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Handicap en questions : quelle intégration professionnelle ?

dimanche 10 juin 2012, par Greg

Questions ? Oui, parce que ce que l’on appelle « handicap » peut être considéré comme
une des principales questions posée à une « société » et plus profondément même la question
de ce qu’est une société. Plus qu’une « question de société » : c’est une question sur la société.

Handicap ? Il faut y revenir sans quoi on entretient toutes les ambiguïtés : le handicap n’est ni un concept ni même un terme défini, c’est une notion indéfinie, fourre-tout, polysémique, euphémisante et qui sème la confusion dès le départ de son utilisation. C’est surtout un « construit social » et historique.

Zone d’ombres

Quelques rappels peuvent être utiles pour éclairer cette « zone d’ombres » :
René Lenoir, longtemps président de l’Uniopss 1 et principal rédacteur de la loi de 1975 (sous le ministère de Simone Veil), régissant jusqu’en 2005 les politiques publiques dans ce domaine, publie en 1974 Les Exclus. Ce terme, et celui d’exclusion, qui fera florès dans les décennies suivantes, désigne, ici, les personnes handicapées. Il est intéressant déjà de réfléchir à ce lien et aux glissements de sens qui s’en suivront. En effet, on est dans la queue de la comète des « Trentes Glorieuses » et l’on peut rêver encore à la possibilité du plein-emploi, dont sont exclues essentiellement les personnes dites – aujourd’hui – handicapées. La loi de 1975, produit des échanges entre le législateur, les grandes associations de personnes et les gestionnaires de structures d’accueil, visera aussi à spécifier ce que l’on retiendra dans le « champ du handicap », c’est-à-dire ce qui a un lien direct ou indirect avec une problématique médicale.

La notion de handicap apparaît donc, dans la législation et dans les usages sociaux, à partir des années 1970. Cette notion qui s’impose progressivement pour englober des catégories de personnes ayant pour point commun des conséquences de maladies ou d’accidents (de la vie ou du travail) arrive en substitution (euphémisation) de désignations antérieures caractérisées par une approche privative : on parlait principalement jusqu’ici d’in-firmes, d’in-valides (de guerre ou civils), de mutilés, etc. Certains ont pu croire ensuite à une légèreté ou à une maladresse du législateur, mais la loi en question ne définit pas le handicap, se contentant d’écrire en substance : est « handicapée toute personne reconnue comme telle par la commission compétente… » Loin d’être un oubli, cette « non-définition » est volontaire pour ne pas restreindre le droit à l’attribution de cette reconnaissance.

Ceci indique aussi clairement que le « handicap » lui-même est, non pas une caractéristique médicale (une déficience, une maladie, etc.), mais concerne les effets ou conséquences de telle ou telle déficience ou incapacité. Où l’on voit aussi que le handicap est un « résultat » qui s’observe dans le champ de la participation sociale, essentiellement par rapport au travail. Dans la loi de 1975, on n’a pas véritablement encore de « personnes handicapées », mais on a bien des « travailleurs handicapés ». Dans la continuité des dégâts des guerres, mais aussi des problèmes liés aux accidents du travail, ces personnes relèvent de la « rééducation professionnelle », du « reclassement professionnel », de la réadaptation.

Confusion des effets et des causes

On voit bien aussi en quoi l’utilisation courante et vulgaire du terme de handicap comme attribut de la personne : « il a tel handicap » (sous-entendu tel problème physique ou mental) entretient une confusion permanente entre l’effet et la cause. Le « modèle social du handicap » apparu dans les années 1990, pose que le « handicap » est le résultat de la conjonction entre la situation d’une personne (état de santé, etc.) et les normes et contraintes sociales existantes, sur lesquelles on peut (en principe) jouer au moins autant que sur l’état de santé. C’est pourquoi dans ce modèle, on ne parle plus de handicaps stricto sensu, mais de « situations de handicap » et de « personnes en situation de handicap », indiquant par là que l’on peut (pourrait) modifier les situations pour réduire ou supprimer le handicap.

La loi de 1987 concernant l’obligation d’emploi, renforcée depuis par des mesures plus « contraignantes », limite indéniablement l’effet d’exclusion de l’emploi des personnes reconnues « handicapées ». Cependant leur taux de chômage est toujours du double de la moyenne nationale, et 80 % sont d’un niveau inférieur ou égal au niveau V (niveau du CAP) : c’est donc un double handicap qui est à l’œuvre ici, puisque les bas niveaux de qualification ne trouvent plus de postes de travail correspondant à ce niveau. Les entreprises, dans de grands élans de communication et de discours éthiques, se déclarent prêtes à embaucher des travailleurs handicapés, mais disent dans le même temps qu’elles n’arrivent pas à en trouver pour les postes qu’elles proposent : ceux-ci sont dans la plupart des cas au minimum à Bac +2 et la situation de l’emploi encourage la montée régulière des niveaux d’exigence.

