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Marie Desplechin, une auteure féministe ?

mardi 8 octobre 2013, par Greg

Si le sexisme en littérature est encore malheureusement omniprésent, des auteur-e-s proposent
des personnages et des situations qui sortent des sentiers battus et mènent leur « bonnefemme »
de chemin émancipateur et plein d’aventures.

J’avais envie de dialoguer avec Marie Desplechin parce que mes élèves aimaient ses livres et parce qu’elle avait écrit ces mots dans Saltimbanques : « Nous faisions tous partie de la famille de ceux qui ne sont pas comme les autres, et qui n’y tiennent pas spécialement. Nous étions les artistes de nos existences. » Ces mots qui, en tant que féministe, résonnaient à mes oreilles et qu’incarnaient parfaitement les personnages que mes élèves et moi avions joyeusement rencontrés dans les romans de cette auteure.
J’avais studieusement préparé mes questions que je lui avais envoyées. Première surprise, elle préférait un entretien de visu.
Je ne me doutais pas que boire un café avec Marie Desplechin déboucherait sur une discussion aussi foisonnante mais difficile à retranscrire. Oubliées les questions sur le féminisme et l’oppression et surtout les réponses claires et ordonnées qui permettraient de proposer un « outil » pour lutter contre le sexisme. La personnalité de l’auteure est tout sauf convenable et c’est tant mieux !


Sincérité et rapport à l’enfance

Marie Desplechin est avant tout une auteure qui écrit pour les enfants et elle le fait avec beaucoup de sincérité. Lorsqu’elle parle de l’écriture c’est avec passion, « ce qui est important, c’est l’histoire », « écrire, c’est faire ressortir la différence pour après inscrire l’histoire là où ça nous ressemble ». Elle crée ses histoires en piochant dans ses rencontres, ou dans les ateliers d’écriture auxquels elle participe : « C’est dans la vie qu’on voit se fabriquer les meilleures histoires. » Elle rencontrera par exemple dans un centre social d’Amiens la personne qui l’inspirera pour Nejma, l’héroïne renfrognée de Babyface qui cache son visage derrière un grand bonnet et ne parle pas beaucoup.

Pourquoi écrit-elle encore pour les enfants alors qu’elle pourrait écrire pour les adultes ? Mais parce que les enfants sont sympas ! Elle s’entend bien avec eux, et se dit qu’elle peut passer une journée bien plus marrante avec quelqu’un qui a dix ans qu’avec quelqu’un qui en a cinquante…

Par l’emploi du mot « quelqu’un », qui m’accroche l’oreille, elle me donne, sans le savoir, une leçon, moi qui suis enseignante, militante, et qui ai pourtant tendance à ne pas individualiser lorsque que je parle des enfants, les qualifiant tantôt de mômes, tantôt d’élèves… Et oublier dans mes paroles que l’enfant est une personne au même titre que celles qu’on dit grandes ?

Et cela sonne juste lorsqu’elle me parle des responsabilités des parents, du mal-être de Nejma, de la possibilité de se « refaire » dans la vie, et surtout à cet âge, car on « rejette les dés plusieurs fois par jour ! » Elle enchaîne en m’expliquant le sentiment merveilleux pour un-e auteur-e de savoir qu’on se souviendra, adulte, de ses lectures d’enfance car ces lectures sont marquantes. Non, elle n’a pas envie de transmettre quoi que ce soit mais qu’on rigole ensemble, ça oui, c’est essentiel mais qu’après chacun-e se débrouille !

Féministe ?

Féministe, elle l’est certainement, et l’assume. Satin Grenadine, un de ses romans, est souvent montré en exemple. Lucie, adolescente, vit dans une maison bourgeoise de la fin du xix e à Paris. Elle espère qu’un jour les femmes pourront courir nues, parler à table et ne jamais se marier. Elle-même doit cesser d’aller à l’école pour apprendre son futur rôle de femme et d’épouse. Mais, Annette, Fanny et Marcelline, les domestiques de la maison, à qui l’on confie Lucie, sont plus subversives peut-être que les livres… Et Lucie, n’est décidément pas encline à se soumettre !

Mais, même pour ce livre l’auteure a refusé d’écrire avec un message, pour elle le propos féministe vient après l’histoire qu’elle avait envie de raconter.

Elle reconnaît que sa vision de la vie ressort à beaucoup de moments dans ses romans. Et c’est justement le problème, parfois ça lui échappe. Du coup, prudente, elle préfère prévenir les lecteurs et lectrices que ses livres ne sont pas « cashers », et qu’elle n’est pas sûre qu’ils soient si féministes que je le lui dis. Par exemple dans Pome, Verte, jeune sorcière, vit dans un matriarcat. Et pour ce personnage la solution passe par la relation amoureuse. Est-ce que c’est une bonne solution ?

