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Les lâchetés ordinaires

mardi 12 juin 2012, par Greg

À cause d’une maladie génétique neuro-dégénérative, je me suis vu dans l’obligation d’utiliser un fauteuil roulant pour me déplacer, à l’âge de 28 ans, en 2009. L’évolution de la maladie est lente,
je perds petit à petit mes facultés motrices. Si, lors de ma scolarité, rien ne me distinguait apparemment
de mes camarades de cours, en réalité les prémisses de la maladie n’étaient pas très durs à voir.
Et pourtant... L’institution scolaire n’a pas cherché à voir quoi que ce soit.

À partir de l’âge de douze ans, je m’essoufflais dès le moindre effort ; j’ai subi des examens cardiaques et chirurgicaux poussés, mais sans résultats probants. Vers quinze ans, on m’a diagnostiqué une scoliose telle qu’il m’en a fallu porter un corset de nuit pendant deux ans et demi, afin de redresser ma colonne vertébrale. De tout temps j’ai eu des difficultés pour courir, marcher, me tenir debout ; difficultés s’aggravant avec le temps. Si j’ai été quelques fois victime de quolibets et de railleries de la part de mes condisciples à cause de ma démarche ébrieuse ou de ma maladresse, si j’en ai été durement affecté, je dois avouer que ce n’étaient là que des épiphénomènes, extrêmement rares, étant moi-même en général du côté des railleurs, goûtant l’humour absurde et la dérision – pour moi il s’agissait là d’une arme critique et politique pour attaquer l’ordre établi.

« Exempté »

Au-delà de ces aspects, tous dus à la maladie, qui rejaillissaient surtout sur ma vie privée (mais n’est-ce pas le plus important, à l’âge où l’on commence à construire sa vie autonome ?) plus que sur mon parcours scolaire, il convient justement de noter qu’aucun professeur ni membre de l’encadrement ne s’est aperçu ni a fortiori enquis de quoi que ce soit – pour ne pas suggérer que peut-être ils ont fait mine de ne rien voir. C’est-à-dire que l’institution dans laquelle je dilapidais par obligation mes journées m’octroyait, en plus, son plus radical mépris. Par exemple, lors des épreuves du Baccalauréat, j’ai moi-même demandé à être exempté de l’épreuve de sport, ne souhaitant évidemment pas perdre des points à cause de celle-ci (si je ratais le Bac, je passais une année de plus au lycée, et il était pour moi hors de question de rester une minute de plus dans cette taule) ; le professeur de sport, voyant bien que quelque chose ne tournait pas rond dans mes capacités physiques, m’a envoyé voir le médecin scolaire, laquelle m’a derechef signé un papier comme quoi j’étais exempté, sans aucune investigation. Personne, parmi ceux qui me voyaient tous les jours, n’a cherché à savoir où était le problème, ni pourquoi, ni comment, ni rien.

« Immature »

Dans le même registre mais sur un plan autre que médical, j’ai toujours été passionné de littérature, je l’ai toujours communiqué quand il était demandé aux élèves quelles étaient leurs activités en dehors des cours, et malgré moi j’ai toujours laissé transparaître mes aptitudes littéraires dans les devoirs rédigés – on me l’a fait remarquer plusieurs fois. Malgré ça, jamais un seul professeur ni conseiller d’orientation ne s’est penché là-dessus ; aucun de ces adultes censés « m’éduquer » ne m’a poussé à explorer la chose littéraire, à m’exprimer par écrit et à faire lire ces textes, à continuer de lire, ne m’a questionné sur ce que je lisais, etc. Ces adultes ne voyaient en moi qu’un « immature », tel qu’ils l’ont noté pendant des années sur mes bulletins de notes.

On comprendra que je déteste encore ces gens avec force à l’heure actuelle. Je n’y vois que des employés eichmanniens, qui « ne faisaient que leur travail » – je n’assimile pas les situations bien sûr. Rien de plus. Pas de curiosité envers autrui, pas d’attention pour son prochain, pas de respect pour les personnes à part entière à qui ils inculquent de force un savoir très relatif, pas de questions quant à la finalité de leurs actes ou quant au but de leur œuvre. À part un cas très particulier, je n’ai jamais eu à faire à un seul tyran – mais à des pleutres ordinaires, en somme. Ma scolarité (collège et lycée du moins, avant c’était autre chose) n’a été que mal de ventre et oppression diffuse. Je me prenais le poids de l’institution scolaire – et du monde derrière elle – sur le coin de la gueule, et ces professeurs n’étaient que les rouages de l’énorme système technicien qu’est l’Éducation nationale. Ils avaient sans doute des milliards d’excuses – comme tous les lâches, comme tous les égoïstes.

En 1998, le Bac en poche, j’ai été étudiant en fac de lettres, en « arts du spectacle mention études cinématographiques et audiovisuelles ». Trois ans d’acquisition d’une large culture cinéphilique et artistique qui m’est encore bénéfique aujourd’hui ; et aussi – et surtout — trois ans de militantisme dans un syndicat étudiant de lutte, où enfin je pouvais accorder mes actes aux idées qui traînaient dans ma tête. Je pouvais enfin contester la suprématie des professeurs et de l’institution scolaire (y compris universitaire) dont la finalité semble être d’empêcher l’individu de se développer à son rythme ; et, partant, je pouvais aussi contester l’ordre établi tel que l’école l’inculquait de force en tout un chacun. Ça, ça n’a pas été une petite libération.

