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De l’alphabétisation à la lecturisation, la raison graphique…

mardi 13 juillet 2010, par Greg

par Jean Foucambert, chercheur en pédagogie, membre de l’AFL.

Dans Après la démocratie – livre paru au moment des journées d’étude de l’AFL dont il est rendu compte ici – Emmanuel Todd débute par ces quelques lignes un chapitre intitulé « Retour de la stratification éducative et tentation oligarchique » (p. 79 -87) :
« La France atteint à la veille de 1914 le stade de l’alphabétisation universelle, tout du moins pour les jeunes adultes, hommes et femmes. Les Français peuvent lire des journaux, des tracts, des prières, des modes d’emploi. Mais le nombre de lycéens, de bacheliers, d’étudiants reste infime. L’homogénéité éducative du pays est maximale. L’âge d’or des idéologies correspond à cette démocratisation de base des savoirs. L’alphabétisation permet l’affirmation de l’individu, que la lecture rend plus autocentré, capable d’introspection et vulnérable à une anxiété d’un type nouveau. [...] Mais cet individu reste à un stade littéralement “primaire” de développement éducatif, plus susceptible d’entraîner une adhésion passive aux textes qu’une activité critique autonome ; il accepte les propositions idéologiques simples contenues dans la littérature politique et religieuse : radicale, anarchiste, communiste, socialiste, nationaliste ou catholique. La culture politique des années 1900-1960 concerne tous les citoyens, à travers l’écrit, mais sur le mode de la réception. L’alphabétisation permet la naissance de partis politiques puissants et le militantisme sur une vaste échelle : en somme la mise en marche des masses.

À partir du milieu des années soixante, l’augmentation du nombre des lycéens, des bacheliers, des étudiants brise l’homogénéité éducative du pays. Les progrès de l’éducation secondaire et supérieure sont évidemment perçus, dans un premier temps, comme la poursuite de la “démocratisation” amorcée par l’alphabétisation. [...] On ne se rend pas compte alors que le développement des systèmes secondaire et supérieur est sur le point de recréer une distribution inégalitaire des formations, de restratifier la France. Il faudrait imaginer une extension de l’éducation supérieure à l’ensemble de la population pour concevoir un monde à nouveau homogène. Le non-dit des évolutions d’après-guerre est que la “démocratisation” des enseignements secondaire et supérieur va à nouveau soumettre au test de l’Histoire l’hypothèse de l’égalité intrinsèque des hommes. Tous sont-ils capables d’atteindre le bac et la formation supérieure qui le suit ? Dans le contexte actuel de pause éducative, les commentateurs pensent avoir la réponse à cette question, négative évidemment. Mais l’histoire est longue et n’a pas dit son dernier mot. Qui, au Moyen Âge, aurait été capable de penser un monde globalement alphabétisé ? »

Quel outil pour penser le monde ?

Nous faisons modestement partie de ceux qui, dès les années 70, ont pensé – avec Louis Legrand, responsable de la recherche à l’INRP – que la démocratisation (celle qu’on n’aura plus un jour besoin de nommer avec des « guillemets ») des enseignements secondaire et supérieur dépendrait de notre capacité à généraliser la maîtrise des méthodes de pensée nécessaires pour produire (et non seulement recevoir) des savoirs. Il s’agissait clairement des différents langages – en particulier, pour l’écrit, de ce qui ne s’appelait pas encore « la raison graphique » et pour les mathématiques, de ce que Lichnerowicz désignait déjà comme « l’instrument qui sécrète, par nature, l’économie de pensée et, par là, permet seule de classer, de dominer, de synthétiser, parfois en quelques brèves formules, un savoir qui sans (lui) finirait par ressembler à quelque fâcheux dictionnaire encyclopédique infiniment lourd ».
Les recherches de l’AFL s’inscrivent depuis dans ce paradigme : en parallèle et en complémentarité avec d’autres langages, l’humanité s’est progressivement forgé un outil (en amont même de la diversification des systèmes d’écriture) afin d’exercer et d’affiner des opérations intellectuelles de « second » degré, celles qui permettent d’échafauder du structurel à partir du conjoncturel, de « penser » le monde, d’en proposer une « théorie », de constituer une idéologie… Cette « auto-dotation » s’est de tout temps inscrite dans les rapports sociaux, de telle sorte que les techniciens de ce langage (devins, scribes, copistes, greffiers, chroniqueurs, juristes, clercs, intellectuels, etc.) ont durablement été les au­xiliaires des Pouvoirs. Là où les luttes sociales ont convaincu les dominants de ne gouverner par la force qu’en ultime (car dangereux) recours, c’est (cf. Jules Ferry) la confiscation, à travers l’école, de cette technologie de l’intellect qui rend possible la forme de démocratie (avec des guillemets !) où nous vivons et dont Emmanuel Todd interroge l’avenir.

