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(Re)lecture pédagogique La pédagogie institutionnelle

mardi 8 novembre 2011, par Greg

La pédagogie institutionnelle (PI) est apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage
du mouvement Freinet, avec lequel elle finira cependant par rompre au début des années soixante. Cette proximité est à la fois évidente – outre leur parcours au sein de l’Icem (Institut coopératif de l’école moderne), les animateurs de la PI ont toujours affirmé leur dette et leur attachement aux outils et « techniques » Freinet (« Quoi de neuf ? », correspondance, imprimerie, conseil de coopérative, etc.) – et problématique, quand le champ d’intervention (milieu urbain, classes spécialisées et/ou enfants issus des classes défavorisées) et la nécessité d’étayer théoriquement les intuitions de Freinet vont conduire ces instituteurs parisiens vers d’autres horizons et d’autres références.

C’est donc cette double entrée qu’il convient de défricher. Le premier accès à la PI, a priori plus « anecdotique », est celui de la progressive prise de distance avec le « maître », processus qui aboutit à une scission au sein du mouvement sur fond de querelles personnelles.

« Bidonvilles scolaires » et « HLM pédagogiques »

Dès le début des années 1950, Fernand Oury et Raymond Fonvieille, tous deux militants au sein de l’Institut parisien de l’École moderne, ressentent le caractère essentiellement rural – et donc d’une certaine manière historiquement daté – du mouvement Freinet et de sa pédagogie ancrée sur la nature. Leur environnement, leur quotidien et le « public » auquel ils sont confrontés, est résolument « autre ». C’est celui des « écoles-casernes », décrites quelques années plus tard par Fernand Oury et Jacques Pain [1]. Ils dénoncent les « bidonvilles scolaires » et les « HLM pédagogiques », et analysent « les conséquences du gigantisme architectural sur la santé mentale des écoliers » [2]. Dans ce contexte, où résonnent également des préoccupations politiques et sociales nouvelles, ils réalisent que les pratiques pédagogiques – même « alternatives » – doivent être interrogées et réexaminées.

L’urbanisation n’est bien sûr pas sans influence sur l’évolution du système scolaire et sa contestation pédagogique. Des grands ensembles à classes multiples surgissent des contraintes jusque-là ignorées par les « classes-écoles » rurales : le fonctionnement est régi par un règlement intérieur collectif, la présence d’un directeur crée, de fait, un nouvel échelon hiérarchique, les possibilités d’ouverture sur le milieu sont plus difficiles. La dimension collective du travail enseignant apparaît également comme une nécessité. Une réalité que l’Icem regarde avec une certaine impuissance : « Une classe intégrée à tout un ensemble de classes, dans le même local-caserne, sous l’autorité parfois un peu ombrageuse d’un directeur, n’a pas la spontanéité de ­l’éco­le qui s’ouvre librement sur l’intimité d’un village. Les élèves semblent plus impersonnels, dominés déjà par ces évasions que sont le cinéma, les sorties, la rue et ses distractions de faits divers » (Élise Freinet). Célestin Freinet avait construit son vingt-sixième « invariant pédagogique » autour de cette constatation, où se lit un certain fatalisme : « La conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l’anonymat des maîtres et des élèves ; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave. »

Refusant de se résigner, le mouvement parisien – même s’il ne comprend pas uniquement des instituteurs urbains en son sein – s’attache à relever ce défi, notamment à travers sa revue L’Éducateur d’Ile-de-France. Une initiative, une « spécificité » et un dynamisme qui font de l’ombre au père fondateur et qui mènent au départ de la plupart des Parisiens (1961) et à la création du Groupe techniques éducatives et de sa revue Éducation et Techniques. Les questions personnelles ne sont bien entendu pas étrangères à ces dissensions. Elles ne doivent cependant pas faire croire à une « condamnation » de la pédagogie Freinet de la part de la PI, le groupe de Fernand Oury (« Genèse de la coopérative ») réintègrera l’Icem comme association affiliée en 1978.

