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Entretien avec Jean Foucambert : Questions de classe

mercredi 14 juillet 2010, par Greg

Politiser l’enseignement ? Il ne s’agit bien sûr ni de l’enrégimentement laïque et républicain, qui fit tant
de petits soldats ni de l’endoctrinement auxquels certains se livraient dans les temps de guerre froide.
Il s’agit, au lieu de routiner alors que ça ne roule plus, de faire de l’éducation un engagement.
Et cet engagement, intellectuel et politique au sens noble du terme, philosophique si l’on veut,
commence par le fait d’interroger les savoirs.

Quelle est la nature des savoirs qui permettent une véritable formation intellectuelle ? Comment se construisent-ils ?

Jean Foucambert – Le mot véritable est ambigu  ! Dans tous les cas, même sans enseignement, il y a de la formation intellectuelle dès lors qu’un individu se développe dans un collectif et la formation ressentie mauvaise par les uns n’est pas moins « véritable » que l’estimée bonne par les autres. Devons-nous réserver le mot formation à celle qui correspondrait à nos valeurs et considérer les autres comme des déformations plus ou moins abouties ? Bien plus, dès qu’il y a projet éducatif d’une génération ou d’une classe sociale sur une autre, il y a espoir de continuité par sélection du conforme et donc conformation. Aussi devrait-il être possible, dans des sociétés où des classes sont en lutte, que des procédures différentes de formation intellectuelle s’affrontent même si les dominants font tout, par l’exhibition permanente de ceux qu’ils ont désignés comme leurs élites, pour convaincre de l’universalité naturelle des opérations à travers lesquelles se sont formés les esprits qui pensent le monde dans l’état où ils souhaitent le maintenir. Tout ceci est d’une grande banalité et pourtant l’entreprise a si bien fonctionné que le débat pédagogique porte aujourd’hui, lorsqu’il existe encore, sur la manière d’assurer l’égalité des chances de penser de la même manière les mêmes choses réunies dans « un socle commun » et non sur les présupposés des conditions imposées comme cadre d’une formation intellectuelle.

À travers quelle analyse le monde ouvrier au xix e siècle, dans le même temps qu’il se bat contre le travail des enfants, en vient-il à affirmer, contre le projet éducatif de la bourgeoisie, qu’il ne saurait y avoir de formation intellectuelle sans implication dans la réalité des rapports de production ? À travers quelle analyse la même bourgeoisie, au siècle précédent, alors en phase de conquête du pouvoir politique, affirmait-elle la nécessité de ne pas séparer l’éducation et la réalité sociale du monde des adultes, s’opposant ainsi au découpage et à la scolastique des congrégations ? Pourquoi y renonce-t-elle dès qu’elle est à son tour au pouvoir ? À partir de quelle analyse de la formation intellectuelle Célestin Freinet, au xx e siècle, décide-t-il d’approfondir les fondements d’une éducation prolétarienne que sont pour lui la création, le travail et l’expérience ? À la suite de quelle défaite ces questions semblent-elles ne plus avoir besoin aujourd’hui d’être posées ?
L’urgence est bien dans la repolitisation, au sens le plus exigeant du mot, d’une réflexion autour de la formation intellectuelle et donc sur le questionnement de la nature des savoirs qui y participent. Pour aller au plus rapide, il faut évidemment marquer la différence entre les connaissances qu’on peut toujours tenter de porter « à la connaissance » de quelqu’un et les savoirs qui sont les outils de production de ces connaissances. En ce sens, et n’en déplaise aux hérauts de l’anti-pédagogie, l’association (oxymore ?) des mots transmission et savoir est une ineptie. Dès lors qu’on ne le confond pas avec une information (qu’on peut toujours transmettre), le savoir, c’est la manière de faire « quelque chose » d’une information. En premier lieu, en la mettant en relation avec d’autres dans un ensemble plus complexe dont l’équilibre se trouve ainsi utilement remis en cause. Le savoir est donc toujours le savoir-quoi-faire de la nouveauté qui surgit et le déstabilise.

Les savoirs qui constituent à un instant donné la formation intellectuelle d’un individu (et qu’il a constituée par l’ensemble des interventions avec et sur son environnement) sont des processus qui s’élaborent dans les langages auxquels recourent les opérations de rencontre, d’analyse, d’intervention et de reclassement de l’expérience en cours, les outils mêmes que ces opérations transforment en retour, outils d’exploration, de traitement, de théorisation et d’échange à propos de l’expérience effective...

Que dire alors de la théorie de la pédagogie (du simple au complexe) et de la vision techniciste des apprentissages comme, par exemple, pour les méthodes de lecture ?

