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Résistance zapatiste et autonomie indienne : l’éducation dans les municipes rebelles

mercredi 14 juillet 2010, par Greg

Par Bruno Baronnet, Institut des Hautes études de l’Amérique Latine, Paris IIIe

La résistance politique opposée à l’État par les Indiens zapatistes du Chiapas au sud
du Mexique, apparus armés et cagoulés un certain 1er janvier 1994, constitue la base éthique, sociale et économique de leurs nouveaux systèmes d’enseignement.
Il s’agit d’une éducation autonome, en phase avec l’identité culturelle et politique
de ses principaux décideurs et exécutants qui sont les paysans indiens eux-mêmes.

Fleuron de résistance, l’éducation au cœur d’un projet d’autogestion
Compte-tenu de la stratégie propre à l’un des plus vastes mouvements de lutte révolutionnaire pour la dignité paysanne et indienne, dans la continuité du mouvement associé au Général Emiliano Zapata (1879-1919), les dizaines de milliers d’hectares de terres reprises aux grands propriétaires en 1994, non seulement appartiennent maintenant à ceux qui les travaillent, mais sont aussi devenus des territoires où la gestion de l’éducation dépend des structures de pouvoir des communautés, en excluant toute forme de financement et d’intromission de l’État mexicain dans leurs affaires. Sur le socle de la résistance zapatiste, se construisent donc des systèmes éducatifs communautaires autogérés et orientés par l’exercice du pouvoir indien, qui tendent ainsi à renforcer son autonomie politique.

À partir de 1995, les premières écoles zapatistes surgissent dans le sillage du soulèvement en masse des paysans indiens du Chiapas, près de la frontière du Mexique avec le Guatemala. Sans demander d’autorisation au préalable, ni à l’État ni à personne d’autre, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) généralise l’introduction d’écoles autonomes dans les communautés (villages) de leurs bases sociales d’appui qui appartiennent principalement aux peuples Tseltal, Tsotsil, Chol et Tojolabal de langues mayas. Malgré le manque de moyens financiers et de personnels qualifiés pour assurer les cours, les Indiens n’ont pas attendu d’obtenir de l’État les droits qu’ils réclament pour mettre en place leurs propres réseaux d’écoles autonomes, sur trois niveaux de pouvoir territorial.

À un premier niveau, les écoles sont aux mains des familles indiennes qui recrutent, orientent et évaluent leurs « promoteurs 1 » ou « délégués » d’éducation autonome, par le biais des assemblées communautaires et de comités élus chargés de la gestion quotidienne.
Au second, la trentaine de nouveaux municipes 2 zapatistes fédèrent les écoles villageoises en réseaux micro-régionaux qui en comptent d’une petite dizaine jusqu’à plus d’une cinquantaine. Les plus grosses d’entre elles, comme dans le centre du village de réfugiés tsotsils de San Pedro Polhó, ou encore de la nouvelle communauté tseltale de Jerusalén qui occupe des terres récupérées près d’Ocosingo, concentrent chacune environ une quinzaine de promoteurs d’éducation en exercice.

Enfin, au troisième niveau, initiative plus récente, on assiste à des efforts conjoints de ces municipes, pour renforcer la coordination de leurs projets au sein des cinq Caracoles 3, qui sont les grandes régions actuelles, gouvernées par les bases d’appui de l’EZLN. En effet, l’autorité politique civile, depuis 2003, est assumée par les Juntas de Buen Gobierno (Conseils de Bon Gou­vernement), composées de collèges des dirigeants municipaux rebelles qui tournent, presque chaque semaine, dans chacun des Conseils, sans pour autant imposer de logique centraliste dans l’exécution des différents projets éducatifs. Ceux-ci se déclinent, dans la pratique, de manière assez contrastée, d’une communauté à l’autre, chaque assemblée étant souveraine, mais disposant de moyens humains et matériels souvent limités.
Fondamentaux et pain quotidien aux bancs de l’autre école
Selon une émission de Radio Insurgente (« la voix des sans-voix ») du 10 juin 2005, les zapatistes veulent une école « pour le service du peuple », avec des ressources administrées par les villageois eux-mêmes, et avec « des enseignants qui soient issus du peuple, qui comprennent mieux la vie, la situation, la culture et la langue de nos peuples ». « Camarades, pour obtenir l’éducation que nous voulons, nous les pauvres, nous devons continuer de lutter pour qu’il y ait une meilleure éducation, mais c’est mieux de commencer dès maintenant, l’éducation du peuple, c’est pour ça qu’il faut que nous commencions à préparer nos enfants et nos jeunes, à préparer nos programmes scolaires, par le peuple, dans les différents niveaux d’éducation, en accord avec nos idéaux et nos intérêts en tant que peuple. »
D’emblée, les projets d’éducation autonome zapatiste font partie d’un projet émancipateur plus global d’autonomie politique. Près d’un millier d’assemblées communautaires, fortement ancrées dans la culture indienne, en sont les rouages fondamentaux de décision, d’exécution et d’évaluation. Ces assemblées élisent à main levée et/ou par consensus leurs propres maîtres d’école, tout comme leurs représentants politiques élus pour une durée déterminée de quelques années, sans jamais, pour autant, abandonner leurs champs. Les uns comme les autres peuvent être révoqués de manière collective, dans les cas où leurs engagements ne sont pas respectés : erreurs de malveillance, atteintes aux valeurs morales des familles paysannes indiennes ou à l’intégrité physique des élèves...