« Le trépied de la Pédagogie Institutionnelle », analysé par Mangel Gilbert, site de la Cgé, qui rapporte comment du « tabouret » initial on est passé au trépied par l’introduction de la dimension politique dans les rapports au sein de la classe…

Vers l’action-recherche

L’autre chemin d’accès à la PI est celui de l’effort de théorisation de ses animateurs, alors que la pédagogie Freinet se veut naturelle, pragmatique – ce qui explique en partie son succès. « Freinet nourrit sa pédagogie par une réflexion essentiellement philosophique et politique » remarque Fernand Oury. Confrontée à une situation inédite, la PI va, quant à elle, se tourner vers les sciences humaines et les autres courants de la pédagogie nouvelle avec lesquels elle engage des discussions lors de stages et au sein des colonnes de L’Éducateur d’Ile-de-France. Dans une rubrique baptisée « Nous ne sommes pas seuls au monde », à laquelle participent des membres du GFEN, des CEMEA, des psychanalystes, etc., elle tente de renouveler ses pratiques en s’appuyant sur de nombreuses références, dont la psychanalyse. Il s’agit, dans un cadre scolaire profondément bouleversé par rapport à la situation qui a vu émergé le mouvement Freinet, de comprendre les nouveaux mécanismes de domination et d’aliénation pour, éventuellement, les retourner contre « l’Institution ». Cette réflexion est relatée dans Vers une pédagogie institutionnelle, sorte d’autobiographie intellectuelle et pédagogique, où les différentes sources de la pédagogie nouvelle sont convoquées (Rogers, Cousinet, mais aussi le scoutisme, la psychanalyse, Fernand Deligny, etc.) avant d’être finalement écartées comme trop éloignées des préoccupations immédiates des éducateurs.

« Ne rien dire que nous n’ayons fait. » (F. Oury)

Ce rejet témoigne, chez ces praticiens, et malgré les reproches d’élitisme parfois formulés à leur encontre, d’une grande attention au quotidien des enseignants et à l’accessibilité des méthodes proposées. Raymond Fonvieille formulera cette démarche en déclarant que le mouvement privilégiait l’« action-recherche » à la « recherche-action ».

La rencontre avec la psychothérapie institutionnelle, mise en œuvre par Jean Oury, le frère de Fernand, va répondre aux attentes de ces instituteurs de terrain, curieux de trouver également une assise théorique à leurs expérimentations pédagogiques. Ce mouvement est initié par le psychiatre catalan François Tosquelles, marxiste de sensibilité libertaire, qui tenta de transformer la pratique médicale en Espagne durant la révolution. Condamné à mort par le régime de Franco, il se réfugie en France et rejoint, après un séjour dans les camps, l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère. D’autres psychiatres vont l’accompagner dans l’élaboration « d’une méthode de traitement des malades mentaux par la structuration du milieu dans lequel ils évoluent, structuration due à une gamme étendue d’institutions. » (G. Michaud). S’inspirant de Freinet, Jean Oury introduit l’imprimerie à l’hôpital de Saint-Alban. La rencontre de ce mouvement avec la pédagogie se fera notamment dans les classes de perfectionnement, dont celle de Fernand Oury, où les enjeux thérapeutiques croisent les questionnements pédagogiques. Cet apport psychanalytique va investir les outils traditionnels de la pédagogie Freinet, tout en leur donnant parfois aussi une nouvelle dimension plus psychologique et une plus grande sensibilité au milieu.

Vers l’autogestion pédagogique et politique

Si la psychothérapie institutionnelle constitue le socle du dispositif de la PI (c’est Jean Oury, fondateur de la clinique psychiatrique de La Borde, qui a proposé les termes de « pédagogie institutionnelle » lors du congrès de Paris de l’École Moderne, en 1958), elle n’est pas le seul ressort de ce mouvement. Alors que Fernand Oury poursuit dans la voie « psychanalytique » avec les GET (Groupes d’études théoriques, qui deviendront ensuite les Groupes d’éducation thérapeutique), la socio-psychologie a influencé une autre branche de la PI, animée, entre autres, par Raymond Fonvieille, René Lourau ou Georges Lapassade.

Pour Fonvieille, la validité des techniques Freinet est incontestable, y compris dans sa classe de « banlieue » à Gennevilliers. Mais il constate l’échec de leur philosophie « humaniste » et « optimiste » et de leur valeur d’exemplarité pour transformer l’institution. Il raconte comment il a pris conscience « à la fois de [son] extraordinaire liberté (pratiquement aucune contrainte administrative, seulement un modus vivendi avec le directeur) mais aussi de l’absence de portée contestatrice véritable de [son] action du fait qu’elle n’impliquait pas l’institution externe. Par ma recherche d’autonomie je m’étais "encoconné" moi-même ». Il travaillera dès lors, avec le courant autogestionnaire (dans le Groupe de Pédagogie Institutionnelle), à analyser ce moment où la pédagogie, quand elle sort de la classe, devient une menace pour l’ordre établi et où le projet politique devient un projet pédagogique.