Cette con­fis­cation a été largement facilitée par les systèmes d’écriture alphabétique qui autorisent deux usages : l’un, organique, qui voit dans l’écrit un langage spécifique – de mieux en mieux adapté aux opérations intellectuelles qu’il rend possibles – qu’on s’approprie, comme tout langage, par la fonction et le statut ; l’autre, bradé, déclassé, impuissant, qui entend dans l’écrit l’oral qu’il permet de noter, n’ouvrant ainsi sur aucun mode nouveau de retravail de l’expérience. Entre ces deux usages, une manière de ne pas être lecteur tout en consommant de l’écrit : l’alphabétisation véloce qui institue désormais les « éduqués secondaires » à mi-chemin des « instruits primaires » et des « diplômés supérieurs ». Emmanuel Todd se demande alors si la relative massification de l’élite annonce une sortie de l’élitisme : « Je pense au contraire, écrit-il, que l’avènement d’une “classe”’ culturelle éduquée et nombreuse a créé les conditions objectives d’une fragmentation de la société et provoqué la diffusion d’une sensibilité inégalitaire d’un genre nouveau. Pour la première fois, les “éduqués supérieurs” peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture. Autrefois, écrivains et producteurs d’idéologies devaient s’adresser à la population dans son ensemble, simplement alphabétisée, ou se contenter de parler tout seuls. L’émergence de millions de consommateurs culturels de niveau supérieur autorise un processus d’involution. [...] À l’échelle de cette “classe” se produit un phénomène de narcissisation qui mène à une culture d’ordre inférieur parce qu’elle se désintéresse de l’homme en général pour ne plus refléter que les préoccupations d’un groupe social particulier. Le roman, le cinéma sombrent dans les petits soucis des éduqués supérieurs, dans un nombrilisme culturel qui se pense très civilisé mais s’éloigne des problèmes de la société, et donc de l’homme. » En clair, une « régression de la haute culture » que Todd oppose aux effets des quatre grandes pyramides idéologiques (communisme, social-démocratie, gaullisme et droite modérée de tradition catholique) qu’on pouvait encore identifier dans la France des années 1945 à 65 et où chacune pratiquait en son sein une « collaboration » de classes d’un genre particulier. « Chacune avait ses élites, sa classe politique, ses essayistes, ses romanciers. Sous cette fine pellicule supérieure, petits patrons, paysans, artisans, petits commerçants, cadres et ouvriers [...] avaient en commun de savoir lire et écrire, sans plus. Aucune élite nombreuse de diplômés ne coupait la pyramide, quelque part vers les deux tiers de la hauteur en partant de la base. »

Grammaire ou grammairien ?

Certes, la « régression » actuelle de la sphère du sociopolitique vers celle du psychologique le plus archaïque – conséquence de l’interdit ambiant de penser en termes de collectifs sociaux, de catégories et de classes sociales, de luttes entre ces classes – ne peut seulement s’expliquer par la décision (en apparence surprenante) d’un gouvernement de droite de généraliser, dans les années 60, l’accès de tous les écoliers à l’enseignement secondaire. Il n’empêche qu’on se trouve désormais au milieu du gué : en cinquante ans, la proportion des [bac + 2 et enseignement supérieur] est passée, par tranche d’âge, de 9 à près de 30 % ; et cette proportion dans la population totale (aujourd’hui 20 %), du fait de l’évaporation naturelle de nos anciens, ne cesse de croître. Pour autant, le poids de cette « élite de masse » notamment dans les milieux populaires, est encore trop faible pour qu’elle ne succombe pas à la tentation de penser en rond, dans l’oubli de son appartenance sociale objective. Car si l’écrit est bien l’outil de la « raison graphique », son usage n’est pas en soi « raisonnable »... Lorsque Jack Goody rappelle qu’il y a nécessairement une « grammaire » de la langue orale des sociétés sans écrit mais pas de « grammairiens », il suggère que ce ne sont pas des grammairiens qui ont produit le langage oral ! La possibilité qu’offre l’écriture de prendre la pensée du réel comme objet de pensée afin, depuis un point de vue choisi, d’en offrir une représentation, de la mettre en système, d’en faire la théorie, ne dit rien de la pertinence du résultat. Tout dépendra de l’amplitude de l’expérience travaillée ! Et c’est bien l’habileté de toute domination que de présenter son point de vue comme allant de soi : « Les dominés, écrit Bourdieu, appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles. »

Vous avez dit aliénation ?

Entre alphabétisation et lecturisation, l’écrit comme technologie de l’intellect, on comprend mieux les résistances...