mardi, 10 mai 2011|

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L’Affaire Quinot, revue de presse

- Le Monde diplomatique, octobre 2010

L’affaire Jules Durand - Il y a cent ans, un « Dreyfus ouvrier »

En novembre 1910, le syndicaliste havrais Jules Durand était condamné à mort à la suite d’une machination patronale doublée d’une erreur judiciaire. Aujourd’hui oubliée, cette affaire suscita de vifs débats au sein d’une gauche française alors tiraillée entre les « renégats » du gouvernement et les tenants de la guerre sociale.

Neuf septembre 1910. Sur les quais brumeux du port du Havre, un homme est tué par une bande en colère. Banale bagarre d’ivrognes. Mais l’affaire prend une autre tournure lorsqu’on apprend que la victime, le charbonnier Louis Dongé, est un « jaune », un briseur de grève. Ce qu’on appelle, à l’époque, un « renard ». Jules Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers du Havre, est arrêté. Et la grève qu’il menait depuis trois semaines s’interrompt brusquement...

Ainsi débute l’affaire Durand (1), qualifiée à l’époque d’« affaire Dreyfus ouvrière ». Car Jules Durand, comme Alfred Dreyfus quelques années plus tôt, va être victime d’une erreur judiciaire alimentée par les phobies du moment. Dans le contexte des rivalités franco-allemandes, les nationalistes avaient fait de Dreyfus, juif d’origine alsacienne, le coupable idéal. Dans le climat de guerre sociale qui agite la France une décennie plus tard, c’est sur Durand, prolétaire, syndicaliste et anarchiste, que s’acharne le destin.

Le destin, et la Compagnie générale transatlantique. Symbole de la bourgeoisie de la Belle Epoque, qui rêve de croisières intercontinentales dans des salons à dorures, et fleuron du capitalisme hexagonal, la « Transat », toute-puissante sur le port du Havre, est au cœur de l’affaire. C’est pour protester contre sa politique de mécanisation de la manutention que les charbonniers se sont dotés d’un syndicat, en juillet 1910, et mis en grève à la mi-août. C’est pour elle que travaillent les rares non-grévistes qui, comme l’infortuné Dongé, se sont laissé séduire par de coquettes primes. C’est elle, surtout, qui transforme l’incident du 9 septembre en « crime syndical ».

A peine la mort de Dongé connue, les responsables locaux de la Transat poussent une poignée de jaunes devant le magistrat chargé de l’enquête. Terrorisés par la mort de leur collègue, ces derniers s’exécutent. Ils inventent de toutes pièces une invraisemblable histoire. La mort de Dongé, affirment-ils, a été votée à main levée, au vu et au su de tous, en assemblée syndicale. Les chefs syndicaux auraient même fait défiler, devant des centaines de grévistes, les gros bras chargés d’exécuter la sinistre besogne !

Le magistrat ne semble guère surpris par cet étonnant récit. Au contraire. Depuis des années, on s’inquiète dans les beaux quartiers du durcissement du mouvement syndical. A Paris, au Havre, comme dans toutes les villes de France, la Confédération générale du travail (CGT), qui prêche sans relâche la guerre des classes, fait trembler les puissants. Dix ans après l’affaire Dreyfus, qui a permis aux républicains les plus modérés d’accéder au pouvoir, les théories révolutionnaires, portées par exemple par Fernand Pelloutier et Emile Pouget, ont pénétré les profondeurs du mouvement ouvrier. Dans toutes les Bourses du travail, on parle de grève générale, de manifestations, de sabotages, de toutes ces armes qui permettront d’abattre « la république bourgeoise » (2).

A l’été 1910, celle-ci sombre dans la psychose. Avec Aristide Briand, président du Conseil depuis l’année précédente, les possédants pourraient certes se sentir rassurés. Jadis virulent théoricien de la grève générale, l’ancien syndicaliste s’est converti au plus sage réformisme. Mais la gauche ne désarme pas. La SFIO, qui a réalisé un beau score aux législatives d’avril, durcit le ton contre le capitalisme assassin. Quant à la gauche syndicaliste et révolutionnaire, qui rejette l’électoralisme, elle fustige sans relâche le « renégat » Briand — « Aristide la Jaunisse ! » — et titille les « parlementeurs » socialistes, dont la plupart viennent de voter l’« escroquerie » que constitue, selon elle, la première loi générale sur les retraites ouvrières et paysannes...