« Hors-norme »

Après ma licence, j’ai passé le concours d’une école publique de cinéma/audiovisuel : j’en ai raté l’ultime étape, une épreuve de prise de sons et d’images, parce que je ne tenais que difficilement debout. Je venais, à 20 ans, d’apprendre enfin le nom de la maladie avec laquelle je vivais – mais le plus important était de savoir que c’était une maladie et que les différents symptômes que je subissais étaient liés. En somme, je n’ai pas réussi à intégrer cette école parce je ne savais pas quoi faire de cette dernière information ; fallait-il en parler au jury du concours d’entrée, maintenant que je savais le nom de la maladie ? Fallait-il que je me lance dans une branche d’industrie qui m’attirait mais qui tôt ou tard se révélerait inadéquate pour mes capacités physiques ? Fallait-il que je me trouve une place dans cette société qui visiblement ne faisait que peu de cas de ces gens « hors-norme » auxquels j’appartenais désormais ? Où était la porte de sortie ?

« Incarcéré »

Cet échec m’a, entre autre, poussé à rompre définitivement avec l’Éducation nationale (j’ai été tenté de poursuivre mon cursus universitaire) : j’y avais été « incarcéré » pendant seize ans. Je reste, plus ou moins malgré moi, complètement réfractaire à cette institution.
Par la suite, j’ai quand même travaillé un peu dans le montage audiovisuel et dans une coopérative de distribution de films, disques, revues et livres – et par hasard j’ai fini par être embauché dans une librairie, sans l’avoir cherché. Un ami m’a proposé de venir voir ce poste vacant dans cette petite structure autogérée, et, par curiosité envers ce métier que je ne connaissais pas, j’y suis allé, puis resté. Je suis devenu libraire sur le tas. C’est aussi à cette période que j’ai appris qu’existaient des formations post-Bac spécialisées dans les métiers du livre. Les imbéciles de professeurs que j’avais côtoyés des années durant s’étaient bien gardés de m’aiguiller vers de telles formations, alors qu’ils connaissaient pertinemment mon intérêt pour la chose littéraire. Imbéciles ou criminels ? Ils n’ont pas assumé leur responsabilité, en tout cas, et de même qu’à cause de leur désintérêt total envers ma condition physique, je leur en veux à mort.

Libraire, traducteur, syndicaliste

Aujourd’hui je suis libraire, mais aussi traducteur d’espagnol et d’anglais vers le français, syndicaliste et libertaire jusqu’à la moelle, etc. Ma vie est riche, très riche (socialement, s’entend — je reste smicard et 100 % fils de prolos)  ; et je ne suis pas sûr de vouloir en changer même contre un corps en bon état  : si c’est bien moi qui suis malade, c’est évidemment la société qui a un problème avec ça. ■

Bastien R., syndicat CNT Culture Spectacle RP.

Écho d’une lutte...

25 janvier 2012, un groupe de personnes, certaines de la CNT et de divers collectifs militants, mais aussi des proches, des collègues, des amis et des parents, tous solidaires, occupent la siège de la Direction territoriale Est de Paris Habitat OPH. Ils dénoncent la situation infernale que vit Bastien depuis juin 2011. L’appartement Paris Habitat où il a emménagé à cette date étant au 4e étage, les pannes à répétitions de l’ascenseur lui ont rendu la vie impossible et, face à l’incompétence et le je-m’en-foutisme de l’entreprise de réparation (Somatem), il demande à être relogé en rez-de-chaussée. Depuis, il attend.

Le système de portage mis en place par Paris Habitat OPH en cas de panne d’ascenseur se révèle inopérationnel : délais absurdes (uniquement pour les pannes de plus de 48 heures !), retards énormes des porteurs, possibilités de réservations des portages minuscules, numéros de téléphone des services concernés payants… De plus, ce logement comporte plusieurs embûches pour les personnes en fauteuil (margelle haute de 2 centimètres au niveau de la grille d’entrée, distance entre la porte vitrée du hall d’entrée et le boîtier digicode/vigik bien trop grande, barre de seuil de 2 à 3 centimètres à l’entrée de l’appartement, interphone dans l’appartement à plus de 130 cm de hauteur, etc.

En quoi ce logement est-il adapté/adaptable ? Qui l’a homologué ? Pourquoi la demande de logement via l’Accord collectif a-t-elle été attribuée à Paris Habitat OPH qui n’est manifestement pas en mesure de loger des personnes en fauteuil roulant ? Pourquoi l’a-t-on logé au 4e étage sachant pertinemment que l’ascenseur dysfonctionnait ?
De ce fait, Bastien a manqué plusieurs journées de travail ces derniers mois : c’est autant de salaire en moins que de raisons de perdre son travail en plus. C’est aussi toutes ses activités extérieures qui sont mises à mal : trains ratés, sorties ou rendez-vous annulés…
Suite à cette occupation, Paris Habitat est en train de régler les aménagements demandés et a fait visiter un logement en rez-de-chaussée. Ce dernier est « réservé » mais il faut encore remplir des papiers… Bastien habite toujours au 4e étage, et l’ascenseur tombe régulièrement en panne : le 29 février (où les pompiers, une nouvelle fois, ont dû le remonter chez lui) et le 14 mars (où un voisin l’a porté sur son dos).

Lors de la brève occupation (1 h 30) de janvier dernier, notre nombre et notre détermination nous avait permis de nous imposer face à l’arrogance de classe des cadres de Paris Habitat et à leur faire prendre conscience du problème. Il est à espérer que nous n’aurons pas besoin d’y retourner : nous les avions prévenus, s’il faut être plus nombreux, rester plus longtemps, les empêcher de travailler et de circuler, ce n’est pas un souci pour nous. Par ailleurs, si pour ce cas la bataille du logement est en voie d’être gagnée, un autre front de la guerre de classes va devoir s’ouvrir : celui des transports. Mais c’est une histoire encore à écrire… □