En ces temps de rentrée scolaire, nous avons souhaité discuter avec quelques militant·es des syndicats de l’éducation de la CNT. Statuts, hiérarchie, enfants à la rue, tri des élèves… les sujets ne manquent pas pour essayer de dresser un état de l’éducation.
Pour cet entretien, c’est la question des enfants à la rue que nous avons abordée.
Déjà parus :
• Les statuts des professionnel·les de l’éducation, un chaudron au milles ingrédients
• À propos de hiérarchie : « Nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. »
• À propos des “enfants sans toit” : « Un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. »
• À propos du “tri des élèves” : « Ce rêve de l’homme ou de la femme qui se fait seule, c’est un délire individualiste ultra problématique pour les gamins et gamines. »
* *
Le tri des élèves
Au sujet du tri des élèves, la réforme dite du “Choc des savoirs” nous paraissait une bonne entrée en matière. On a donc envoyé Alexandre rencontrer Sofiane, proffe pendant 10 ans en REP et REP + (zones d’éducation prioritaire qui ont changé d’intitulé au fil des ministères) à Paris (75), puis 10 ans en REP en Seine-Saint-Denis (93), et qui s’occupe à présent des dispositifs pour les élèves décrocheurs et décrocheuses du 93. Après une longue entrevue durant laquelle l’enregistreur n’a pas fonctionné, on s’est re-retrouvé·es dans un café avant l’heure du travail et on n’a pas même eu le temps de poser proprement la première question qu’à grande vitesse, c’était parti.
Sofiane : Le Choc des savoirs c’est, je cite, « une mobilisation générale pour élever le niveau de l’école ». Un brin martial. Et cette mobilisation se fait avec trois « axes » principaux. Le premier, c’est « Mieux soutenir les professeurs pour mener la bataille des savoirs », soutien qui passe par des objectifs annuels à atteindre et l’uniformisation des méthodes d’apprentissage. L’uniformisation des méthodes d’apprentissage, c’est faire un manuel unique pour les maths et la lecture en primaire, chose qui n’existe pas pour l’instant. [Voir pour développer ce sujet, l’entretien sur la hiérarchie où est abordée la question de la liberté pédagogique et de l’application par les professeurs “des méthodes librement choisies et réfléchies en fonction de la situation des élèves”.] Dans le secondaire, il y a mille manuels différents, chaque maison d’édition en publie pour chacune des matières… et les prof·fe·s piochent ce dont iels ont besoin. Là , ça aurait été un manuel, unique, publié par le ministère. Sympa le soutien aux prof·fe·s de la bataille des savoirs !
Deuxième point du Choc des savoirs, c’est « Adapter l’organisation des enseignements aux besoins de chaque élève », cool ça, non ? Ah ben non… parce que ça donne quoi ? Ces fameux groupes de niveaux, devenus ensuite, des « groupes de besoin ». Cette organisation bien problématique cachée derrière un discours qui semble cool : les enseignement·e·s doivent répondre au mieux aux besoins élèves, on va les booster dans leurs efforts, les plus faibles auront plus d’attention, etc. C’est une conception individualisante des apprentissages, derrière un discours qui pourrait être du bon sens.
On va y revenir juste après. Le troisième point, c’est ?
C’est « Rehausser le niveau d’exigence et d’ambition pour tous les élèves ». Bien sûr personne n’y avait pensé… Ça passe notamment par le fait de donner « de l’importance aux diplômes ». En particulier le brevet, le diplôme de fin de 3e, qui effectivement actuellement ne sert à rien ou presque. Et Attal, le ministre de l’éducation au moment de ce fameux Choc, voulait en faire le passage obligé pour entrer au lycée. D’où la création, cette année, de classes expérimentales dans chaque département qui sont censées accueillir des élèves qui auraient dû aller au lycée mais qui n’ont pas eu le brevet.
Ces classes existent ? Elles sont en place ?
À un niveau expérimental. En fait, le ministère n’a pas du tout les moyens d’assumer ce discours de “porte d’entrée obligatoire”. T’as environ 16 % des élèves qui n’obtiennent pas le brevet sur un peu moins de 860 000 élèves de troisième. Ce qui t’amène à presque 140 000 élèves qui n’ont pas le brevet. Et ces classes expérimentales, sur ce contingent, ça représente vraiment presque rien. Il y a donc plein de gosses, cette année comme avant, qui n’ont pas eu le brevet et qui ont pourtant une place en seconde, essentiellement dans les filières professionnelles, évidemment.
