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Les anarcho-syndicalistes et l’État : Se protéger des fauves ou du dompteur ? entretien avec Noam Chomsky

samedi 27 mars 2010, par Greg

Linguiste de renommée internationale et militant libertaire [1] médiatique, Noam Chomsky s’est
intéressé aux rapports entre le mouvement syndical révolutionnaire et
l’État. Nous proposons ici la traduction d’un extrait de l’interview inédite en français qu’il avait accordée à nos camarades de l’Anarcho-Syndicalist Review [2]. Notre démarche ne s’inscrit pas dans l’actuelle “apologie” de
Chomsky [3], mais dans le souci de proposer une
analyse contradictoire et éclairante des débats qui traversent notre mouvement. Bien que
n’évoquant pas de façon directe la question de l’école, et plaçant son analyse au niveau de l’intervention étatique en général, ce point de vue méritait une large place, tout comme les réactions que cet
entretien a suscité et dont nous publions un exemple en complément.

Voir aussi "Chomsky et l’éducation"

Anarcho-Syndicalist Review : à plusieurs reprises dans le passé vous avez pris position en faveur d’un soutien limité et tactique aux gouvernements et à l’État, dans certaines situations. Ce soutien temporaire aurait pour but d’assurer la protection des citoyens face à des prédateurs encore plus redoutables : les multinationales. C’est la théorie de “l’expansion de la cage“ [voir encadré]. Nous avons plusieurs questions concernant cette position. Premièrement est-il possible de soutenir d’un côté les ”bonnes” fonctions de l’État (par exemple la protection sociale et l’état providence), sans renforcer dans le même temps sa fonction négative (répressive). L’État est-il la plus sûre des protections face au pouvoir du patronat ? La plupart des État "modernes" ne sont-ils pas contrôlés, domestiqués par le même patronat que vous les souhaiteriez voir surveiller (contrôler) ? Vous préoccupez-vous de la rupture entre la fin et les moyens qu’implique le soutien aux gouvernements ? Enfin, au regard de la théorie anarcho-syndicaliste, quelles sont les implications de votre analyse ? Par exemple, pensez-vous que l’opposition traditionnelle à l’état, principe fondamental de la pensée anarchiste, considérée comme immuable, se devrait d’être révisée ? Ou bien n’est ce qu’une entorse temporaire et stratégique, à l’instar d’une anomalie dans la théorie du développement scientifique_qui, au final, laisse intacts les principes essentiels de l’analyse anarchiste du pouvoir.


