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Entretien Mathieu Rigouste, auteur de L’Ennemi intérieur

mercredi 27 octobre 2010, par Greg

Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales à l’université Paris-VIII-Saint-Denis et auteur de plusieurs articles sur la construction médiatique de l’« immigré » et des quartiers populaires, répond à nos questions.

L’ennemi intérieur, Des guerres coloniales au nouvel ordre sécuritaire

Mathieu Rigouste, éditions La découverte, février 2009, 22 €.

Chat du 93 – « Classes laborieuses, classes dangereuses », le livre classique de Louis Chevalier, s’intéressait au Paris du début du xixe siècle. Rien n’a beaucoup changé, semble-t-il. Comment une société maintient-elle l’ordre ?

Matthieu Rigouste – En étudiant le crime et sa gestion dans le Paris de Louis-Philippe, Louis Chevalier décrivait un antagonisme de classes si fort qu’il semblait prendre la forme symbolique d’une « lutte des races ». Les classes laborieuses étant traitées sur le mode de l’infection et le maintien de l’ordre comme médecine du corps national gan­grené. De ce point de vue, la structure du maintien de l’ordre n’a guère évolué. La division raciste et sexiste des dominés permet d’éparpiller leurs forces. La ville capitaliste continue de s’organiser autour d’une forme d’apartheid social. Jean-Pierre Garnier parle de « contre-révolution urbaine ». Mais avant de s’exercer par la violence physique, le maintien de l’ordre et la domination en général sont portés par des imaginaires et des manières de fabriquer l’espace et le temps, il s’agit de produire l’autosujétion des dominés par la culpabilité et la peur. La différence essentielle s’opère au xxe siècle, avec les deux guerres mondiales et l’émergence des complexes militaro-industriels et médiatico-sécuritaires, qui ont transformé le contrôle social en marché, en secteur d’accumulation du capital.

C. d. 93 – Peut-on qualifier de coloniale ou postcoloniale la gestion des populations des quartiers populaires ?

M. R. – La colonie comme le quartier populaire sont des territoires où le pouvoir expérimente ses armes et les modalités de la guerre sociale. Ils sont des laboratoires, des vitrines et des rouages de la transformation des modèles de domination. Ce sont pourtant bien deux réalités différentes, dans le temps, l’espace et les modes de gestion. C’est ce que signifie l’acception anglosaxonne « postcolonial » que je retiens. Les quartiers populaires sont effectivement gérés de manière postcoloniale, cela veut dire que le contrôle, la surveillance et la coercition s’y exercent en héritant, en revisitant, en reformulant, en redéployant des dispositifs issus du répertoire proprement colonial sur les classes populaires. Les quartiers ne sont pas des colonies, peut-être pourrait-on parler de postcolonies intérieures ou d’endocolonies. Mais, bien que distincts, les territoires populaires et coloniaux s’influencent en permanence, ils s’inscrivent dans un continuum de gestion impériale-raciste et militaro-policière.

C. d. 93 – À cet égard, que penses-tu des brigades de sécurité, récemment instaurées dans les bahuts de l’académie de Créteil ?

M. R. – Cela fait partie d’un arsenal sécuritaire qui croît et évolue sans cesse depuis que le contrôle est devenu marché, secteur d’accumulation de profit économique et symbolique. Ces techniques relèvent parfois de l’effet d’annonce, elles sont souvent mal coordonnées, rarement légitimes et dysfonctionnent chaque fois qu’elles subissent une opposition collective résolue et déterminée. En l’occurrence, il s’agit de faire pénétrer encore plus la logique punitive dans l’univers de la domination scolaire. Mais ne nous trompons pas, la discipline, la répression, la hiérarchisation, la culpabilisation, l’exclusion et la discrimination sont bien des dispositifs fondateurs et structurels dans le système d’éducation nationale. Rappelons-nous des débats au Parlement à la fin du xix e, la III e République, celle qui a massacré la Commune de Paris, voulait fonder une instruction nationale pour contrer celle des communistes, il s’agissait de fonder l’école républicaine pour éviter la révolution. Alors, lorsque le pouvoir hybride le contrôle policier et l’institution scolaire, il ne fait, une fois de plus, que mettre le roi tout nu et révéler la raison d’être de l’État : l’écrasement de tout ce qui s’oppose à la marche radieuse du capital. Si un mouvement d’insoumission collective des personnels, des élèves et des parents ne s’oppose pas à toutes ces attaques, on aura sans doute bientôt du mal à différencier une école d’une prison pour mineurs. Dans tous les cas, l’école n’est pas autonome, on ne la changera pas fondamentalement sans transformer l’ensemble de la société. Pas d’éducation populaire émancipatrice sans autogestion des écoles. Instruire pour émanciper, c’est par essence un projet révolutionnaire. ■