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* L’évaluation : nouveau paradigme des réformes de l’éducation

jeudi 4 février 2010, par Greg

L’évaluation a pris aujourd’hui une place prédominante dans le projet du gouvernement. Celle-ci s’inscrit bien sûr dans l’éducation comme ailleurs. Elle répond à un désir de traiter l’école comme n’importe quelle entreprise. La question est de pouvoir « piloter » correctement le système scolaire et pour cela
il faut fabriquer les outils qui permettront de lire les résultats des choix faits en amont.
Attention, il ne faut pas se tromper, l’état ne s’inscrit pas dans une démarche de recherche ou d’analyse, il s’agit plutôt d’une prophétie auto-réalisante.

par Franck antoine, CNT éducation-santé-social 34

"L’élévation du niveau général exige que l’Éducation nationale entre résolument dans la culture de l’évaluation et du résultat."

N. Sarkozy, juin 2008

Ces outils d’évaluation ne doivent pas permettre de mieux comprendre une situation mais bien de justifier les choix qui sont faits et de culpabiliser les déviants ou les résistants de toutes sortes (j’y reviendrai). Ils doivent aussi faire bloc avec toute une logique gestionnaire d’où des choix particulièrement douteux comme celui de noter par des 0 ou des 1 les résultats des évaluations nationales pour les CE1 et les CM2, toute personne qui s’est intéressée au développement des enfants ou qui a cherché à comprendre ce qui se passait dans un processus d’apprentissage sait pertinemment que ces notations binaires ne correspondent à rien de réel mais elles permettront une saisie simple, la possibilité de faire des pourcentages et donnent l’illusion d’une démarche scientifique, voir mathématique.

Généralisation et imbrication

Tout doit donc être évalué : les élèves, les enseignants, les écoles, les collèges, les lycées, les communes, les départements, les régions et les nations. Cela institue une vaste compétition entre le privé et le public, les établissements, les professeurs et les enfants. Ce peut d’ailleurs être l’un des buts principaux du renforcement et de la généralisation des évaluations. Chacun est ainsi renvoyé dans une position d’individu coupé de sa collectivité au détriment du travail coopératif qui se révèle le plus intéressant sur le plan humain.

Ces évaluations viennent compléter un dispositif large de réformes appliquées antérieurement ou conjointement. Dans le primaire, les évaluations nationales sont censées sanctionner un certain degré d’acquisition du socle commun, elles s’intègrent parfaitement au programme de 2008 et participent d’une même logique qui refuse la complexité des apprentissages pour lui préférer un découpage du savoir en multiples sous-compétences. On retrouve bien la pensée « comptable » qui légitime les suppressions de postes. Elles permettront aussi de sélectionner les enfants pour les heures d’aide personnalisée et les stages de remise à niveau, ce qui à terme devrait réduire le facteur humain dans les décisions à prendre. Les équipes enseignantes n’auront plus à appréhender l’évolution d’un enfant dans sa totalité pour faire des choix d’éducation ou d’orientation mais devront se référer à une grille dans laquelle chaque niveau de réussite (ou d’échec ?) renverra à un traitement particulier (inscription à un stage de remise à niveau, élaboration d’un Plan Particulier de Réussite Éducative…), l’illusion d’une sélection parfaitement objective et planifiée sera alors à son apogée.

Un système d’imposition des choix gouvernementaux

On sait depuis longtemps que les réformes dans l’éducation ont bien du mal à s’inscrire, dans la pratique, lorsqu’elles s’opposent aux convictions des enseignants. Les évaluations servent aussi de contraintes pour l’instauration de ces réformes. Les évaluations nationales en CE1 et en CM2, par exemple, permettront d’imposer les nouveaux programmes aux enseignants. D’ores et déjà, les inspecteurs de circonscription ont commencé à faire le tour des écoles pour « motiver » les collègues dont les classes n’ont pas eu un bon résultat. Ceux-ci se sentent obligés de réagir en adaptant leur enseignement aux impératifs du ministère ou en préparant les élèves par un bachotage renforcé. Dans le même temps les inspecteurs eux-mêmes doivent adapter leur pratique, et plus encore qu’avant leur travail consiste bien plus à vérifier que les instructions officielles sont bien appliquées plutôt qu’à chercher à percevoir la vie d’une classe (grille de critères, vérification de l’aide personnalisée, des PPRE…). La généralisation de l’évaluation assure le repérage des récalcitrants, ceux dont les pratiques pédagogiques ne rentrent pas dans le cadre institutionnel. Elle s’accompagne d’un renforcement de la hiérarchie, tout le système pyramidal reposant sur le guidage qu’elle permet de mettre en place. Ainsi, à chaque niveau, les « agents » sont tenus d’améliorer leurs résultats en faisant redescendre les volontés supérieures. Parallèlement le pouvoir des chefs d’établissement se renforce dans le secondaire et le supérieur et on assiste à la mise en place des EPEP qui devrait achever ce qui existe de gestion collective dans les écoles primaires.

