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EPS et construction de la différence filles/garçons

mardi 1er octobre 2013, par Greg

Lors de ses cours à l’IUFM, Emmanuel Lefèvre, développe un point de vue original sur la construction genrée, donc asymétrique, des corps des filles et des garçons.
Interrogé pour la revue, il revient sur le rôle de l’EPS et des enseignant-e-s dans ce processus.

Pour commencer, pourriez-vous présenter rapidement votre parcours et vos activités ?

Emmanuel Lefèvre – Après avoir enseigné l’EPS pendant plus de vingt ans dans le secondaire, je suis aujourd’hui professeur d’EPS à l’IUFM, auprès d’étudiants qui se destinent aux métiers de l’enseignement dans le premier et le second degrés.

Dans ce cadre, je continue à aller dans les établissements scolaires, parfois à titre gracieux, parfois dans le cadre de mes missions de formation. Je suis par exemple intervenu pendant deux ans dans la classe d’une collègue enseignante en CM1 puis en CM2, pour l’aider dans ses séances d’EPS. Cela m’a permis de mener diverses observations et expérimentations sur le temps d’attention des enfants dans un jeu, la participation des filles, etc.

Je passe aussi du temps dans de nombreuses classes, de la maternelle à la terminale, dans le cadre de visites-conseils auprès d’étudiants en formation et de stagiaires, dans la phase d’accompagnement avant la titularisation. Ces visites présentent pour moi l’intérêt d’envisager le temps dont on dispose en EPS pour former les élèves sur l’ensemble du cursus, soit environ 1000 heures d’EPS sur l’ensemble de la scolarité, ce qui est loin d’être négligeable dans la formation des élèves !

Mon parcours me permet aussi de mettre en œuvre un double regard, qui permet d’appuyer les pratiques pédagogiques sur un support théorique qui leur est indispensable.

Mais ce double regard du praticien de terrain et de l’universitaire-formateur est parfois délicat car il est facile de se focaliser sur sa propre pratique, alors que ce qu’il faut réussir à transmettre aux jeunes enseignants, ce sont des outils qui leur permettent de construire leur propre pratique ; donc d’encourager la prise de risque, les innovations qui leur permettront de sortir de ce qui se fait habituellement.

C’est une des questions qui se pose dans la reproduction du sexisme, car on a tendance à répéter ce qu’ont fait les précédents, les anciens. Il est en effet difficile de casser ce cadre car, bien souvent, on ne se rend pas compte de ce que l’on transmet. Il y a des choses qui relèvent d’un inconscient collectif, comme les capacités physiques différentes qu’on attribue aux filles et aux garçons.


Sur ce point, qu’avez-vous pu observer au cours de votre expérience d’enseignant spécialisé dans les activités physiques et le développement moteur ?

E. L. – Dans les cours de récréation, les garçons ont des jeux de poursuite ou de ballon qui font qu’ils courent énormément. Ce sont des jeux moins pratiqués par les filles, qu’on leur propose moins car ils ne sont pas reconnus comme des « jeux de filles ». Elles sont donc, dès leur jeune âge, beaucoup moins sollicitées sur le plan de l’endurance dans la course. Or la période de développement optimale de la capacité respiratoire va de 6 à 12 ans. Les capacités et performances futures des individus se construisent surtout pendant le cursus élémentaire. Et la pratique de la course est centrale dans le développement de ces capacités. On ne peut plus compenser, à un moment donné, ce qui n’a pas été appris.

Le rôle des enseignants est ici central. Il pose en effet la question du rapport entre facteurs biologiques et facteurs d’apprentissage dans la réalisation d’une performance au sens large du terme. Mais c’est une question souvent difficile à aborder, car il y a derrière la question de l’inné et de l’acquis et de toutes les représentations sociales qui y sont liées. Il est donc tout à fait important d’amener les étudiants à s’interroger sur ce point.

Quid des capacités innées différentes entre les filles et les garçons ?

E. L. – À l’heure actuelle ce que nous savons sur le plan génétique nous amène à dire qu’il existe des différences de proportions entre fibres rapides, fibres lentes et fibres indifférenciées chez les sujets au niveau musculaire. D’autre part le potentiel génétique de chacun amène une morphologie propre à chaque individu (ex. longueur des os). Mais ces différences interindividuelles ne sont pas des différences liées au sexe des individus. Une différence peut apparaître entre filles et garçons au moment de la puberté (transformations et prise de poids plus précoce pour les filles), mais cette différence n’est pas permanente. La question de l’habitude et de la motivation est aussi centrale. Moins sollicitées que les garçons sur le plan de la course pendant des années, les filles éprouvent quelquefois plus de difficultés à entrer dans l’activité « course » que les garçons. Certaines pourront être remotivées à courir en première ou en terminale pour, comme le précise le troisième mobile de l’épreuve du baccalauréat « affiner sa silhouette ». Mais n’est-ce pas là leur demander de se rendre conformes au modèle esthétique du moment ?


Avez-vous des exemples qui montrent que les filles, entraînées comme les garçons, peuvent développer les mêmes capacités ?

E. L. – La motricité de la main ou du pied sont des facteurs de discrimination entre filles et garçons dans les jeux collectifs. Les filles sont généralement plus malhabiles, donc se font « houspiller » par les garçons, qui ont tendance à les maintenir dans des positions immobiles où elles ne risquent pas de développer leur jeu. Ce que j’ai pu constater, c’est que si on les met en situation de manipulation de balle au pied ou à la main, elles acquièrent un niveau de motricité équivalent à celui des garçons.