Qu’est-ce que l’institution ?

Pour cerner cette pratique « fluctuante » de la pédagogie institutionnelle, toujours en questionnement et en quête de la meilleure adaptation possible aux enfants et au milieu, quoi de plus logique que de partir des écrits de ses animateurs et de leur propre présentation.

Sur ce terme « d’institution », tout d’abord, qui définit cette pédagogie, Fernand Oury précise la façon dont il faut l’entendre : « La simple règle qui permet d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution. L’ensemble des règles qui déterminent "ce qui se fait et ce qui ne se fait pas" en tel lieu, à tel moment, ce que nous appelons les "lois de la classe", en sont une autre.

Mais nous appelons aussi "institutions" ce que nous instituons : la définition des lieux, des moments, des statuts de chacun suivant son niveau de comportement, c’est-à-dire selon ses possibilités, les fonctions (services, postes, responsabilités,...), les rôles (président, secrétariat), les diverses réunions (chef d’équipe, classes de niveau, etc.), les rites qui en assurent l’efficacité, etc. »

« Il n’y a pas de problèmes de discipline, il n’y a que des problèmes d’organisation. »

Le postulat de départ est posé par Fernand Oury : « En classe, il n’y a pas de problèmes de discipline, il n’y a que des problème d’organisation. » Ou encore « La réponse aux incidents n’est pas un discours mais une organisation nouvelle » (à comparer avec l’enseignement des IUFM et les « recettes » actuellement délivrées aux stagiaires, où les problèmes de « disciplines » sont présentés comme des problèmes de contenu, voire liés au « charisme » de l’éducateur). C’est là que les différentes « techniques » – conseil, correspondance, imprimerie, que la PI prolongera par l’instauration des ceintures de comportemen ou la circulation d’une monnaie de classe [3] – prennent leur sens, comme régulation de la vie du groupe et extension de son activité et de ses potentialités. À l’école-caserne, il faut répondre par l’organisation d’une école-atelier, d’un « chantier » (voire, écrit Oury, d’une « classe-usine ») ou, mieux encore, de l’atomium, du nom du célèbre monument bruxellois, avec ses sphères interdépendantes unes des autres.

Essai de défninition : la Pédagogie Institutionelle par elle-même

« La Pédagogie Institutionnelle est un ensemble de techni­ques, d’organisations, de méthodes de travail, d’institutions internes, nées de la praxis de classes actives. Elle place enfants et adultes dans des situations nouvelles et variées qui requièrent de chacun engagement personnel, initiative, action, continuité.

Ces situations souvent anxiogènes – travail réel, limita­tion de temps et de pouvoir – débouchent naturellement sur des conflits qui, non résolus, interdisent à la fois l’acti­vité commune et le développement affectif et intellectuel des participants.

De là cette nécessité d’utiliser, outre des outils matériels et des techniques pédagogiques, des outils conceptuels et des institutions sociales internes capables de résoudre ces conflits par la facilitation permanente des échanges maté­riels, affectifs et verbaux.

La Pédagogie Institutionnelle peut se définir :

– d’un point de vue statique ; comme la somme des moyens employés pour assurer les activités et les échanges de tous ordres dans et hors de la classe.

– d’un point de vue dynamique, comme un courant de transformation du travail à l’intérieur de l’école.

Les changements techniques, les relations interindivi­duelles et de groupe à des niveaux conscients et incons­cients, la structuration du milieu, créent des situations qui, grâce à des institutions variées et variables, favorisent la communication et les échanges.

Dans la classe (nous préférerions pouvoir écrire l’école) devenue lieu d’activité et d’échanges, savoir parler, com­prendre, décider, etc., savoir lire, écrire, compter, de­viennent des nécessités. Ce nouveau milieu favorise, outre les apprentissages scolaires, l’évolution affective et le dé­veloppement intellectuel des enfants et des adultes.

Le travail et la vie sociale n’apparaissent plus comme des buts mais aussi comme des moyens qui, bien souvent, se révèlent d’efficaces agents de prophylaxie et de thérapie.

Un problème demeure non résolu : comment la classe – qui n’est plus ce milieu isolé, clos, habitue ! et standardisé, fortement déterminé par des normes administratives exté­rieures –… va-t-elle s’insérer sans disparaître dans les insti­tutions scolaires, politiques, économiques de la société adulte actuelle ? Cette insertion est-elle indispensable ? est-elle souhaitable ? possible ? Sinon, des coexistences paci­fiques sont-elles nécessaires ? possibles ?