Mais s’il fallait faire redoubler toutes celles et ceux qui n’ont pas eu leur brevet, il faudrait débloquer des budgets en conséquence, ce qui n’a évidemment pas été fait.
Donc c’était ça le troisième gros bloc du grand ensemble du “Choc des savoirs”.
Je te propose qu’on s’intéresse spécifiquement aux groupes de niveaux. En cette rentrée 2024, est-ce que c’est effectif ?
Quasiment pas. Très peu de collège ont eu la volonté et les moyens de les mettre en place. Alors que le gouvernement n’avait vraiment rien lâché. Belloubet avait, visiblement, une pression assez dingue sur la mise en place de ces groupes, alors même que les oppositions à leur mise en place étaient très fortes, côté enseignant·e·s mais également chez les chef·fe·s. La seule chose qu’elle a obtenue d’Attal qui continuait à tout contrôler, c’est qu’on ne dise plus groupe de « niveaux » mais groupe de « besoins ». Personne n’a été dupe.
Il faudrait faire un petit récap des ministres de l’éducation parce que ces dernières années, c’est impossible de s’y retrouver.
Disons que si on ne remonte que jusqu’à Blanquer, on est déjà sous Macron. Donc tu as Blanquer, de mai 2017 à mai 2022. Il lance notamment sa “réforme du lycée” en faisant de l’éducation à la carte pour les élèves. On verra ça par la suite je pense, ça rejoint idéologiquement le Choc des savoirs. Puis Attal jusqu’en janvier 2024. Après vient Belloubet mais toujours avec Attal (devenu Premier Ministre) à ses côtés. Et c’est même Attal qui prenait la parole à sa place dans les sorties officielles ! En gros elle, c’est printemps et été 2024. Attends ! J’ai oublié Ndiaye aussi, entre Blanquer et Attal, qui lui n’a… rien fait. Il était tellement encadré, verrouillé par Macron (et le cabinet de Blanquer resté en place) qu’il ne pouvait de toute façon rien faire à mon avis.
T’oublies aussi Oudéa-Castéra.
Non mais là … C’était une blague cette ministre, je peux pas la compter.
Et maintenant ?
J’ai pas encore son nom en tête j’ai que son CV. C’est la dame qui peut nous faire des tutos pour embaucher du personnel de maison à Singapour. Moi, je me sens concernée, je pense qu’on est en phase.
Note post-entretien : cette ministre actuelle se nomme donc, Genetet. Durant les années 2010, elle dirigeait une entreprise de formation et de conseil en recrutement de domestiques à Singapour… Elle y recommandait notamment de ne pas donner de congés payés à ses employés et saupoudrait le tout de remarques racistes, essentialisantes, néocolonialistes en usant de nombreux stéréotypes notamment à propos des asiatiques, “dociles et travailleurs”.
Donc à propos des groupes de niveaux, tu disais que le gouvernement n’a rien voulu lâcher.
En cette rentrée, ces groupes devaient être “seulement” en 6e et 5e et dans deux matières, français et maths (les fameux “savoirs fondamentaux”) et l’année prochaine ce serait censément aussi pour les 4e et 3e (toujours dans ces deux matières). Sauf que mettre en place ces groupes, outre l’opposition quasi générale déjà mentionnée, ça demande beaucoup de moyens, moyens qui n’ont bien évidemment pas été donnés entièrement aux chef·fe·s d’établissement.
En 6e et 5e, il faudrait en fait mettre des classes en barrette sur les heures de français et de math (c’est-à -dire des classes qui ont aux mêmes horaires de la semaine, maths et français) et avoir 3 prof·fe·s pour deux classes. Puis mélanger les classes pour faire trois niveaux, les bon·ne·s, les moyen·ne·s, les nul·le·s, à l’appréciation des bahuts. Et en fait, ça demande énormément de moyens pour réussir à aligner les classes et les prof·fe·s au même moment.