Cela a une incidence notable dans la vie de classe. Dans les classes de CM1 et CM2 que j’ai suivies, les filles se débrouillant aussi bien que les garçons, la question de la répartition des équipes garçon/fille ne se posait plus. La question des affinités aussi était transformée, les filles et les garçons jouaient plus spontanément ensemble.

Sur ce point, il nous faut revenir sur le cas étonnant de la maternelle. Tous les jours les enseignant-e-s font travailler la motricité sans faire attention à la différenciation des filles et des garçons.


Et dans vos cours, quelles sont les représentations et les réactions des étudiant-e-s sur ce point ?

E. L. – Pour le concours de professeur des écoles, les étudiant-e-s ont une épreuve de course sur 1 500 m à préparer. Or il s’avère systématiquement que les quelques garçons présents sont plus endurants et rapides que les filles. Quand on pose en cours la question des raisons de cette différence, les étudiant-e-s parlent de la forme du bassin (mais quand on regarde les performances du marathon pour les hommes et les femmes, les femmes courent pratiquement à la même vitesse que les hommes, ce n’est donc pas un problème de bassin), de la longueur des jambes, du poids de la poitrine. Ils vont donc chercher un tas d’explications liées à la morphologie, mais jamais des causalités liées à l’apprentissage, alors même qu’ils sont futurs enseignants et que c’est à ce titre la première question qu’ils devraient se poser !

Depuis votre entrée dans le métier, avez-vous observé des changements sur le plan des pratiques et des représentations ?

E. L. – Quand je suis entré dans le métier, en 1981, il y avait un Capeps « hommes » et un Capeps « femmes ». Cette situation a perduré jusqu’en 1987 1, avec des pratiques différentes en EPS pour les élèves filles et garçons. Les filles faisaient de la danse ou gymnastique rythmique alors que les garçons faisaient du rugby, du football ou de la lutte. Il n’y avait alors d’enseignement mixte que si les classes étaient en nombre impair. Il arrivait assez fréquemment qu’un enseignant homme ou femme se dise incompétent pour assurer l’ensemble des enseignements. Pour la petite histoire, il faut rappeler que les classes de collège étaient mixtes depuis la loi dite « Loi Haby » de 1975.


À quoi faut-il être particulièrement attentif pour développer des pratiques non-sexistes en EPS ?

E. L. – Le choix des Apsa (activités physiques, sportives et artistiques, pratiquées dans le cadre de l’EPS) est un mode d’entrée pour faire bouger les choses, mais il ne résout pas le fond du problème. Il faut que, lorsqu’une fille a envie de faire du football, on lui donne tous les moyens de le faire, à savoir acquérir l’habileté nécessaire qui lui permettra d’être intégrée dans l’équipe sans réticence. Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles la plupart des filles ne jouent pas bien au football, ou pourquoi les garçons sont si mal à l’aise dans leur corps dès qu’il s’agit de le bouger en rythme.
Il faut poser cette question face aux enfants, poser le problème avec eux, mais aussi imposer, à chaque groupe les activités considérées comme étant liées au groupe du sexe opposé.

Et à l’école ?

E. L. – Les changements dépendent pour le moment de la volonté individuelle de chaque enseignant. L’affichage, au niveau politique de lutter contre la discrimination dès l’école, ne s’accompagne pas la plupart du temps de moyens en mesure de faire bouger les choses. Chacun a une part de responsabilité dans cet état de fait, de l’homme politique à l’enseignant en passant par les parents.
De ce point de vue, l’école et les enseignants ont vraiment un rôle à jouer en direction des familles. Le rôle de la famille est important dans l’éducation des filles à travers les discours tenus, les choix d’habillement… On ne joue pas de la même manière en chaussures vernies et jupe qu’en pan­ta­lon souple et basket ! À l’école élé­men­taire les filles se « féminisent » et se canalisent alors qu’elles jouent souvent dans tous les sens avec une grande liberté en maternelle. L’EPS prend dans ce contexte une coloration particulière : ce jour-là il faut que les enfants aient une tenue adaptée et aucune autre.

Sur quoi auriez-vous envie de conclure ?

E. L. – Lutter contre la discrimination entre hommes et femmes, garçons et filles est un combat de tous les jours. Chacun à son niveau a une place dans ce combat. Parents, enseignants, nous avons tous quelque chose à dire et une part de responsabilité à assumer. Femmes et hommes représentent un potentiel de ressources dont la société ne saurait se passer. Ne développer qu’une partie d’entre elles, qui plus est au détriment de l’autre, relève du non-sens ■

Propos recueillis par Élise Requilé, N’autre école.

1. Il faut attendre 1987 pour que soit mis en place un concours unique rassemblant les deux sexes. La première session est organisée en 1989.

■ Références

Annick Davisse a été professeur
d’EPS, inspectrice pédagogique régionale d’EPS de 1983 à 1998.
Ex-formatrice à l’ IUFM de Créteil. 

Elle a mis en place le GIP de Créteil ayant entre autre posé la question
du sens et de l’activité réelle
des élèves en EPS. Sa réflexion porte essentiellement sur la démocratisation du système scolaire.

À travers l’étude de l’échec en général, sur celui relatif des filles en EPS, sur celui des élèves en difficulté scolaire, elle arrive à la conclusion qu’il est nécessaire de construire de la culture commune afin de sortir de la simple reproduction familiale et sociale.

« Sports, école et société : la part
des femmes » avec C. Louveau (Actio Joinville 1991).

« Les sports collectifs, ligne
de fracture » (La Cité, janvier 1997).

« Quelle culture commune » (Revue Contre-pied, n° 1, mai 1997).

« Elles papotent, ils gigotent ». L’indéniable différence des sexes (Ville-École-Intégration, n° 116, mars 1999).