de télévision sur six durant plusieurs jours, et n'aurait pas composé l'essentiel des journaux télévisés et de la presse papier durant des semaines. Et que nos aimables médias comme nos aimables dirigeants n'appelleraient pas à la guerre sainte pour venger les victimes chinoises ou sud-africaines. Il suffirait d'observer les réactions occidentales aux massacres de masse perpétrés ces dix dernières années. Le plus difficile étant d'en trouver un dans lequel nos beaux pays n'aient pas participé directement ou indirectement (Irak, Rwanda…). La Tchétchénie, peut-être ?

Or, si les médias ont bien sûr souligné le caractère exceptionnel de la cible, ils ont avant tout, et de très loin, joué sur l'horreur de cet attentat, sur son incroyable barbarie, sur les milliers de morts enfouis sous les décombres. Ceci se renforçant encore avec le temps. La question n'est bien entendu pas de nier le caractère injustifiable de l'attentat. Tout massacre est injustifiable, jamais nous ne cautionnerons le terrorisme. Ce sont toujours les tyrans qui se font la guerre sur le dos des pauvres cons de travailleurs. La question est : pourquoi les médias attribuent-ils un caractère exceptionnellement horrible à cet attentat, alors que leur rôle serait, s'ils servaient à informer, de le remettre en perspective : la Tchétchénie, l'Irak, le Soudan, la Palestine... Et, en allant plus loin, le Vietnam, le Chili, le Nicaragua... Tous ces autres conflits, ces autres massacres, aussi ignobles, sans rentrer dans un décompte sordide et inutile des morts, mais avec d'autres responsables, et qui pourtant s'imbriquent et permettent de s'expliquer les uns les autres. Pourquoi les médias n'expliquent-ils pas, pourquoi ne resituent-ils pas les événements dans leur contexte, pourquoi mentent-ils sur ce qui fait vraiment le caractère exceptionnel des attentats à New York et Washington?

2e étape: nous sommes tous des Américains

Parce que le terrorisme a deux faces, et qu'une seule doit être montrée. Parce qu'il y a d'un côté le terrorisme aveugle, une certaine expression de rébellion contre les dominants, même illégitime, même portant les germes d'autres dictatures aussi terribles, plus peut-être que les nôtres ; et de l'autre côté le terrorisme d'Etat. Ce terrorisme là, le terrorisme du pouvoir en place, du vainqueur, qui vise à asseoir, confirmer sa domination, à l'accroître, à l'étendre, s'exprime contre les opprimés "intérieurs", certes, les exclus de la croissance (qui signifie surtout croissance des richesses de quelques uns), contre les opprimés de l'extérieur aussi, peuples, pays mis à contribution avec ou sans l'aide de tyrans intermédiaires et soumis, " zone d'influence ". Le discours officiel n'opposera jamais au terrorisme aveugle le terrorisme d'Etat, il lui opposera l'Etat démocratique légitime ! Ce qui s'est passé aux Etats-Unis, doit nous paraître exceptionnel car cela doit tous nous toucher. Rapporté au quotidien, aux horreurs quotidiennement perpétrées dans le monde, ce serait inévitablement banalisé. Rapporté aux horreurs accomplies par les Etats " occidentaux ", ce qu'il conviendrait d'appeler un terrorisme d'Etat, ce serait inévitablement relativisé.

Or, la stratégie des médias et la stratégie politique des Etats occidentaux a été, depuis le début, d'intégrer les " peuples " occidentaux à la douleur américaine, dans une dimension sans précédant. Pour cela, toutes les ficelles ont été utilisées :

  • La présence, d'abord supposée en attendant mieux, d'occidentaux de nombreux pays européens dans les Twin towers.

  • La mise à contribution de nos chères têtes blondes, à l'école, pour leur expliquer l'horreur des faits, l'ignominie des islamistes intégristes, la solidarité nécessaire avec nos amis américains. Une mise à contribution qui a le double intérêt de frapper idéologiquement la jeunesse, et de revenir par ricochet dans les familles, émues par le spectacle de ces charmants bambins en larmes.