Cependant, les cas de révocation de promoteurs d’éducation zapatistes sont marginaux, face à la dure réalité de la grande pauvreté matérielle des Indiens. Après quelques années passées au service de l’apprentissage des enfants de leurs propres villages, les ex-promoteurs d’éducation renoncent en général à leurs postes, en raison de difficultés pour subvenir aux besoins alimentaires et vestimentaires de leurs familles. Comme ils ne perçoivent pas de salaire mais fournissent un service communautaire, leur action éducative n’est pas motivée par la rétribution, mais plutôt par des motifs d’ordre politique : l’engagement personnel dans le projet zapatiste de construction d’autogouvernements indiens par le bas, incrustés dans les structures coutumières d’autogestion territoriale locale. En échange de leurs services d’enseignement, les promoteurs d’éducation zapatistes reçoivent une aide alimentaire et/ou de travail collectif des hommes du village dans leurs parcelles de maïs, d’haricots noirs et de café, selon l’accord négocié dans chaque communauté, sous l’impulsion des autorités municipales rebelles. L’engagement des jeunes promoteurs d’éducation autonome (moyenne d’âge d’environ 20 ans) témoigne aussi de leur implication politique et culturelle dans le projet d’autonomie indienne. Leur dévouement personnel au service d’un projet commun de libération leur confère un capital symbolique significatif, aussi bien sur le plan politique local... que dans leurs stratégies amoureuses.

Dans les écoles des zapatistes, il n’y a pas de programmes scolaires imposés ou négociés, sinon un ensemble de principes pédagogiques plutôt pragmatiques. D’abord, l’éducation est orientée vers la résolution des problèmes concrets de la vie quotidienne : l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour mieux s’informer et communiquer, et des mathématiques pour mesurer les superficies, les récoltes, les prix... L’histoire abordée est plus souvent celle des luttes sociales et agraires de la région, du pays et du monde entier, comme par exemple les sans-terre du Brésil. L’accent est mis sur les questions de protection et de production agroécologique. En comparaison avec la situation des écoles du gouvernement fédéral, le bilinguisme, voire le trilinguisme, se révèle plus favorable au développement des langues indiennes comme langues d’enseignement.