Pendant que La Voix du peuple, l’hebdomadaire de la CGT, appelle à « affûter les bistouris » pour « crever le monde bourgeois » (26 août 1910), les grèves éclatent de tous côtés. Les cheminots annoncent pour octobre une grève générale qui doit paralyser le pays.

Ce qui rend crédibles les inventions de la Transat, c’est qu’elles collent au plus près aux polémiques de l’heure. En ces temps de révolte sociale et de reniements gouvernementaux, les jaunes, fer de lance du combat antisyndical du patronat, passionnent les gazettes. En réponse, les révolutionnaires revendiquent la « chasse aux renards », sans toujours en définir précisément les limites. Les plus exaltés s’amusent par leurs écrits à effrayer les rupins. Si les hommes d’ordre persistent à encourager les jaunes, menace par exemple La Guerre sociale, le journal de Gustave Hervé, alors « les “rouges”, en partant à la chasse aux renards, auront soin d’avoir en poche “le citoyen Browning” [un revolver] et, à la première résistance à main armée, le renard recevra du plomb dans les reins » (4 août 1910).

A la lecture de tels brûlots, vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires et parfois reproduits dans les organes locaux de la CGT, on comprend sans peine comment s’enclenche l’affaire du Havre. Alors que la grève des charbonniers rencontre un incontestable succès, la Transatlantique placarde sur les quais des affiches incendiaires. Elle mobilise l’Union corporative antirévolutionnaire, le syndicat jaune. Et exige de la police qu’elle protège la « liberté du travail ». Les incidents se multiplient — confrontations avec la police, sabotages nocturnes, bagarres... — sans qu’on sache toujours qui en est à l’origine. C’est dans ce contexte que, le 10 septembre 1910, on apprend la mort de Dongé.

A Paris, la presse gouvernementale et patronale l’élève immédiatement au rang de martyr. Versant quelques larmes sur sa veuve et ses enfants orphelins, Le Temps, L’Aurore, Le Capitaliste et les autres crient au « retour de la barbarie » et réclament les châtiments les plus sévères contre le « syndicat du crime ». Après avoir tué dans l’œuf la grève des cheminots, Briand se dit prêt à « recourir à l’illégalité » contre les grèves insurrectionnelles. Autant dire que l’atmosphère manque singulièrement de sérénité lorsque s’ouvre le « procès Dongé » devant la cour d’assises de Rouen, le 24 novembre 1910.

Défendu par l’avocat havrais René Coty, futur président de la République, Jules Durand trouve pourtant au tribunal des alliés inattendus. Le chef de la police du Havre, qui entretient une foule d’indicateurs dans les rangs syndicaux, jure n’avoir jamais eu vent d’assassinat prémédité. Quant à la veuve Dongé, elle refuse de s’en prendre au syndicat : c’est à la Transat et à la mairie du Havre, qui n’ont pas su protéger son mari, qu’elle demande réparation... Mais les jurés passent outre. Convaincus par les fabulations des « témoins » de la Compagnie générale transatlantique et terrorisés par l’anarchisme revendiqué de Durand, ils condamnent le syndicaliste pour « complicité morale »... à la peine de mort !

Soufflée par ce verdict, consciente que c’est elle qui est visée derrière l’anonyme syndicaliste havrais, toute la gauche se mobilise, du socialiste Jean Jaurès à l’anarchiste Sébastien Faure, en passant par les cégétistes Léon Jouhaux ou Georges Yvetot. L’affaire Dongé devient l’affaire Durand. Partout en France, pendant des semaines, des foules vont défiler contre le « crime judiciaire ». Des centaines de réunions publiques seront organisées dans toutes les villes contre cette « justice de classe ». Des milliers de cartes postales à l’effigie de Durand seront envoyées à la présidence de la République pour demander sa grâce. A l’étranger, à Liverpool, à Rome et jusqu’à Melbourne ou Chicago, on enregistrera des grèves et des marches en faveur de Durand.