  • L'affirmation que les attentats "auraient pu" se dérouler ailleurs, n'importe où, en France, en Allemagne, en Angleterre, quitte à proposer des scénarios catastrophes sur des cibles imaginaires, quitte à revenir sur des attentats "projetés" en Europe, mais auxquels les terroristes auraient renoncé, ou qui auraient été déjoués par la sagacité de nos fières barbouzes. Des personnages importants ont ainsi exposé le plus sérieusement du monde les scénarios les plus fantaisistes, faisant frémir dans les chaumières. Moubarak, le président égyptien, a été mis à contribution, révélant que Ben Laden lui avait fait savoir qu'il comptait faire assassiner Bush et quelques autres chefs d'Etats occidentaux lors de Gênes. Ben Laden l'islamiste annonçant à Moubarak, qui persécute les intégristes, ses "petits" projets? Lors de Gênes, avec juste une armée de policiers, de militaires, de bâtiments de guerre et d'avions de combats mobilisés? Enfin, il semblerait qu'il y ait renoncé.

  • Puis le gouvernement américain interdit l'utilisation d'avions servant à épandre les produits chimiques dans les champs, en prévenant aimablement les gouvernements occidentaux de se méfier d'une attaque bactériologique ou chimique. Le tout, bien entendu, fortement médiatisé, passant et repassant dans les journaux télévisés successifs de toutes les chaînes.

Avec la conclusion qui s'impose: ce qui s'est passé aux USA aurait pu se passer en France, ce drame, particulièrement abominable, nous touche donc tous. Et survient l'angoisse d'un ennemi innombrable et invisible, tout puissant, haineux, sadique, prêt à tout pour nous détruire, ayant manqué déjà maintes fois de le faire. Des bases solides, inscrites dans l'univers fantasmatique populaire, sont posées pour légitimer toute action permettant d'échapper à un tel danger.

3e étape : L'opération " justice sans limite " est lancée

La troisième étape coule de source. Nous, c'est l'Occident, eux ce sont les islamistes (" intégristes " lorsqu'on veut être politiquement corrects, mais on n'en pense pas moins). On ressort un bouquin, et surtout son titre, Le Choc des civilisation, de Samuel Huntington, en se contentant de reprendre sa prédiction d'un affrontement entre l'Islam et l'Occident et sa théorie d'un affrontement des civilisations, elles-mêmes basées sur les grandes religions, comme devant caractériser le XXIe siècle (après l'affrontement des Etats-nations au xixe puis des idéologies au xxe). On en reste bien sûr à l'aspect sensationnaliste, pour "étayer" des affirmations sous formes de gros titres et d'ellipses trompeuses.

Et ce qui en ressort, c'est que nous, l'Occident, la civilisation, sommes victimes d'eux, les islamistes, les barbares. Au mieux, il est vrai, nous ne sommes pas complètement innocents, mais de toute façon la réaction à nos quelques abus de pouvoirs est le fait de fanatiques avec lesquels il est impossible de discuter : nous avons le "débat démocratique", eux ne connaissent que la force, la "haine", mot qui revient très souvent pour " les " caractériser ; si nous avons fait des erreurs dans le passé - et nous sommes d'ailleurs tout prêts à nous amender - eux sont "diaboliques" : " Pendant que, d'un bout à l'autre des Etats-Unis, des millions de téléspectateurs sanglotent devant les images de fin du monde […] d'autres s'exhibent devant les caméras en pavoisant, en rendant grâce à Allah. […] Comme si ils s'attendaient à ce que l'Amérique soit punie en tant que responsable de tous les maux de la communauté du prophète. " Douleur humaine contre joie cruelle. " Millions de téléspectateurs ", définis par leur douleur commune, contre " communauté du prophète ", définie restrictivement par une appartenance religieuse. " Fin du monde "… une " fin du monde " que les Palestiniens connaissent depuis cinquante ans, en bonne partie grâce à l'Etat américain…