Une avancée à marche forcée

L’année dernière tout a été mis en place très rapidement pour instaurer les évaluations nationales au primaire. Pas question d’expérimentations locales, c’est dans toutes les écoles de France qu’elles devaient avoir lieu. Les inspecteurs d’académie se sont déplacés pour assister (ou veiller ?) à leur lancement. On a alléché les enseignants avec une prime exceptionnelle, on a menacé ceux qui étaient déjà repérés comme désobéisseurs et on a convoqué les forces de police lorsque les parents s’en mêlaient. Des plaintes ont été déposées par les inspections contre les parents qui avaient décidé de se saisir des livrets pour s’y opposer. Des enquêtes ont été menées et des appels à délation lancés. Elles sont dorénavant imposées dans tous les dossiers scolaires (passage en 6 e, demande d’orientation). S’il a été possible de mener des actions alternatives l’année dernière en plein mouvement de protestation des parents et des enseignants (non-renvoi des résultats, changement dans le mode de passation, neutralisation de certains items…), celles-ci risquent fort de devenir de plus en plus réprimées.

Et ailleurs ?

Il a beaucoup été question du primaire dans ce qui précède mais on peut constater que la même logique est à l’œuvre dans les autres secteurs de l’éducation et plus généralement dans le reste du monde du travail avec des résultats qui, s’ils ne sont pas exactement identiques, sont similaires. Dans le secondaire les résultats aux évaluations doivent être accessibles de plus en plus vite et facilement. Le gouvernement brandit une exigence de transparence pour instaurer la mise en ligne des résultats scolaires et leur communication (Espace numérique de travail, fichier ADM-Post Bac…). Dans le supérieur, c’est l’européanisation des diplômes qui est censée promouvoir leur universalité.

L’importance accordée aux évaluations chiffrées a causé des ravages dans l’hôpital public, elle contribue à la destruction d’autres secteurs publics. Dans la police, elle a accéléré la chasse aux immigrés et a initié la pratique d’effacement des plaintes jugées trop difficiles à instruire. D’une manière générale elle n’améliore en rien le travail effectué et encourage aux pratiques de triche mais permet l’imposition des caprices gouvernementaux.

Malheureusement cette référence aux chiffres est largement intériorisée et nous sommes nombreux à nous illusionner sur sa puissance pratique. Cette intériorisation facilite la propagande des possédants et leur permet de mener des batailles de classe victorieuses, entre autres en nous isolant les uns des autres. D’où vient cette acceptation de la logique et du langage des patrons ? Il est vrai que les références chiffrées permettent souvent au débat d’éviter des égarements. Nous avons pris l’habitude depuis quelques siècles de préférer les discours basés sur des mesures strictes aux verbiages théologiques. Et puis, la réalité vivante n’est-elle pas trop intangible pour être saisie directement, dans sa globalité ? La pratique de la taxinomie et le culte du rationalisme ont rendu de grands services dans le développement de la pensée, mais leur monopole confine au délire et engendre un réductionnisme refoulant le sensible, le vivant. C’est pour cette raison que nous devons aujourd’hui être très vigilants, questionner constamment les chiffres et les mesures, et initier une décolonisation de nos esprits. ■

Pour aller plus loin :

 
► Royaume-Uni
Les enseignants rejettent
les évaluations nationales
95 % des enseignants britanniques sont hostiles aux évaluations nationales, selon un vote realisé par le principal syndicat enseignant. Ils estiment qu’ils sont nuisibles à la bonne éducation des enfants.
Ils sont 75 % à s’être prononcés pour le boycott de ces évaluations.

 Après l’arroseur arrosé, l’évalueur évalué

Croyant pouvoir faire profiter le gouvernement de la polémique née de la contestation du passage des évaluations nationales de CE1-CM2, le groupe parlementaire UMP avait lancé au printemps dernier une « mission de contrôle du ministère de l’Éducation nationale ». Le résultat ne fut certainement pas celui escompté : un seul test ne peut renseigner à la fois les parents, les écoles et le ministère, servir de diagnostic à la rentrée et de bilan de fin d’année. La méthode doit aussi être « incontestée et incontestable », ce qui n’a « pas été le cas ». « Le contenu, le calendrier ou encore le système de notation ont fait l’objet de critiques parfois justifiées. Les évaluations seront d’autant mieux acceptées que la méthode ne pourra être contestée », selon le rapport.
Mais, autre constat, la concertation avec les enseignants est centrale. La recherche a démontré que les dispositifs d’évaluation standardisés qui dérogent à cette règle conduisent à des effets pervers : le bachotage devient la règle, les programmes se réduisent aux seules matières de tests. Enfin, le modèle de l’évaluateur indépendant du pouvoir politique devient la règle en Europe… sauf en France, où le ministère entend garder la main mise sur les évaluations et leur analyse. À la lecture de ce rapport, on comprend mieux pourquoi !