Entre les discours sur l’écart de « profil » des personnes en reconversion venant des fonctions d’exécution, par rapport à des postes aujourd’hui exigeant des « aptitudes relationnelles » ou « commerciales », et celui sur les impossibilités liées aux contraintes médicales, la voie s’avère le plus souvent extrêmement étroite. Il est rarement envisagé que l’organisation du travail puisse être pensée autrement : les critères d’efficacité, de rendement et de concurrence sont presque toujours mis en avant pour justifier les obstacles à une intégration.

Rentabilité et normes

La période dans laquelle nous sommes depuis une trentaine d’années multiplie les exigences de « rentabilité » des personnes et c’est d’ailleurs ce qui fait dire à beaucoup de « responsables » : le problème, ce n’est pas le handicap, mais le manque de formation de ces personnes… leur temps de chômage étant du double de la moyenne, on devine mal comment l’écart pourrait se réduire, à tel point qu’au bout d’un certain temps on ne sait plus quelle est la cause et quel est l’effet 2. Au contact des travailleurs handicapés en recherche d’emploi, on s’aperçoit que les difficultés liées à une situation de santé sont multipliées par les effets de l’éloignement de l’emploi jusqu’au point où les deux font système pour qu’elles soient de fait considérées comme « inemployables » : pour paraphraser le Castor (Beauvoir, pour les intimes !), on ne naît pas « travailleur handicapé » mais on le devient de plus en plus souvent.

Derrière tout cela et à travers les évolutions fortes des législations et des politiques, on peut lire aussi la relative permanence des mentalités et des représentations, en particulier dans la difficulté à penser, à nommer, à prendre en compte quelque chose qui sort du « normal » (sans pour autant être le pathologique : ce que certains auteurs désignent par le terme de liminarité ou liminalité) et la capacité de la société à penser la différence, l’étrangeté de ce qui pourrait facilement être nous. La société tend à se définir par des « identités » fortement marquées par des normes et le handicap lui pose la question de cette ­co-existence identité-différence.

Sans entrer dans l’analyse, on peut remarquer que les principales lois historiques dans ce domaine (1957, 1975 et 2005) ont été votées à l’unanimité des parlementaires. Les « clivages droite-gauche » semblent quasi inexistants sur ces sujets.

Cette unanimité est-elle une bonne nouvelle ou ne sert-elle pas à cacher plus de choses qu’elle n’en montre (laissant par exemple à l’arrière-plan la question de la maladie mentale) ? Cet accord sur un registre « compassionnel » (illustré par le téléthon) dans un champ donné qui serait comme « hors politique » ne signe-t-il pas, en creux, l’impossibilité d’aborder la question sociale de front ? Traitant le handicap avec volontarisme, notamment en introduisant par la loi de 2005, les notions de citoyenneté et de compensation, ne construit-on pas une « société juste » ? La politique du handicap ne vaut-elle pas quitus ?

Questions subsidiaires : le sort des personnes concernées en est-il transformé ? Leur autonomie, leur pouvoir de décision, leur place et leur visibilité dans le société, leur acceptation dans le champ social – éducatif, professionnel – s’en trouvent-t-ils améliorés ?

La question du handicap, sous ses différentes formes et dans ses ambivalences, n’est-elle pas d’abord un « impensé » (ce sujet ne rencontre pas un cadre de réflexion, une philosophie, sans doute parce qu’elle les déborde, mais plutôt des domaines d’application et d’intervention, des dispositifs : le droit, la compensation, l’éducation, la formation, le logement, les soins, l’accessibilité, etc.) ? N’est-elle pas un « impensable » ? Il serait alors moins surprenant que certaines sociétés « évoluées » aient à certains moments de l’histoire essayé de la traiter par élimination (eugénisme) 3. ■

Bernard, philosophe et chercheur dans les domaines de la formation professionnelle et du handicap.

1. Union nationale interfédérale
des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux.

2. « La maladie est souvent
une retraite devant des problèmes existentiels ; et la santé, c’est
la possibilité d’affronter et de résoudre les problèmes de fond qui nous assaillent », François Dagognet

3. Selon Max Lafont (L’Extermination douce, La cause des fous – 40 000 malades mentaux morts de faim dans les hopitaux sous Vichy,
Le Bord De L’eau, 2000) près
de quarante mille malades mentaux sont morts de faim, entre 1940
et 1944, dans les établissements psychiatriques français.