Noam Chomsky :
Tout d’abord je tiens à préciser l’origine exacte de cette théorie de “l’expansion de la cage”. Je n’en suis pas l’inventeur. Elle a été créée par le mouvement ouvrier brésilien. Les ouvriers brésiliens avaient plusieurs choix. Le premier était de se soumettre complètement à un pouvoir particulièrement brutal. L’autre solution qu’ils pouvaient envisager était d’essayer d’étendre le cadre dans lequel ils pouvaient agir et de le transformer en quelque chose d’autre : tout en restant conscients qu’ils étaient enfermés dans une cage, qui était et demeurait un carcan oppressif. Maintenant, dites-moi quel anarchiste sincère verrait un problème dans un tel choix ? Ce que je veux dire, c’est : resteriez-vous dans un système où l’oppression est de plus en plus marquée plutôt que d’obtenir des droits, et d’utiliser vos victoires comme les racines d’acquis nouveaux. Ne préféreriez-vous pas découvrir les moyens qui mènent aux victoires et vous échapper de ce système ? Il est impensable pour moi que l’on puisse défendre le contraire, je ne pense même pas que cela soit envisageable. Prenons un exemple concret : le gouvernement américain. Il a mis en place, enfin, il a été contraint de mettre en place et d’accepter les conditions des lois de l’OSHA (Administration de la santé et de la sécurité au travail), ce n’était pas un cadeau offert par l’Éétat. Il n’applique que très peu ces lois, mais il y est parfois contraint. Et lorsqu’il est contraint d’appliquer cette législation, cela sauve généralement des vies. Sous le gouvernement Reagan, les lois ont cessé d’être appliquées et le nombre d’accidents a grimpé en flèche, il a presque triplé. Rappelez-vous la grève des travailleurs des aluminiums Ravenswood, il y a quelques années. Ils luttaient, entre autre, contre cette détérioration, ce qui les concernait grandement. La direction était intervenue pour que les ouvriers travaillent en équipe de deux dans les hauts fourneaux, où se trouvent les matériaux en fusion à près de 2000 degrés Farenheit. Des conditions effroyables, telles qu’un certains nombre d’entre eux avaient été tués. Tout ceci les a conduit à réclamer l’application des lois sur la santé et la sécurité au travail. Lock-out, mouvement de lutte et au final, victoire pour les grévistes, aidés d’un soutien international impressionnant. Mais l’essentiel fut de mettre en place la législation sur la sécurité et la santé au travail dans l’entreprise, pour imposer un système d’amendes insignifiantes, qui allaient par la suite devenir très lourdes : par exemple, un quart de million de dollars pour avoir violé ces lois. Sans rentrer dans les détails, ce genre de combat nous semble-t-il condamnable ?
C’est à ce type de questions que nous sommes confrontés chaque jour. Nous vivons dans ce monde, pas dans un autre. Il se peut que nous voulions un autre monde, mais c’est bien dans celui-là que nous vivons et si nous voulons être en phase avec nos semblables, si nous voulons être capables de résoudre leurs problèmes et qu’ils nous aident à résoudre les nôtres, nous devons apprendre ensemble à dépasser notre condition. Si vous voulez être partie prenante de ce monde, vous devez l’accepter tel qu’il est. Si le problème des ouvriers est qu’ils meurent par manque de respect des lois, il se trouve que dans ce monde, il n’y a qu’une institution capable de les faire respecter : c’est le gouvernement ; il peut agir de la sorte, car, précisément, il n’est pas totalement contrôlé par les entreprises. Bien entendu, il est largement soumis à leur contrôle. Mais dans notre société, le gouvernement est néanmoins distinct de GE (General Electric). GE, en théorie et en pratique, est une tyrannie, un point c’est tout. Vous n’avez, en tant qu’individu, aucun commentaire à faire sur son organisation et ses décisions. Le gouvernement, en revanche, du moins sur le papier et parfois aussi en pratique, est soumis à la pression populaire et peut aussi être contraint d’introduire des mesures comme les lois sur la santé et la sécurité au travail, qui peuvent sauver des vies, et qui, dans ce cas, mènent à une victoire significative pour le mouvement ouvrier. Outre le fait que ces lois permettent de sauver des vies, elles permettent aussi l’arrivée des syndicats au sein de l’usine, etc…
Sommes-nous en mesure de refuser des mécanismes susceptibles de sauver des vies, d’améliorer les conditions de travail, d’aider à comprendre qu’il y a encore tant d’autres combats à mener ?
En venant me rendre visite, par exemple, en prenant l’avion, vous ne légitimez pas seulement l’état, mais également le Pentagone. Car, qu’est-ce qu’un avion de ligne sinon un bombardier légèrement modifié ? Il est impossible de survivre dans notre société sans collaborer aux institutions qui la constitue. Nous pourrions déclarer que les tracas quotidiens des gens ne nous intéressent pas, qu’un métallo se fasse tuer ou qu’une mère miséreuse meure de faim par manque de tickets pour la nourriture. On ne s’y intéresserait pas parce qu’avoir une réaction signifierait que l’on utilise les mécanismes en place ainsi que la seule institution en place, sujette aux contrôles et à l’influence populaire. Certes, nous pouvons nous draper dans cette posture, mais il faut alors arrêter de faire semblant d’être partie prenante des luttes pour l’émancipation et la liberté, puisque nous n’y contribuons pas. Peut-être est-ce une brillante théorie que l’on étale dans un colloque universitaire ou pendant une causerie anar. Mais c’est tout simplement indéfendable dans le cadre de la lutte pour la défense des droits, de la liberté, et de l’attaque des bases de l’autorité. Si vous vous battez pour cela, je ne pense pas qu’il y ait d’autres choix que celui-ci.

AS-R : Cela serait-il la preuve que vous considérez la théorie anarchiste comme non valide ?

N. C. : non, je crois seulement qu’aucune théorie anarchiste ne pourrait nier ceci. Je ne peux imaginer Kropotkine, Bakounine ou Rocker déclarant : " Non, nous refusons que soit mise en place toute une législation sur la santé et la sécurité permettant de sauver la vie de travailleurs, parce que cela renforcerait le pouvoir de l’État”.

1 - Noam Chomsky est syndiqué aux IWW (Industrial Workers of the World)

2 - ASR, n° 25 et n° 26, 1999 (Anarcho-Syndicalist Review, P.O. Box 2824, Champaign IL 61825, USA).

3 - Sur cette médiatisation et les critiques qu’elle peut suscitter voir Claude Guillon “L’effet Chomsky ou l’anarchisme d’état”, Article de l’Oiseau-Tempête n° 9.

4 - Les camarades de l’AS-R qui nous ont aimablement autorisé à publier ces extraits tiennent à signaler que les thèses de Noam Chomsky ne sauraient être confondues avec celles défendues par cette revue.