Ces groupes, ça implique quoi, c’est organisé comment ?
Bienvenu·e en 6e, tu es nul·le en maths ? Et bien en maths tu iras avec le prof Trucmuche, en charge des nul·le·s, tandis que tes potes de la même classe, qui sont moyen·ne·s, iront avec une autre proffe, et de même pour les bon·ne·s. Et dans ce groupe, tu vas trouver les personnes de ta classe qui sont dans le même “niveau” que toi, mais également des élèves d’au moins une autre classe : il ne s’agit bien sûr pas de mettre 3 prof·fe·s de math et de français pour une seule classe… Il faut donc aligner plusieurs classes (2 au moins, 3 peut-être ? chaque collège fait comme il veut) sur certains horaires pour qu’elles aient toutes maths ou français en même temps, mobiliser 3 prof·fe·s de la matière sur cette heure et dispatcher les élèves de ces 2 classes dans les 3 groupes différents.
Les maths et le français étant les matières avec les plus gros horaires hebdos pendant tout le collège, si tu veux réussir à monter ce genre d’emploi du temps, il faut que tu aies un contingent horaire et un nombre de prof·fe·s disponibles en suffisamment grand nombre. C’est là que les moyens n’ont pas été alloués à la hauteur des besoins.
On en est où de cet imbroglio organisationnel ?
Il y a eu une résistance quasiment partout sur le territoire contre ces groupes de niveaux, de la part des enseignant·e·s mais aussi des chef·fe·s ! Le SNPDEN, qui est le syndicat ultra-majoritaire, pour ne pas dire hégémonique, des chef·fe·s d’établissement, affilé à l’UNSA, a quand même sorti un communiqué assez tranché très peu de temps après le discours d’Attal annonçant le Choc des savoirs. Parce que cette réforme est une remise en cause du collège unique. Et ça, ça passe pas même auprès des chef·fe·s.
Et toutes ces résistances ont fait que le 5 juillet, date de départ en vacances des prof·fe·s, dans énormément de bahuts, la question de savoir comment tout ça serait mis en place à la rentrée n’était pas tranchée. Y compris quand tout le monde était d’accord pour ne pas mettre ces groupes en place ou du moins pour faire semblant de les mettre en place sans forcément le faire (en mettant des classes en barrettes, mais sans mélanger les classes par exemple).
Il y a des exceptions bien sûr, avec des bahuts qui ont mis en place ces groupes de niveaux. Mais ultra majoritairement, ça n’a pas été mis en place.
Venons-en aux élèves :à partir de quand j’entends parler de ces groupes ? À partir de quand on juge dans quel groupe de niveau je vais être ?
Faisons fi de toutes les résistances au collège, on vient d’en parler, mais aussi en élémentaire de la part des instits de CM2 que ça débecte de trier leurs élèves. Soyons dans la stricte théorie du plan Attal. Toi, petit Alexandre, élève de 6e, voilà ce qui se passerait. Tu aurais entendu parler de ces fameux groupes de niveau dès le printemps dernier, celui de ton CM2, sans savoir exactement où tu serais casé. Les groupes auraient été constitués à cette rentrée en 6e, à partir des informations transmises par les instits de CM2. Car pour sortir de la théorie, il faut savoir qu’on fait des rencontres, sans lien avec cette réforme, entre les instits de CM2 et les prof·fe·s de 6e où on se donnent plein d’informations. Ça nous permet de constituer intelligemment les classes de 6e. Ce sont de vraies transmissions d’informations sur les gosses. Donc là , retour à la théorie, il aurait fallu que ces instits fassent aussi des transmissions d’informations spécifiquement en maths et français pour qu’on puisse définir les groupes. Ces infos auraient dû être affinées à la rentrée en 6e par les résultats des évaluations nationales.
Et si t’étais déjà en 6e l’année dernière, on t’aurait annoncé qu’en 5e, tu n’allais pas être avec toute ta classe en maths et en français. Tu aurais été avec les fort·e·s, bravo petit élève !, ou alors avec les moyen·ne·s ou sinon désolé, t’es trop un teubé, tu seras avec le groupe des cassos [cas sociaux].
Tu as dit, les “évaluations nationales”, qu’est-ce que c’est ?