Selon l’expérience, l’insertion sociale, l’idéologie politi­que de chacun, des réponses diverses peuvent être appor­tées à ces questions. »
Ce texte, extrait de Vers une pédagogie institutionnelle, résume tant les pratiques que les enjeux – les deux étant intimement liés – portés par la PI. Il s’agit tout à la fois « d’assurer » les échanges et le travail (y compris par la prise en compte de leur dimension psychologique et même inconsciente, dans le groupe et dans l’individu) et de les transformer dans et hors de la classe. Au-delà des questions de personnes ou d’organisation, on perçoit aussi la logique commune aux deux « branches » qui prolongeront l’action de la PI. Celle d’Oury, son travail en direction des élèves « déficients », dans une logique « thérapeutique », et celle de Fonvieille, Lourau et d’autres, dans une logique « autogestionnaire » qui connaîtra un second souffle, relayé dans l’Université, avec les événements de mai 1968.

Et aujourd’hui ?

Dès lors que les rapports et les tensions entre les individus semblent relever de l’histoire, l’apport de la PI peut-être appréhendé de façon plus posée. Le mouvement Freinet a su intégrer ces innovations et ces réflexions, sans pour autant les sortir d’une confidentialité déjà regrettée par Fonvieille. Quant au courant autogestionnaire, malgré les lycées et collèges expérimentaux créés il y a trente ans, il n’a su renverser l’institution – mais le pouvait-il réellement ?
Pour l’éducateur d’aujourd’hui, la PI c’est tout d’abord l’histoire d’une aventure intellectuelle, et d’une convergence unique entre des pratiques pédagogiques, la recherche et les sciences humaines. Ce travail exigeant d’auto-formation, à travers des stages et l’utilisation de concepts (transfert, désirs, collectif) et d’outils éclairants, telles que les monographies d’élèves, reste d’actualité.

Enfin la PI nous invite à maintenir toujours en éveil notre vigilance afin de saisir ce moment où la pédagogie devient politique et la politique pédagogie, pour paraphraser Raymond Fontvieille. ■

Grégory Chambat

Sur les pédagogies autogestionnaires :

Raymond Fonvieille :
 L’aventure du mouvement Freinet, Éd. Méridiens -Klincksieck, 1989.
 De l’écolier écœuré à l’enseignant novateur, éd. Ivan Davy, 1996.
 Naissance de la pédagogie autogestionnaire, éd. Anthropos, 1998.
 Face à la violence : participation et créativité, PUF, 2000.

 René Lourau, « Panorama des expériences libertaires », extraits publiés dans Courant alternatif, hors-série n° 16, février 2011 et sur le site http://1libertaire.free.fr

 Georges Lapassade, L’autogestion pédagogique, Paris, Gaulhier-Villars, 1971.

 H Lamihi Ahmed, De Freinet à la pédagogie institutionnelle ou l’École
de Gennevilliers,
Vauchrétien, éd. Yvan Davy, 1994.

Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle

En 1967, Fernand Oury et Aïda Vasquez publient chez Maspero un premier ouvrage : Vers une pédagogie institutionnelle (réédition Vigneux, Matrice, 1993).

En 1971, est publié De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle. Cet ouvrage de plus de 700 pages est surnommé la brique. C’est un véritable succès d’édition puisqu’il est vendu à plus de 40 000 exemplaires (réédition Matrice, 2001).

En 1972, F. Oury et Jacques Pain publient Chronique de l’école caserne. Cet ouvrage à l’humour grinçant dénonce l’absurdité et l’incohérence de l’école du xx e s. (rééd. Matrice, 2001).

En 1979, paraît Qui c’est le Conseil écrit par F. Oury et Catherine Pochet (La Découverte, 1979).

En 1985, René Laffitte et le groupe Genèse de Coopérative publie Une journée dans une classe coopérative (réédition Matrice, 2000).

En 1995, Fernand Oury écrit, avec Françoise Thébaudin, son dernier ouvrage : Pédagogie institutionnelle (Matrice, 1995).

Bibliographie d’après le site de l’association Vers la pédagogie institutionelle, Fernand Oury.


[11 Chronique de l’école caserne, Fernand Oury Fernand et Jacques Pain, éditions Maspero, 1972.

[22 Cité par Sébastien Pesce, « Lieu et Milieu dans la Pédagogie de Fernand Oury : le Complexe Educatif ».

[33 Sur la définition de ces termes, voir l’excellence lexique proposé par le groupe de pédagogie institutionnelle de la Gironde. et mis en ligne sur le site de la revue.