Accueil > La revue > Nouveautés lecture > Psycho, socio, philo, géo... > La Force de l’ordre, Didier Fassin

La Force de l’ordre, Didier Fassin

jeudi 9 février 2012, par Greg

Didier Fassin est un anthropologue qui a passé quinze mois à étudier et partager le quotidien de la « police des quartiers » la Bac (Brigade anti-criminalité). Cet ouvrage vaut déjà par son unicité. La parenthèse s’est refermée et il est à présent impossible, pour tout chercheur, d’étudier la police de l’intérieur. La consigne, qui vient de tout en haut, est sans appel. L’explication est assez simple, il y a bien des choses à cacher. À commencer par l’inefficacité patente (et reconnue par tous...) de ces patrouilles en terme de lutte contre la délinquance. Le récit de ces rondes nocturnes vaut à lui seul la lecture de cet ouvrage : l’incompétence pathétiquement risible de la Bac évoque plus la Septième Compagnie au Clair de lune que les séries musclées made in USA (le modèle pourtant de ces « grands enfants » que sont restés les « baqueux »). Résultat : impact à peu près nul sur le nombre de délits mais – et là est à chercher la véritable fonction de la Bac – renforcement du sentiment d’insécurité, par la terreur qu’elle fait régner dans les quartiers. La conséquence directe est que la population préfère ne plus faire appel à la police, tant les interventions musclées peinent à distinguer victimes et présumés coupables, surtout s’ils sont également « bronzés » (on préfère le terme de « bâtards » dans le jargon professionnel... ). Par exemple, un Noir ouvre la porte d’un immeuble à la demande de policiers qui poursuivent sans raison un groupe de jeunes qui s’est enfui à leur arrivée et se fait sérieusement bousculer par un second équipage de la BAC...

Ce n’est là, hélas, qu’un aspect du fonctionnement des Bac. Face à l’inaction et à l’ennui, les patrouilles trouvent bien des terrains de jeux et flattent leur administration avec leurs « succès » dans le cadre de la politique du chiffre. Pour cela, il suffit de se rabattre sur les sans-papiers et les petits dealers - à repérer au faciès, bien entendu. L’inculpation pour « Outrages et rébellion » est un autre procédé particulièrement efficace pour gonfler les statistiques des affaires « résolus ».

Loin des précautions et des circonvolutions habituelles chez ses collègues sociologues, Didier Fassin interroge également la réputation raciste et fascisante de cette brigades sous l’œil souvent complice ou complaisant de leur hiérarchie. Il distingue d’ailleurs le sentiment d’impuissance sur le terrain des « petits chefs » confrontés à cette structure de plus en plus autonome et incontrôlable, de la satisfaction affichée par les hauts cadres de l’administration.

Difficile de résumer l’ensemble des apports de ce texte qui démontre que la Bac, à défaut de maintenir l’ordre public, contribuent efficacement à la reproduction de l’ordre social largement issu d’une vision post-coloniale et à son intériorisation par les populations dans les territoires d’exception que sont devenues les banlieues. Ainsi pour un même taux de délinquance, la BAC circulera dans les cités et quasiment pas dans les zones pavillonnaires environnantes . Pour un même délit, - la possession de quelques grammes d’herbe ou du tapage -, ce seront deux comportements différents, contrôle au corps suivi souvent d’une Garde-à-vue pour les uns et simple admonestation pour les autres : blancs, jeunes, classe moyenne...Le retour sur les émeutes de 2005 – l’étude encadre cette période – rappelle que la « para-militarisation » de la Bac s’inscrit bien dans le cadre de la politique de guerre qui définit la gestion sécuritaire des cités.

La Force de l’ordre, Didier Fassin, Seuil, La couleur des idées, 2011, 392 p., 21 €.