Ce sont des évaluations envoyées par le ministère à tous les établissements (nationales donc) pour qu’ils les fassent passer aux élèves. Elles prennent place dans le cadre plus général de mesure internationale du niveau des élèves, avec des critères donnés par l’OCDE, notamment la médiatiquement fameuse enquête PISA. C’est l’obsession de toujours évaluer tout ce que tu fais (ce que font les prof·fe·s…) et en ce qui concerne les politiques publiques, ces évaluations reposent systématiquement sur des critères strictement quantitatifs. Ça a toujours ce côté complètement inhumain de ne jamais mesurer par exemple le plaisir que les personnes ont de faire telle ou telle chose (les élèves de venir à l’école par exemple).
En ce qui concerne l’école, le gros truc c’est « le niveau scolaire, en France, ça va pas du tout » et donc on va changer plein de choses (choc des savoirs) et mesurer tout ça en évaluant les élèves toutes les années du CP à la 2nde. Jusqu’ici les évaluations nationales c’était CP, 6e, 2nde, puis 4e et CM1 je crois, je ne me souviens plus exactement.
C’est le brevet et le bac ces évaluations ?
Non, c’est autre chose. Ce sont des “évaluations-diagnostiques” – soit disant – qui se font en début d’année pour évaluer le niveau. « Cet élève qui va rentrer en 6e, qu’est-ce qu’il sait faire en maths et en français ? » Toujours pareil, les auto-proclamés “fondamentaux” et seulement ces fondamentaux.
C’est un contrôle parachuté d’en-haut, du ministère, que les prof·fe·s ne connaissent pas et que les élèves passent devant un ordinateur, généralement sous forme de QCM. C’est d’une brutalité terrible.
En cette rentrée, il y a pas mal d’appels qui sont passés par les syndicats de la CNT et les intersyndicales locales – et qu’on peut retrouver pour certains sur le site confédéral – pour boycotter ces évaluations. Je me souviens de Rennes, du 93…
Pour ne pas faire remonter les évaluations et ne pas les faire passer du tout, effectivement.
En fait ce qu’il y a de dingue avec ces évaluations, c’est que tou·te·s les prof·fe·s en début d’année font ce type d’évaluations. Mais on fait ça à notre sauce, avec nos éléments et juste pour notre classe, pas pour les faire remonter. Parce que quand tu récupères une classe avec plein d’élèves que tu ne connais pas, c’est quand même pas mal de savoir où iels en sont. Quelle que soit la matière. Les prof·fe·s ont toujours fait ça. Mais là , on nous balance ça… C’est encore une fois tellement infantilisant et méprisant. Comme si on n’y avait pas pensé avant… heureusement Monsieur le Grand-Ministre va nous prendre par la main et nous permettre de progresser.
Du coup des appels à boycott, il y en a eu plein, il y a énormément de poches de résistance depuis longtemps mais ça use, alors faut pas se leurrer, il y a aussi plein d’endroits où ça finit par passer. Et il y a des coups de pression : en élémentaire dans le 93 par exemple, il y a des IEN [inspecteurs·trices de l’éducation nationale] qui nous disent « votre boycott va avoir des conséquences ! » Beaucoup d’instit’ en rigolent : « Houlala, je vais peut-être pas avoir une très bonne note qui me permettrait dans 20 ans de gagner un demi-point ? » Mais il y a toujours des gens que ça met mal à l’aise…
Donc dans le processus Attal-Choc des savoirs : je suis en CM2, je suis évalué dans une forme de contrôle continu. Ma ou mon prof·fe remplit un dossier à destination du collège. Et ce sont les prof·fe·s de collège qui vont faire ces groupes de niveaux, pondérés par les évaluations nationales auxquelles je devrais répondre à mon entrée en 6e.
C’est ça. Et on te dit que t’es dans telle classe, mais qu’en maths et en français tu seras dans tel groupe. Ce qui veut dire qu’à peu près le tiers de tes cours (puisque les maths et le français ce sont les plus gros contingent d’heures), tu ne seras pas avec ta classe. T’es avec un autre groupe qui regroupe des élèves d’autres classes.
Il n’y avait pas l’idée que toute la classe soit bonne, moyenne, ou mauvaise ?
