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Vidéo-école / auto-contrôle

jeudi 15 juillet 2010, par Greg

Par Nico, CNT éducation Isère

« D’abord il y a les esclaves, puis apparaît le dictateur. »
B. Traven, 1926.

Il y a quelques jours à peine je me suis, une nouvelle fois, présenté sur mon lieu de travail. Là, je constate qu’un système de vidéo-surveillance a été installé dans l’ensemble de l’établissement : d’abord une boule noire au plafond du hall, à vision 360°, dont le champ couvre également les bureaux vitrés du personnel non enseignant ; puis une caméra dans chaque couloir, à tous les étages.


Mais pour filmer quoi ?

Ces machines ont été financées par la Région, et sont présentées comme des « outils pédagogiques » puisqu’elles ont une utilité originale : comble de la logique, les jeunes inscrits aux toutes nouvelles filières « agent prévention sécurité » (CAP et BAC Pro) vont se faire la main sur ce système de surveillance, auquel ils sont aussi soumis. Cette section, créée cette année, formera de futurs vigiles et policiers. Derrière l’écran, des enfants flics. Et sur les moniteurs, nous, au boulot. Mais en cherchant un peu, on apprend que les caméras vont également « assurer la sécurité des lieux, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».
Parmi les adultes, quelques-uns en parlent, d’au­tres l’ignorent ; d’autres encore ont déjà oublié. L’argument avancé est, bien entendu, la protection des biens et des personnes, en particulier contre une menace extérieure, non identifiée. Mais le plus étonnant est de constater que face au refus du contrôle, les promoteurs du projet n’ont pas d’analyse, ni aucun argument à opposer. Ils ignorent quels sont les fonctionnements de ces technologies, ils ignorent leur inefficacité en matière de sécurité (quel dommage qu’aucune évaluation n’ait été publiée en France par exemple, lorsque les rares études anglaises révèlent l’impuissance de la vidéosurveillance à agir sur une menace supposée). Ils ignorent les mécanismes économiques en œuvre derrière l’écran. Et ils en ignorent les effets réels.
L’avant-dernier numéro de N’Autre école abordait les rapports entre l’école et ses espaces et posait, entre autres problématiques, celle de la conception du lieu d’enseignement comme lieu d’enfermement. Le problème qui s’impose à beaucoup d’entre nous en cette rentrée 2008, est celui de l’école comme lieu de contrôle, comme organe pilote de sur­veillance.

Surveiller et s’enrichir

« Le marché de la sécurité va afficher dans les années qui viennent des taux de croissance annuels moyens de l’ordre de 7 % à 8 % » (Le Monde, 11 octobre 2005).
Les économistes contemporains, en observant les structures modernes des marchés, ont identifié une mutation très récente du capitalisme : ils décrivent un monde où l’usine est remplacée par le réseau ; où la force de travail n’est plus le centre stratégique de la production de richesse ; où les sources du profit sont désormais immatérielles. Le capitalisme industriel reposait sur la machine, le capitalisme tardif se confondra avec les technologies de maîtrise de l’information et de la communication.
Mais à mieux observer le développement et les objectifs des TIC (technologies de l’information et de la communication), on se rend vite compte que maîtrise de l’information signifie également maîtrise de l’individu, de ses actes, de ses paroles ; de ses pensées. Ne citons pour seul exemple que le Livre bleu que le GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles électroniques) adressait au gouvernement en 2004, et qui préconisait au paragraphe « Acceptation par la population » que « la sécurité étant très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. [...] Éducation : dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants. »
Ces hommes ont su se faire écouter, puisque le nombre de caméras de surveillance placées dans les espaces publics en France va tripler, soit dépasser le million d’unités. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte les espaces dits privés, où sont actives déjà 2 à 3 millions de caméras, et où leur prolifération est la plus irraisonnée, puisqu’elle n’est pas soumise aux autorisations préfectorales ou de la Cnil (Commission informatique et liberté, d’ailleurs appelée à disparaître d’après le projet de révision constitutionnelle Balladur). Les collectivités locales, en particulier, sont des clients avides pour les constructeurs de TIC : elles achètent parfois des systèmes de surveillance à des entreprises dont elles avaient grassement financé l’implantation.
Or, un établissement scolaire n’est pas considéré comme un lieu ouvert au public. Il constitue ainsi un espace privilégié du développement des technologies de surveillance, et de la désensibilisation des jeunes individus au contrôle permanent. En tant que lieu de travail, l’installation de caméras y joue également un rôle de renforcement de l’emprise hiérarchique.

Une école à leur image

Car si le capitalisme, sous sa nouvelle forme, ne repose plus seulement sur la force de travail, il a néanmoins un besoin vital d’individus à la fois formés et disciplinés, aptes à prendre part aux réseaux sur la base desquels seront désormais tirés les profits. Le nouveau dieu a donc besoin de façonner l’école à son image : celle d’un monde où le développement du travail par écrans interposés est plus rapide que celui du travail salarié ouvrier dans les années 1830, et où les bénéfices colossaux dépendent de la docilité avec laquelle la moindre évolution technologique, le plus inutile des outils, seront adoptés par le public. L’image d’un monde où rapidité et réactivité sont les critères de survie, et où l’innovation acquiert une telle valeur que ceux qui ne seront pas capables de prendre part à sa production n’ont plus lieu d’être. Il lui faut une école pour un monde basé sur le captage et l’exploitation de l’intelligence et de l’information. Mais pour capter ces données, il faut les atteindre à la base : il faut en contrôler les supports. Femmes, hommes... et enfants.
Il fut autrefois question d’exproprier les moyens de production : maîtriser la machine, posséder la terre ou les sources de richesses. À présent, la valeur repose sur l’immatériel (information, connaissance, innovation), et elle est le produit des cortex. Leur maîtrise est l’enjeu crucial. Mais si on abandonne aujourd’hui corps, cortex et volontés, bref si nous livrons ce qui fonde notre liberté, nous abandonnons cette fois la possibilité même de la reconquérir.
Lorsque le capitalisme aura atteint un niveau tel, dans le développement du contrôle, qu’au lieu de tenter d’influer sur les clients par des images ou des sons, il pourra à la fois en connaître à l’avance les envies et les guider (le client est roi ou esclave, c’est selon), ce capitalisme aura-t-il même encore besoin de l’État ? Il sera absolu et autonome. L’élève aura dépassé le maître.