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Aller voir ailleurs… un détour par l’usine

lundi 15 avril 2013, par Greg

Par Martine Auzou,
Institutrice à la retraite, auteure de Une société sans exclusion : l’école, Parangon/vs,
2010, 117 p., 10 €..

Une institutrice, en arrêt longue durée, qui part enquêter sur une usine modèle et qui y découvre d’étranges similitudes avec les discours pédagogiques officiels. L’expérience date de trente-cinq ans, elle est inscrite dans le parcours atypique de Martine Auzou. Elle nous permet aussi de partager notre rencontre avec un livre – Une société sans exclusion : l’école – à mettre entre toutes les mains.

J’ai profité de cette année scolaire 1978-1979 de mise à distance de l’enseignement pour m’inscrire en licence de sociologie à la faculté de Tours. […] J’étais intriguée par l’émergence d’étranges similitudes entre les consignes de travail données aux entreprises qui souhaitaient se moderniser, et les nouvelles instructions officielles diffusées dans les écoles par le successeur de M. Haby au ministère de l’Éducation nationale, M. Beullac, lui-même ancien ministre du Travail !

À la rencontre de « l’Usine de l’année »

J’ai donc choisi comme sujet de Mémoire de troisième année, la problématique des « restructurations des tâches » dans une usine de pompes à eau à Châteauroux. Cette entreprise avait acquis l’oscar de l’exportation, en 1971, et s’était « décentralisée » sous la forme d’unités de production dispersées à la campagne. Je choisis d’enquêter dans l’une d’elles, à Neuvy-Saint-Sépulcre […]. Cet établissement s’était distingué par son niveau de productivité « honorable » à un concours « usine de l’année » organisé par l’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Le discours patronal exprimait la volonté de rendre l’ouvrier heureux de travailler : « II faut, sans perdre les acquis de Taylor, revenir à l’homme. Retrouver les motivations qui étaient celles d’une ambiance d’artisanat… Même si c’est une image un peu utopique, nous souhaitons que nos travailleurs aillent à l’usine comme ils iraient aux champs. » (Interview auprès du directeur, en 1979).

Dans cette nouvelle usine, beaucoup de moyens avaient été mis en œuvre pour « l’épanouissement de chacun » à travers « un enrichissement de ses tâches ». « Autonomie », « Responsabilité », « Autodiscipline », « Participation » étaient les leitmotivs les plus employés par la direction comme par les ouvriers eux-mêmes pour caractériser leur nouvelle usine. […]

« Autonomie », « Responsabilité », « Autodiscipline », « Participation »
Dans cette usine, la « participation » était réduite à de simples réunions où l’ouvrier pouvait exprimer ses difficultés à réaliser les cadences exigées, mais jamais à discuter le taux de rendement qui, lui, était fixé par le bureau d’études, seule instance de décision. « Être responsable » signifiait seulement pouvoir assumer ses erreurs grâce à un poinçon désignant la personne qui avait fabriqué la pièce défectueuse. « L’enrichissement des tâches » consistait à ne plus exécuter une seule manipulation, comme sur les anciennes chaînes de montage, mais une série de vingt-cinq, toutes aussi répétitives. Enfin, la « polyvalence », mise en avant comme système de promotion, était le plus gros mensonge et l’outil le plus efficace pour obtenir la productivité souhaitée. En effet, le travailleur polyvalent changeait de postes en fonction des besoins de la production, mais aucun n’était reconnu comme « poste qualifié ». Ainsi, peu d’ouvriers quittaient cette usine par défaut d’une qualification reconnue ailleurs. L’usine comprenait 90 % d’OS (ouvrier « spécialisé » mais sans qualification) qui restaient OS. Ces derniers représentaient en revanche une main-d’œuvre, flexibilisée au sein des ateliers, capable de s’adapter aux nécessités économiques.