C’est vrai, mais je ne peux m’empêcher d’ajouter que dans Satin grenadine, comme dans Séraphine, la solution passe aussi par la solidarité entre les femmes qu’elles soient domestique (Satin grenadine), prostituée (Séraphine) ou pédagogue révolutionnaire et communarde (Séraphine).

Les personnages

Reste que ses personnages ne sont pas des clichés. Jeune Nejma, puissante, impolie, violente et taiseuse qui a pour meilleur ami un Freddy-Raja, bavard, sensible et gracieux danseur. Drôle et insolente Lucie dans Satin Grenadine ou, mais ce n’est plus vraiment de la fiction, forte, volontaire, vive dans Danbè qui raconte le parcours d’Aya Cissoko la boxeuse. Rebelles, les filles de Marie Desplechin le sont sans doute parce que la société ne leur laisse pas le choix. C’est aussi que l’auteure s’intéresse surtout aux failles des personnages.
Ses personnages, des marginaux ? Elle vous répondra que nous le sommes tou-te-s. Elle-même se définit comme asociale, cinq ans dans une entreprise et une dépression ; elle ne peut ni obéir ni commander. Pour elle, Les gens sont comme des legos qui s’emboîtent, les manques des un-e-s peuvent être remplis par les trop des autres. Et si ses personnages prennent le contre-pied des stéréotypes de genre c’est aussi parce que, nous explique-t-elle, depuis Millénium, on s’est rendu compte que donner les caractéristiques viriles au personnage féminin, et les masculines au personnage féminin, c’est simple, ça marche ! Ce serait l’histoire que l’on a envie d’entendre aujourd’hui, au titre de la fiction, c’est séduisant.

Marie Desplechin n’aime sûrement pas être là où on l’attend et moi, c’est sûr, je l’attends sur le féminisme. Il n’empêche, procédé narratif ou pas, ses romans nous offrent de beaux personnages qui nous donnent à réfléchir sur les différentes oppressions, comme Edmonde, parlant de Rosaimée sa compagne, à son neveu Bart : « Personne ne me parle jamais de Rosaimée […] Pourtant nous sommes ensemble depuis plus de vingt ans. — […] Vous n’en parlez jamais. Alors forcément, c’est difficile de vous poser des questions. — Mais pourquoi veux-tu que je te raconte ma vie si tu ne me poses pas de questions ? » dans J’envie ceux qui sont dans ton cœur.

L’école

Si les enseignant-e-s qu’on trouve dans Babyface sont loin d’être sympathiques, Séraphine la narratrice du roman éponyme trouve en la pédagogue Louise Michel une aide précieuse. Je ne pouvais donc pas finir cette recension-entretien sans évoquer l’école, sujet sur lequel Marie Desplechin a beaucoup de choses à dire. L’auteure a récemment participé à une commission sur la culture et l’école qu’elle a jugée inutile, et surtout permis à des collégiens d’écrire en duo avec des étudiant-e-s de Sciences-Po leur autoportrait dans La Classe.
De par son expérience passée d’élève, dont elle garde des souvenirs effroyables, et plus récentes en tant que parent et qu’intervenante, ses relations à l’école et aux enseignant-e-s sont un mélange de colère et de beaucoup d’attentes. Colère pour les occasions ratées, les désirs d’élèves dispersés, l’ennui. Attentes car l’enseignement est pour elle une profession au pouvoir de vie. Un métier qui peut refaire un enfant comme son institutrice Freinet l’a fait avec elle, qui était défaite. À force de projets, de travaux de groupe, d’expositions […], de partages, Mme Bignon l’a réconcilié avec l’école.

Merci donc un peu à Mme Bignon, et beaucoup à Marie Desplechin qui n’écrit pas des livres féministes, mais des livres qui donnent certainement du plaisir aux féministes et tout aussi sûrement, vu les échos de mes élèves, du plaisir aux lecteur-ices. ■

Propos recueillis et mis en forme par Charlotte Artois, N’Autre école.

■ Bibliographie

Saltimbanques, Marie Desplechin et Emmanuelle Houdart, Thierry Magnier, 2011, 56 p.

Babyface, Marie Desplechin, École des Loisirs, 2010, 140 p.

Satin grenadine, Marie Desplechin, Écoles des loisirs,2004, 160 p.

Séraphine, Marie Desplechin, Écoles des loisirs, 2005, 194 p.

Pome, Marie Desplechin, Écoles des loisirs, 2007, 153 p.

J’envie ceux qui sont dans ton cœur, Marie Desplechin, Écoles des loisirs, 1997, 250 p.

Danbé, Aya Cissoko et Marie Desplechin, 2011, Calman-Levy, 192 p.

La Classe, Marie Desplechin, 2013, Odile Jacob, 212 p.