On distingue toutefois plusieurs stratégies au sein de la gauche française. La frange insurrectionnelle prône la guerre à outrance. « Assez d’ordres du jour platoniques. Assez de meetings où toute l’énergie s’envole en claquements de main, décrète La Guerre sociale (25 novembre 1910) à l’annonce du verdict. Nos maîtres ne commenceront à se montrer raisonnables et humains que quand nous nous déciderons à leur appliquer la loi de Lynch : œil pour œil, dent pour dent. » Dans L’Humanité (10 décembre 1910), dont il est le directeur, Jean Jaurès exhorte au contraire à maintenir l’affaire sur le terrain légal et juridique. S’étant plongé dans le dossier judiciaire et ayant découvert la machination de la Transat, il ne s’attaque pas seulement à la lourdeur du verdict mais à la condamnation elle-même. « Ce n’est pas seulement l’échafaud qui serait un crime contre Durand, insiste-t-il, c’est le bagne. Il est innocent, pleinement innocent. »

Le journal de Jaurès publie les lettres que Durand, tout juste trentenaire, a envoyées à ses parents dans les jours qui ont suivi son arrestation. On y découvre un militant exemplaire et une personnalité délicate, aux antipodes de ce que dit des syndicalistes la presse huppée. Militant antialcoolique et membre de la Ligue des droits de l’homme, Durand s’est toujours battu pour détourner ses camarades de la boisson, qui embrume le travail syndical, et de la violence, dérivatif impuissant, à ses yeux, qui divise la classe ouvrière.

Son innocence ne faisant bientôt plus de doute, l’affaire Durand se transforme en « nouvelle affaire Dreyfus ». Comme pour le capitaine, c’est la réhabilitation qu’on réclame pour l’ouvrier. En rapprochant les deux affaires, la gauche cherche aussi à défier les intellectuels et les républicains de gouvernement. « Si, par aventure, la haine bourgeoise s’obstinait sur le condamné à mort, tonne le journaliste libertaire Victor Méric, l’affaire Durand pourrait bien prendre des proportions telles qu’à côté, l’autre affaire, celle du capitaine, n’apparaîtrait plus que comme un jeu de marmousets (3). »

Les intellectuels commencent à signer des pétitions. Un nombre croissant de parlementaires, suivant le député radical-socialiste Paul Meunier, finissent par prendre position. Les militants syndicalistes, joignant le geste à la parole, organisent une marche sur l’Elysée pour le 1er janvier 1911. Sous pression, le président Armand Fallières commue la peine de Durand à sept ans de réclusion. Les protestataires s’étouffent : « Sept ans pour un innocent ! ? » La mobilisation ne faiblissant pas, Durand est finalement élargi le 16 février.

Les cris de joie qui accueillent cette libération n’effacent pas les divergences à gauche. Pendant que les uns y voient un succès parlementaire, les autres magnifient la mobilisation ouvrière. C’est l’union qui a permis la victoire, tranche Jaurès. S’étant de longue date donné pour mission de réhabiliter l’idée républicaine aux yeux d’un prolétariat désabusé, le dirigeant socialiste en profite pour revenir sur l’affaire Dreyfus, souvent perçue dans les milieux populaires comme une simple « affaire de bourgeois ». C’est précisément parce que nous nous sommes jadis « dressés contre le crime de la raison d’Etat militariste », insiste-t-il, que nous pouvons aujourd’hui exiger de la République qu’elle rende justice à l’ouvrier victime de « la raison d’Etat capitaliste » (L’Humanité, 16 février 1911).

Reste que les nobles idéaux se heurtent parfois à de cruelles réalités : Jules Durand, en captivité, a perdu la raison. Choqué par son arrestation, sonné par sa condamnation, fragilisé par sa détention, il est sujet au délire de persécution et s’enfonce dans la démence. Il ne reconnaît plus ses proches, se frappe la tête contre les murs, se prend pour Jésus-Christ... Incurable, il est placé en asile psychiatrique en avril 1911, pour le restant de ses jours. Il faudra toute la persévérance du député Paul Meunier pour permettre enfin sa réhabilitation, en 1918.

Thomas Deltombe.

(1) Cf. Philippe Huet, Les Quais de la colère, Albin Michel, Paris, 2004, et Emile Danoën, L’Affaire Quinot, éd. CNT-RP, Paris, 2010.