Non, ça quand même, ils n’ont pas encore osé, c’est trop gros, trop visible. On n’en est pas encore à faire ces classes-là . Pour ça, il y a déjà le latin et ce genre d’options qui opèrent le tri. Mais avec ces groupes de niveaux, on va quand même marquer des distinctions entre les élèves. Les cataloguer dès le plus jeune âge.
On va expliciter quelque chose : depuis le début, on dit “mauvais, moyen, bon”, de manière caustique bien sûr, pour assumer, à leur place, la politique ministérielle. Je suppose que le langage officiel n’est pas celui-ci.
En fait… Je ne suis même pas sûre qu’ils aient donné des intitulés officiels à ces groupes. Démerdez-vous.
« Ces groupes de niveaux questionnent de manière plus générale le cadre dans lequel on apprend.
»
Pourquoi c’est pas bien ces groupes ? Tu mets des “mauvais” ensemble, tu leur donnes plus de moyens, tu as des prof·fe·s qui pourront faire des cours plus adaptés à leur niveau…
Et des prof·fe·s qui auront plus envie aussi ? Oui, ça c’est dans ton monde idéal Alex, c’est beau. Là ce serait fantastique : « on donne plus à ceux qui en ont besoin ». Mais non, Alex !, c’est pas ça le monde réel.
Bien sûr, la question des besoins des élèves est fondamentale, et adapter l’enseignement, c’est super. Et de fait dans nos classes, en permanence on s’adapte aux besoins de nos élèves, on n’a pas attendu des directives ministérielles pour la faire cette individualisation. Le truc c’est que, contrairement à ce qui pourrait être du bon sens dans ce que tu viens de dire, évidemment que dans ce Choc des savoirs, il n’y a pas plus de moyens prévus pour les gosses en difficulté. Alors dans ce cadre, les groupes de niveaux, ça ne fonctionne pas et ça a été démontré par nombre de pédagogues. Ça ne fonctionne pas dans le sens où ça ne permet pas d’augmenter le niveau général (ce qui est censé être l’objectif – niveau international…).
En revanche effectivement, de manière strictement quantitative, les bon·ne·s élèves vont probablement être boosté·e·s et avancer plus vite que dans une classe hétérogène. Mais à quel prix “qualitatif”, c’est-à -dire dans le plaisir pris à apprendre ? Au prix, d’une plus grande pression subie, d’un stress nouveau puisqu’au sein du groupe de “fort·e·s”, on va pouvoir devenir, de fait, moyen·ne ou nul·le, la hiérarchie va se reproduire. Pour les élèves les plus faibles, là , l’homogénéité est une catastrophe sur tous les plans, tant pour la mise au travail que pour la dévalorisation, voire l’humiliation qui va suivre : quand t’es dans un groupe homogène, tu es immédiatement stigmatisé·e, ça, les gosses le sentent et le verbalisent très vite : « Laissez tomber, nous on est des cassos, on n’arrivera à rien. » Et les mettre au travail, avec cette dynamique quand iels sont entre elleux, c’est un vrai problème.
Et ces groupes de niveaux questionnent de manière plus générale le cadre dans lequel on apprend. Ce que ne veulent pas entendre ces libéraux individualistes qui sont au pouvoir depuis un long moment, c’est qu’on n’apprend pas seul·e. Ça va à l’encontre de leur conception de la liberté individuelle, qu’on a avec le plan Attal et qui était la même pour Blanquer. Avec sa réforme du lycée, ce dernier nous a infligé d’individualiser les parcours et les spécialités que tu peux prendre. Il a cassé les grandes filières qu’on avait (littéraire, scientifique, etc.) pour une “nouvelle formule” où tu prends 3 options en Première et tu en abandonnes une en Terminale. Dans ces options, tu peux prendre ce que tu veux, ce qui, en soit, est une belle illusion de liberté : « je vais prendre par exemple art, sciences économiques et sociales et philosophie. » Et plus maths-physique-chimie ou langue-philosophie-histoire-géo, en caricaturant. En soi, ça pourrait être un truc génial qu’on fasse à la carte. Mais ça fait d’abord l’impasse sur ce qu’il faut comme ressource culturelle pour savoir ce qui est “stratégiquement” important de prendre comme option pour te garder le maximum de portes ouvertes, pour faire ensuite les études de ton choix (choix qui justement n’est en général pas du tout clair en Seconde). Deuxième gros problème : c’est oublier qu’on n’apprend pas seul·e, on ne se construit pas non plus seul·e dans ses désirs, dans ses projections, dans ses choix d’orientation. On construit en groupe avec ses pair·e·s, avec ou contre d’ailleurs, ça ne change rien au fait que nos choix sont la résultante d’un groupe. Ne pas vouloir entendre ça, c’est planter la plupart des gosses. Seul·e·s les plus fortes psychologiquement, socialement, les plus armé·e·s sont capables de prendre des décisions seul·es, d’apprendre seul·e·s (et ne plus réviser en rigolant et glandouillant avec ses ami·es), et c’est une infime minorité.