J. F. – En clair, la formation intellectuelle n’est rien d’autre que l’équipement dont un individu, en interaction avec son environnement, se dote en matière de langages, c’est-à-dire en terme d’outils permettant de conduire des opérations spécifiques sur le réel et d’en construire des représentations théoriques. Pour reprendre l’expression de Jack Goody, qui fait du langage écrit l’outil d’une raison graphique, c’est-à-dire d’un mode particulier de traitement et de modélisation de l’expérience, c’est la complémentarité et la plus grande diversité de ces « raisons » simultanées (orale, écrite, mathématique, picturale, corporelle, littéraire, plastique, sensible, technique, logique, etc.) qui vont permettre la prise la plus pertinente sur le réel, ce qui donne envie de parler de formation intellectuelle véritable par contraste avec une formation précocement spécialisée, conséquence anticipée de la division du travail. Ce n’est pas un hasard si les rares mises en œuvre d’une pédagogie populaire, à commencer par celle de la Commune de Paris, parlent d’éducation intégrale formant des « hommes complets capables de mettre en œuvre toutes leurs faculté et de produire non seulement par les bras mais par l’intelligence... Il faut enfin qu’un manieur d’outils puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi. »

La formation intellectuelle est donc affaire de langages. Dès lors, la question, au regard de leur apprentissage est multiple : un savoir (i.e. un outil d’intervention sur le réel) peut-il être transmis de l’extérieur (vs construit avec l’extérieur) ? préalablement à son usage ? hors du statut social qui en nécessite déjà l’usage pour l’individu ? isolément de tous les autres qui simultanément concourent à rendre compte de la complexité de toute expérience ? Une institution scolaire voulue par une classe qui en domine une autre répond imperturbablement oui, un savoir se transmet, hors de son usage, préalablement au besoin qu’on en a, dans une situation de faire-semblant qui l’isole de tous les autres. Alors que le découpage disciplinaire est l’aboutissement mouvant d’un processus provisoire d’analyse du réel, c’est par ce découpage que l’enseignement commence d’entreprendre la formation des esprits. « Le mot d’ordre, écrit Isabelle Stengers, selon lequel “il faut commencer par le plus simple pour arriver au plus complexe” est un mot d’ordre du pouvoir [...]. Le scientifique qui prend ce mot d’ordre à son propre compte est, quelles que soient ses intentions, ses convictions ou sa bonne volonté, dangereux. [...] Car le “il faut commencer par le plus simple”, avec sa connotation morale d’humble humilité, de savoir honnête reconnaissant vertueusement ses limites, est aussi le mot d’ordre qui rassemble tous ceux qui “simplifient”, mutilent, réduisent ce à quoi ils ont affaire à une espèce d’ectoplasme méconnaissable dont le seul intérêt est de confirmer que le pouvoir qu’eux-mêmes exercent est légitime et moral. Jamais un savoir intéressant n’a délibérément commencé par le “simple” mais par le “pertinent”’. » Voilà qui aide à comprendre les débats actuels sur (contre) la pédagogie autour du mot d’ordre de tout pouvoir... pas seulement en lecture.

Quelle est votre analyse politique de l’idéologie dominante ?

J. F. – J’ai beau être exposé à elle depuis toujours, je n’arrive pas à ne pas penser avec Marx que l’idéologie dominante est d’abord l’idéologie de la classe dominante ! Voilà qui fâche... « Je n’ai jamais cessé de m’étonner, écrit Pierre Bourdieu, devant ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre et au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de “folies” ; ou, plus surprenant encore, que l’ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme naturelles. [...] La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation à lui, que d’instruments de connaissances qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle... » On rejoint votre questionnement des savoirs qui devraient participer prioritairement d’une formation intellectuelle : assurément ceux qui, confrontés à la réalité du monde social, aideraient à ne pas trouver la domination si naturelle que ça ! Mais une classe dominante peut-elle désirer un système éducatif proposant aux dominés les moyens de s’attaquer aux causes qui, en dernière analyse, fondent sa domination ? Comment accepterait-elle de mettre en place les conditions d’une formation intellectuelle « neutre », c’est-à-dire qui n’aurait pas pour fonction de désarmer les classes qu’elle opprime en s’agrégeant leurs enfants les plus dociles et en persuadant les autres de leur illégitimité à développer des modes de pensée divergents ?

Ce n’est pas un hasard si, au cours de l’histoire, les classes sociales dominées engagées dans les luttes ont toutes, comme je le rappelais, voulu une formation intellectuelle au contact même de la réalité qu’il s’agit de transformer, donc au contact de l’expérience de la domination, tandis que les classes dominantes ont toujours imposé un système éducatif protégé du monde dont elles sont responsables, comme s’il était plus prudent d’épargner les enfants et de forger leurs outils d’analyse sur des situations simulées et vidées de l’expérience des rapports d’exploitation. Mais apprendre en faisant semblant apprend seulement à faire semblant ! « Les intellectuels, poursuit Bourdieu, sont sans doute parmi les plus mal placés pour prendre conscience de la violence symbolique (notamment celle qu’exerce le système scolaire) parce qu’ils l’ont eux-mêmes subie plus intensément que la moyenne des gens et parce qu’ils continuent à contribuer à son exercice. » L’idéologie dominante ne se combat pas par la transmission de savoirs élaborés par d’autres à son contact mais par l’engagement (pour forger des savoirs inévitablement nouveaux pour celui qui les développe) dans la réalité à laquelle elle est associée et qu’il s’agit, sans attendre, de transformer. Il est bien évident que cet engagement fait rencontrer avec force la réalité des savoirs existants. La question est alors de décider pourquoi, comment et avec qui ils sont interrogés à travers l’expérience des réalités qu’ils font, à un moment, exister.