(2) Déposséder les possédants. La grève générale aux “temps héroïques” du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca, Agone, Marseille, 2008.

(3) Les Hommes du jour, Paris, 7 décembre 1910.

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- À contretemps, n° 40, mai 2011, p. 21

L’autre Affaire D.

1910, affaire Jules Durand au Havre. 2010, publication de l’ouvrage d’Émile Danoën, L’Affaire Quinot, plus de dix ans après la mort de son auteur (1999), à l’occasion de la célébration du centenaire de cette « affaire Dreyfus ouvrière », comme on la qualifie souvent. Ce roman populaire écrit par un Breton élevé au Havre, dont le père était gardien pour la Compagnie générale transatlantique, dégage un suspense et une émotion qui emportent le lecteur dans les arcanes de la justice et de l’injustice, du difficile et violent combat social des faibles et des exploités contre les machinations et les manipulations retorses des puissants.

Mais cette œuvre écrite dans un style ample et imagé, un peu alourdie de certaines longueurs, n’est pas une fiction comme une autre : elle naît d’un fait réel tragique, et le roman se révèle document historique, témoignage sur la vie cruelle de Jules Durand, anarchiste et secrétaire du Syndicat des charbonniers du Havre en juillet 1910. Les faits se déroulent dans une période politique tumultueuse et de crise sociale intense et demeurent dans toutes les mémoires, havraises en particulier. Mais nous ne nous attacherons pas ici à la véritable affaire Jules Durand, d’autres l’ayant déjà fait récemment [1].

Émile Danoën a été élevé dans le quartier Saint-François du Havre où ses parents tenaient une pension de marins. Il a donc très bien connu le milieu des docks. Ses descriptions des différentes corporations ouvrières, de l’atmosphère des quais, des chaînes de chargement automatique à l’origine de la grève, des constitutions des « bordées », les portraits de ces journaliers dans l’attente de la distribution du travail, réduits le plus souvent à la fréquentation du « fourneau économique », le tableau des bistrots et de la vie grouillante, sont saisissants. Le « jargon » professionnel y est riche, précis, détaillé.

En nous faisant vivre le combat des charbonniers, les « carabots », et parcourir le douloureux chemin de Louis Quinot, de l’inculpation pour incitation et complicité de meurtre d’un « renard » à l’enfermement, l’auteur présente une galerie remarquable de personnages, acteurs de cette histoire : celle des bourgeois repus de la Belle Époque − jurés représentants du peuple, industriels, contremaîtres, juges ou autres magistrats et politiciens, journalistes − contrastant violemment avec celle des damnés et des moins que rien qui vendent leur force de travail sur les docks du Havre, livrés à la peine, à la misère, à l’alcool. Il se dégage de cette peinture une forte empathie pour l’accusé, anarchiste et syndicaliste, porteur de l’idéal d’émancipation ouvrière, qui, sans se bercer d’illusions sur l’état d’esprit de ses compagnons, lutte avec entêtement pour un mieux-être commun et prend à contre-pied l’indulgence paternaliste méprisante et insupportable, l’arrogance affichées par les petits et grands chefs des quais : « Il exigeait qu’on mette l’accent sur la nécessité de l’éducation […]. Ce programme d’éducation proposait la création de cours du soir pour apprendre à lire et à écrire aux analphabètes, la majorité ; mais aussi l’installation de salles de douches chaudes et gratuites sur le port où les plus crasseux, en trouvant des facilités pour se débarrasser de la gangue noire qui les recouvrait, auraient repris goût à une existence plus digne et plus fière […] ; mais encore l’organisation de conférences sur le danger vénérien et l’alcoolisme. »

Se succèdent confrontations, partis pris et débats au sein du pouvoir comme de cette corporation de travailleurs, à la fois solidaire et lâche, dans tous les cas malmenée, maltraitée, divisée et manipulée par un patronat inflexible. Car si Danoën, à l’image de son « héros », n’idéalise pas la lutte des carabots, s’attachant à dépeindre aussi, à côté de la générosité de ces hommes, leurs mesquineries, leurs jalousies, leurs faiblesses, il met toujours au premier plan la cause de leurs conditions de vie présentes, la misère morale et matérielle dans laquelle ils sont maintenus. Et ce mouvement de balancier donne chair et humanité à l’ouvrage.