Pensée globale, actions locales

Particulièrement critiques et engagés, « en bas et à gauche », selon la formule zapatiste, les contenus éducatifs tendent à être articulés autour des principales demandes politiques : toit, terre, travail, alimentation, santé, éducation, information, culture, indépendance, démocratie, justice, liberté et paix. Comme l’ont décidé de nombreux municipes zapatistes, ces revendications cons­tituent les axes thématiques à travers lesquels les promoteurs d’éducation construisent leurs actions pédagogiques quotidiennes, organisées en plusieurs grands secteurs d’apprentissage. Dans le projet éducatif du municipe de la Forêt Lacandone, « Ricardo Flores Magón » – du nom du journaliste révolutionnaire de la région de Oaxaca (1873-1922), mort dans une prison du Kansas – ces axes sont nommés « Vie et environnement », « Histoires », « Langues » et « Mathématiques ».
Les Indiens zapatistes poursuivent un projet d’éducation populaire qui se tourne, davantage et autrement que l’école « officielle », vers les connaissances liées à la culture indienne et paysanne. Cela ne les empêche pas d’ouvrir vers l’extérieur les portes des modestes salles de classe communautaires, faites plus souvent de bois et de tôles métalliques que de béton et de tuiles, à l’exception des anciennes maisons des ex-haciendas, transformées maintenant en centres politico-éducatifs. Les écoles zapatistes reçoivent aussi bien la visite des vieillards du village que des étrangers de passage. Elles ne sont pas l’illustration d’un repli communautaire, et encore moins d’un essentialisme ethnonationaliste. Au contraire, tout comme les communautés zapatistes d’où elles surgissent, ces écoles sont traversées par des pratiques pédagogiques, imbibées de marques de solidarité nationale et internationaliste. Elles n’en sont pas pour autant équipées de technologies multimédia, puisque l’électricité n’est pas encore aussi accessible que les livres, souvent issus de donations, comme parfois les cahiers et surtout les crayons de couleurs, toujours très prisés des enfants.

Malgré les soutiens des sympathisants et des groupes de solidarité dans le domaine prioritaire de l’éducation, le quotidien du millier de salles de classe zapatiste dépend davantage des dynamiques de la politique et de l’économie communautaire sur lesquelles elles reposent. Cela constitue sa force comme projet collectif, mais aussi sa faiblesse, puisque la participation active de l’ensemble des composantes sociales des communautés n’est pas toujours atteinte dans les faits. Par exemple, les femmes mais aussi les adultes qui ne sont pas parents d’élèves ne se mobilisent pas toujours pour participer aux réunions, aux travaux collectifs et au contrôle des affaires scolaires. Les faibles revenus agricoles des familles rendent bien maigres les rétributions personnelles des promoteurs. Ne se sentant pas systématiquement soutenus par leurs voisins, ceux qui s’impliquent se démotivent parfois et en viennent alors à renoncer à leur charge communautaire, malgré l’enthousiasme qu’ils accordent à leur projet collectif de révolution pédagogique et culturelle.

À l’école du peuple, résistance et dignité

Les intimidations de l’armée fédérale et des paramilitaires dans le cadre de la guerre d’usure psychologique sont autant d’obstacles à surmonter, dans le quotidien de la résistance zapatiste. Mais pour Elsie, promotrice d’éducation, l’avènement d’écoles autonomes a justement permis d’être plus unis pour continuer la lutte, dans laquelle elle est plongée depuis son enfance. Elle travaille depuis trois ans, à l’école « Lucio Cabañas » (guerillero communiste tombé au combat en 1974), située sur des terres récupérées dans les vallées qui s’enfoncent dans la forêt tropicale, et occupées depuis 1997 par des familles zapatistes des alentours. En entretien, Elsie dit qu’en dépit des changements de mentalité en cours, impulsés par l’organisation zapatiste, les femmes tseltales tardent à s’imposer dans le domaine de l’enseignement et de son contrôle politique. Son père, Pancho, reconnaît que beaucoup de ses « compañeros » zapatistes voient d’un très mauvais œil le fait que leurs filles célibataires aillent séjourner en dehors de chez elles, sans la compagnie d’un homme de la famille. Cela complique la participation des jeunes filles zapatistes aux sessions de formation pédagogique, ce qui explique aussi la sous-représentation des femmes dans les domaines de la santé, de l’agroécologie ou de la communication communautaire.
Environ 15 000 enfants de familles zapatistes fréquentent les bancs des écoles construits, eux-aussi, par les familles elles-mêmes. Manuel, 11 ans, en paraît convaincu : « Notre école à nous est celle de la communauté, et c’est pas le mauvais gouvernement qui viendra nous empêcher de parler tseltal, d’apprendre la vraie histoire de nos ancêtres et pourquoi nous sommes pauvres. Mais parce que toi, dans ton pays, c’est aussi le peuple qui contrôle ton école ? Nous ici, on ne se laisse pas faire. On est des zapatistes. »

Bruno Baronnet est également l’auteur de Éducation interculturelle et pouvoir indien : le cas des écoles de la Forêt Lacandone au
Chiapas, Mexique,
consultable sur le site :
http://alhim.revues.org/index.html