Mais l'objectif, c'est la guerre, justifier la guerre inévitable, d'autres futures victimes, les exploités de là-bas contre les exploités d'ici. L'objectif sera uniquement d'établir la puissance américaine et sa domination absolue, la justesse de ses vues, la supériorité de sa civilisation, qu'elle seule possède le Droit… et le droit de l'ignorer ! Car il s'agit bien d'ignorer le Droit : lorsque Bush affirme : " Je veux Ben laden mort ou vif ", il se réfère à un univers de non droit, au seul droit du plus fort, le western, à une époque de conquête, celle de l'Ouest. Et nos médias relaient complaisamment, sans aucun recul critique, puisqu'ils nous ont bien fait comprendre auparavant que l'attaque, le massacre était tellement extraordinaire que n'importe quelle réaction devient justifiable. Que nous sommes concernés au plus haut point, que donc nous devons accepter n'importe quelle solution, il s'agit d'une question de survie. Mais que sont devenus les couplets de nos politiques et de nos journaux sur la " légitimité démocratique " qu'ils ne cessaient pourtant de brandir face aux enragés de Gênes, de Göteborg, de Seattle ?

La guerre… L'argument massue, cette fois-ci, l'argument ultime pour convertir les hésitants qui auraient résisté au martelage émotionnel, tient dans la proposition : les Américains nous ont sauvés pendant la Deuxième Guerre mondiale, c'est une exigence morale de les soutenir à notre tour ! Cynisme terrible que cette comparaison entre un conflit qui a déchiré le monde, dont l'enjeu était la défaite d'une idéologie meurtrière, qui a fait des dizaines de millions de victimes, et un acte terroriste qui, pour terrible qu'il soit, doit être ramené à ce qu'il est… Déjà, comme pour Saddam Hussein et Milosevic, on voit se profiler un nouvel Hitler. Ça c'est une comparaison choc, qui fait vendre du papier. Plus pour longtemps, car tout s'use. Mais le commerce fait feu de tout bois, et l'éthique n'est bonne que pour animer des débats toc, avec Serge July et Edwy Plenel.

En couronnement, vient enfin l'heure des fameux sondages. Ces sondages sans cesse remis en cause par les mêmes médias qui les utilisent abondamment, ces sondages insignifiants, dont il est si facile d'orienter les réponses grâce à une question " judicieusement " posée, sont appelés à la rescousse pour achever de légitimer l'intervention à venir : " Les deux tiers des britanniques soutiennent des attaques militaires contre les terroristes ", titre une dépêche de l'AP du 18 septembre 2001 à 4h36. " Les Français favorables à une riposte ", titre à son tour Reuters, le même jour à 13h29. Précisons que " Les français " ce sont 52 % des personnes interrogées…

Vive l'Occident libre!

Donc, vive l'information libre, vive la guerre. Vivent ces médias qui, conformément à leur rôle, oeuvrent à nous rendre plus intelligent, à mettre entre nos mains toutes les données des événements afin que nous puissions en connaissance de cause nous construire une opinion. Vivent ces médias qui chaque jour contribuent à faire de nous des adultes politiques, indépendants des pouvoirs, des manipulations…

Ce que nous voulons démontrer, ce n'est pas que tous les médias sont des salauds, c'est simplement que tous les médias sont aux ordres. L'indépendance des médias est une vaste bouffonnerie. Ils dépendent tous aujourd'hui d'une logique de marché, ceux qui conservent une certaine indépendance s'y précipitent. Or, le "pouvoir", quel est-il en ce début de xxie siècle? Economique, bien évidemment. Les politiques ne servent plus qu'à servir la soupe de l'économique. Et les médias, "indépendants" du pouvoir politique, lui-même dépendant du pouvoir économique, sont inscrit dans la logique même du pouvoir économique… Indépendance…

Wilfrid