Un réalisme cru sur lequel tranche la personnalité de Quinot, un homme libre qui mène sa vie avec sa compagne, Louisa, et ses parents, Angèle et Amédée. Moments de tendresse partagés, instants de vie quotidienne difficile d’une famille pauvre déchirée entre respect des lois sociales imposées et révolte, où ne manque pas de s’installer aussi le doute, et qui sera broyée par le chagrin et par la mort.

Un livre bien charpenté en quatre grandes parties, comme quatre actes d’une tragédie, où documentaire et roman noir se confondent dans la reconstruction de cette histoire à la fois sociale, collective et personnelle au centre d’une manipulation politico-judiciaire infâme puisqu’un homme y a laissé sa vie, sombrant dans la folie et la mort.

Un livre émouvant qui enseigne, pour ne pas oublier.

Michèle Crès

À contretemps, n° 40, mai 2011, p. 21

1. Thomas Deltombe, « Il y a cent ans, un “Dreyfus ouvrier” », Le Monde diplomatique, octobre 2010 ; Jean-Pierre et Patrice, « L’Affaire Durand », Le Monde libertaire, n° 1615, du 2 au 9 décembre 2010 ; Patrice Rannou, L’Affaire Durand 1910-2010, centenaire de la machination, Éditions CNT-RP, Paris, 2010 – ouvrage signalé dans le n° 38 (septembre 2010) d’À contretemps, p. 30.

- Revue Gavroche, N° 165, janvier-mars 2011, p. 45.

Pour rédiger ce roman, qui voit le jour plus de dix ans après la mort de son auteur, le journaliste et écrivain Émile Danoëen (1920-1999) s’était fidèlement inspiré de l’affaire Durand, du nom de ce militant anarchiste, secrétaire du syndicat des charbonniers du Havre (affilié à la CGT), injustement accusé d’avoir prémédité la mort d’un « jaune », victime en réalité d’une rixe entre ivrognes. Tenu pour l’instigateur du meurtre, Durand - rebaptisé Quinot par le romancier -fut condamné à mort le 25 novembre 1910, puis gracié le 31 décembre de la même année, après la campagne menée partout en France en sa faveur, à l’occasion de ce qu’on appela l’« affaire Dreyfus du pauvre ». Libéré en février 1911, il fut interné au printemps à l’asile des aliénés de Sotteville-lès-Rouen, où il devait mourir en février 1926, sans avoir jamais recouvré la raison. L’extrait reproduit ici retrace un passage des délibérations du jury : on vient de mettre hors de cause plusieurs des militants syndicalistes accusés, avec Durand, d’avoir donné l’ordre de tuer.