Ce plan « d’humanisation du travail » a eu pour conséquence de réduire considérablement les oppositions ouvrières traditionnelles : le taux de syndicalisation était beaucoup plus faible qu’ailleurs, l’absentéisme en forte diminution. Il n’y avait ni turn­over ni sabotage des machines. C’était sans doute « le meilleur des mondes » pour le patron, mais pas pour les travailleurs quand ils m’avouaient ; « Pouvoir s’arrêter cinq minutes quand on est sur une machine, c’est peut-être ça qu’ils entendent par autonomie ! », « II y a peu de postes où les cadences sont réalisables », « Si l’absentéisme est bas ici, c’est qu’on a la possibilité de récupérer ses heures », « J’en connais peu qui viennent travailler avec plaisir ». Une centaine d’expériences de ce type avaient été mises en place à l’époque par le CNPF, ancêtre du Medef, en réponse à la crise sociale traduite par les révoltes de 68.

Ce détour par l’usine peut sembler éloigné de mon propos original centré sur l’école, mais c’est bien dans l’observation d’un dispositif de production industriel que j’ai trouvé le sens à donner aux nouvelles directives de l’Éducation nationale.

Ces signifiants comme l’autonomie, la responsabilité ou la participation, qui résonnaient en moi en tant que symboles d’une pédagogie formatrice d’hommes et de femmes libres pouvaient aussi être utilisés pour des finalités contraires, pour façonner des individus dociles, adaptables aux nécessités et aux besoins du capital.

J’ai ainsi réalisé qu’une pensée pouvait se laisser récupérer et détourner si l’on ne prenait pas soin d’examiner les pratiques réelles qui la sous-tendent. Si le chef d’entreprise et moi affichions, dans les termes, des principes identiques pour faire travailler, lui ses ouvriers et moi mes élèves, les situations concrètes dans lesquelles nous les mettions en œuvre étaient bien différentes et débouchaient sur des résultats et des comportements totalement opposés.

Individuel vs collectif et solidaire

L’entrepreneur visait ses intérêts personnels, mon enseignement avait au contraire l’ambition du bien commun. Le principe de gratuité des apprentissages que j’instaurais dans ma classe ne pouvait se confondre avec la recherche de compétences utiles à la production économique d’un patron d’usine. Et, à l’opposé du système compétitif industriel qui sépare et divise les individus entre eux, le fonctionnement solidaire que j’établissais permettait le développement de pratiques fraternelles et le renforcement du lien social. Tant que des « savoir être » comme la liberté ou l’autonomie ne restent pas enfermées dans des grilles d’évaluation comptables et normées, ils gardent toute la dimension émancipatrice qu’ils portent en eux. C’est ce dont j’ai tenté de témoigner au travers des exemples de ce livre.
Lorsque je retournai devant les contrôleurs de la médecine du travail, après un an de congé maladie, c’était avec la conviction que je pouvais continuer à travailler, avec les enfants, pour un autre monde possible.

Au total, j’ai passé quatre années non consécutives sans avoir d’élèves en responsabilité. La première fois, c’était pour « longue maladie », la deuxième, j’ai pris un an de disponibilité sans traitement, la troisième, j’ai obtenu un congé de formation avec 80 % de mon salaire, et la quatrième occasion m’a servi à me spécialiser dans l’enseignement auprès des enfants malades et handicapés moteurs.
Ce temps passé en dehors de la gestion d’une classe m’aura permis de prendre le temps de lire, de réfléchir, mais aussi de me frotter à une réalité qui n’appartenait plus au monde de l’enseignement, mais à celui de l’univers du travail en général, celui qui attend la majorité de nos élèves au sortir de l’institution. Pour tenter de transmettre quelques éléments de la complexité du monde, je pense qu’il est enrichissant d’en avoir fait quelque peu l’expérience par soi-même.
Nous devrions, comme au Canada, avoir la possibilité de bénéficier régulièrement d’une année sabbatique afin « d’aller voir ailleurs » et de se ressourcer à d’autres fontaines. Bien que nous puissions, comme je l’ai fait, changer de classes ou d’établissements, il y a toujours un risque de sclérose à ne se fréquenter qu’entre soi, à ne connaître que des soucis de profs, à ne lire que des ouvrages spécialisés sur sa profession. ■