Réaction

C’est une terrible supposition que de penser que la cage protège les travailleurs de la mort. C’est une erreur qui saute aux yeux. Au sein de cette cage, dans le monde entier, des travailleurs sont tués par millions. L’anecdote révèle aussi que cette supposition est fausse. Les prédateurs ne sont pas en dehors de la cage ; la cage, c’est eux et leurs pratiques. La cage elle-même est mortelle. Et quand nous réalisons que la cage est aux dimensions du monde, et qu’il n’y a plus “d’extérieur” où nous échapper, alors nous pouvons voir que la seule manière de ne pas être assassinés, ou brutalisés et opprimés, est de détruire la cage elle-même. Pourtant la cage n’est pas faite de barreaux métalliques, mais d’êtres humains. Ses barreaux humains contraignent d’autres humains par divers moyens. Détruire la cage ne veut pas nécessairement dire qu’il faille détruire ces personnes d’un point de vue physique, mais simplement détruire leur capacité à fonctionner comme des geôliers.
Imaginons une communauté humaine : parmi elle, on trouve des hommes d’affaires qui déclarent tout posséder et qui offriront de l’argent à quiconque travaillerait pour eux ; des gardes armés qui frappent ou tirent sur quiconque rejetterait activement la philosophie des hommes d’affaires. On y trouve aussi des enseignants qui inculquent des idées débilitantes, des usuriers incitant les travailleurs à emprunter de l’argent, des prêtres prêchant le fait d’accepter avec fatalité les choses telles qu’elles sont, des animateurs qui font tout pour inciter les travailleurs à acheter du rêve, des conseillers qui font en sorte que les travailleurs s’accoutument à leurs souffrances, et des politiciens qui parviennent à convaincre les travailleurs de les laisser fixer les règles à leur place. La cage : c’est ça. On ne devrait pas la protéger, mais l’attaquer, à chaque fois que cela est possible et qu’on en a l’opportunité.
Par conséquent, il n’est pas suffisant de s’interroger comme le fait Chomsky : "Devrions nous refuser les moyens disponibles pour sauver des vies humaines ?"
Cela n’est pas suffisant non plus de se rendre compte que ces mêmes moyens sont uniquement disponibles parce que des travailleurs ont contraint le gouvernement à les mettre en place. Nous devons prendre conscience que les révolutionnaires, pour qui la stratégie était de tenter d’utiliser l’état pour atteindre leurs buts, ont aussi permis que ces moyens existent.
Les “moyens” qui existent à l’heure actuelle résultent de cette stratégie. Ils ne se sont pas créés tout seuls.
Mais cette stratégie a-t-elle véritablement fonctionné ? En ce qui me concerne, je réponds par un NON retentissant à cette interrogation. Les deux versions de la stratégie “étatique“ ont échoué misérablement dans leur combat pour renverser le capitalisme, le léninisme étant l’exemple le plus flagrant.
Même si cette stratégie a permis d’accéder à un minimum d’acquis sociaux au sein des pays capitalistes, il ne faut pas oublier que c’est grâce au transfert des richesses du reste du monde vers les pays riches.
Sans ce transfert des richesses, il est évident que les travailleurs européens et américains n’auraient jamais rien pu imposer aux gouvernements, ni même des lois mineures sur le travail.
Donc si l’on se place d’un point de vue mondial, les succès de ces états-providence (démocraties sociales) sont illusoires. De plus, les mouvement d’opposition internes à ces pays n’ont eu pratiquement aucun effet sur leurs politiques étrangères. La plupart d’entre eux n’ont fait aucune tentative, à la place, ils se sont concentrés sur l’obtention de lois sociales pour leur propre nation, ignorant les initiatives du capitalisme inter-nations.
Aujourd’hui, ces lois ont été progressivement abandonnées, afin d’obtenir une concentration de capital plus grande, qu’il y ait une compétition mondiale accrue parmi les entreprises les plus importantes, que les organisations mondiales de la classe dirigeante se renforcent, ce qui a affaibli les mouvements de travailleurs, ainsi que les gouvernement nationaux, ceci sous l’offensive du capital mondial connu sous le nom de “néolibéralisme”.

James Herod, Anarcho-Syndicalist Review, n° 26, 1999


[1Noam Chomsky est syndiqué aux IWW (Industrial Workers of the World)

[2ASR, n° 25 et n° 26, 1999 (Anarcho-Syndicalist Review, P.O. Box 2824, Champaign IL 61825, USA).

[3Sur cette médiatisation et les critiques qu’elle peut suscitter voir Claude Guillon “L’effet Chomsky ou l’anarchisme d’état”, Article de l’Oiseau-Tempête n° 9.