II ne nous reste plus qu’à acquitter Quinot, maintenant, dit Berry. Je vous jure qu’on
va passer pour de fameux rigolos. Demain, toute la France se foutra de nous.
Bellevigne aussi râlait qu’on ne parlait plus depuis trois jours que de saler les meneurs, de faire un exemple qui donnerait à réfléchir aux autres pour au moins dix ans, et voilà qu’au moment d’agir...
- Ça se voit bien que vous n’avez pas affaire aux syndicats, dans vos fermes ! disait-il en s’en prenant directement aux jurés cultivateurs.
Plus homme du monde, Labourel prenait un ton plus doucereux pour leur faire la leçon aussi.
- Vous ne vous rendez pas compte qu’en agissant ainsi, nous nous faisons moralement les complices des rouges et des sévices qu’ils exercent sur les travailleurs bien disposés, mes amis. Journellement. Au nez et à la barbe des tribunaux. La liberté du travail n’existe plus en France. Enfin, vous ne lisez donc pas les journaux ! Hier encore... Tenez, lisez !
Il sortait de sa poche le journal local qu’il avait parcouru pendant les interruptions de séance et donnait la lecture d’un entrefilet annoncé en titre gras : les chasses au renard (1) continuent. C’était sûrement les hasards de la mise en page qui avaient voulu qu’il ait trouvé place dans la même colonne que le compte rendu des deux premières journées du procès
Mélin.
- Hein, écoutez ça : « Hier, le juge Rouelle a encore inculpé et envoyé au dépôt quatre grévistes chasseurs de renard qui s’étaient attaqué à des journaliers des docks ayant refusé de cesser le travail. »
Le juge Rouelle, faut-il vous le rappeler, c’est celui qui a instruit l’affaire Mélin sur la plainte du commandant St-Georges. II va dire que vous l’encouragez, il va dire que vous lui facilitez la besogne...
On devait sans doute pouvoir reconnaître ceux qui avaient rendu un bulletin blanc à la mine penaude qu’ils prenaient pour écouter le reproche.
- Il faut savoir ce qu’on veut, nom de nom ! leur lança Berry.
Le Dr Pichon sentait que Quinot allait payer pour les autres. De toute façon, Quinot représentait le cas pendable. Quinot, ce n’était pas les frères Pauche rouspéteurs et mauvaises tête mais bons zigues dans le fond, et plutôt amis avec les chefs de personnel quand ne se posaient pas de problèmes de revendications. Et encore, quand il s’en posait, avec les frères Pauche ça se réglait souvent à coups d’engueulades. Avec Quinot, ça prenait une autre tournure. Quinot se dressait en ennemi de la société. Il attaquait l’ordre et la morale. Un de ces « beaux parleurs » qui en foutent plein la vue à leurs camarades parce qu’ils ont une espèce de don pour discourir à perdre haleine, mais qui ne sont au fond que des bavards, des radoteurs, des fainéants. II paraît qu’il défendait aux autres de boire, mais ça ne l’empêchait pas de mener la belle vie, lui, entretenant une jolie poule qui avait eu le front de venir dire à la barre qu’elle était enceinte de lui. Bien fait pour elle, la garce, non ? Ça lui apprendrait !
Le président avait décrit sa mauvaise mentalité. Toujours rebelle à ses patrons et à ses chefs.
Pourtant, il avait bien appris à l’école car ses parents, des gens sérieux, travailleurs et bien
notés, l’avaient toujours envoyé régulièrement en classe. Contrairement à la plupart de ses camarades de travail dans le charbon, pratiquement illettrés pour la plupart, il savait lire et écrire, possédait le certificat d’études et avait même continué à s’instruire en fréquentant les cours du soir. Malheureusement, il n’avait guère su utiliser son instruction que pour lire des « ouvrages subversifs » - c’est l’expression qu’avait employée le président - qui avaient fait de lui un révolté. À peine au travail, il provoquait ses camarades à la désobéissance, adhérait à la CGT en 1902 et se livrait à une intense propagande dans les milieux d’ouvriers charbonniers du port. II se faisait remarquer en prenant la parole dans les meetings et au cours des grèves, même si elles ne concernaient pas sa profession. On le voyait à la tête de tous les cortèges révolutionnaires, notamment le ler mai, se battant contre la police, appelant à l’émeute en toute occasion. Et pour couronner le tout il fondait lui-même un syndicat de charbonniers, s’acoquinait pour cela avec quelques agitateurs professionnels de la Bourse du travail et présentait bientôt aux patrons un cahier de revendications dont l’un d’eux avait pu dire qu’il n’était qu’un tissu de provocations gratuites et d’inepties utopiques. N’allait-il pas jusqu’à réclamer l’installation de douches chaudes sur les quais pour que les charbonniers puissent se laver après leur travail et plus fort encore, la création aux frais des employeurs, bien entendu, d’ « universités de prolétaires pour faire reculer l’ignorance » ! Devant le refus des patrons de discuter de telles bêtises, Quinot déclenchait la grève et, l’imposant par tous les moyens d’intimidation imaginables à l’ensemble de la corporation, réussissait pour un temps à paralyser le ravitaillement en charbon de la ville et du port, fabriques, usines, navires et
compagnie...

1. Dans le parler ouvrier de l’époque, le mot « renard » désignait un briseur
de grèves, un « jaune ».

 
A propos de éditions CNT-RP
Michel Bakounine, présentation de Frank Mintz, 2006, 72 pages. Ce court livre, le second de la collection « Classiques » des Éditions CNT, rassemble deux textes essentiels de Bakounine, « La politique de l’Internationale » (paru en 1868 dans L’Égalité) et « Organisation de l’Internationale » (publié (...)
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