Je ne sais pas si t’en connais, toi, des personnes de notre âge qui ont de très bonnes positions professionnelles et sociales et qui, quand tu leur demandes pourquoi iels ont fait tel choix après la terminale pour leurs études, iels disent « en fait je savais pas, j’ai fait comme mes potes. » Ce qui paraît surréaliste quand tu vois la position sociale, professionnelle, financière tout à fait “réussie”, qu’iels peuvent avoir maintenant. Et ce phénomène, évidemment, se reproduit à tous les niveaux. A fortiori chez les ados où l’importance du groupes, des pair·e·s, des ami·e·s “à la vie à la mort” est énorme dans la construction de chacune et chacun.
Et donc ce rêve, hyper libéral, de l’homme ou de la femme qui se fait seule, qui est capable en toute liberté de faire des choix rationnels pour sa propre vie, c’est un délire individualiste ultra problématique pour les gamins.
« On n’apprend pas seul·e, on ne se construit pas seul·e dans ses désirs, dans ses projections, dans ses choix d’orientation.
»
Dans cette vision libérale, tu dis qu’il y a ces trois groupes de niveaux, mais qu’à la fois ces groupes ne sont pas des classes différentes, ce sont des “éclatements” de classe ?
Oui, déjà avec la formule du lycée Blanquer, le groupe-classe n’existe plus. Mais là avec la formule Attal, c’est dès la 6e et la 5e que tu as un éclatement de ce groupe. T’es en 6e1, mais en fait en maths et en français, donc plus du tiers de tes heures de cours, t’es plus en 6e1, mais avec quelques 6e1 et quelques 6e2 (et peut-être même quelques 6e3).
Et d’ailleurs pour les prof·fe·s de maths ou de français, si tu es dans un collège qui a décidé de mettre en place ces groupes de niveaux, tu ne peux plus être prof·fe principal·e de ces deux niveaux : tu ne peux pas être prof·fe principal·e d’une classe que tu n’as pas en entier. Ce qui est un problème depuis 4 ans, 5 ans au lycée : quand, pour une classe de Première de 38 élèves, il y a 37 prof·fes au total (avec toutes les spécialités puisque même deux élèves qui ont les mêmes spécialités ne sont pas nécessairement dans les mêmes groupes !), les élèves d’une classe de Première ne sont en fait ensemble que pour les quelques matières du tronc commun, la moitié de leurs heures hebdomadaires. Alors si t’es prof·fe principal·e, tu l’es de qui en fait ?
C’est grave ?
Oui ! T’es pas prof·fe principal·e pour avoir tes 100 balles de prime à la fin du mois ! Enfin… si, aussi… mais pas que ! C’est un suivi des élèves, pour les aider. D’où t’es prof principal d’élèves que tu n’as pas en cours ?
« Tu casses le groupe classe, tu enlèves les repères collectifs… et tu compliques voire handicapes vraiment la vie d’un bon paquet d’élèves en oubliant (ou en ne voulant pas voir) qu’on apprend et on s’oriente en groupe, pas seul·e.
»
Et du point de vue des élèvs ?
C’est toujours pareil, en tant qu’élève, ça dépend d’où tu viens. Si t’as une vie pas très simple d’un point de vue social, quand t’as des difficultés d’apprentissage parce que tu as des conditions matérielles moins faciles que d’autres, que tu doutes de ce qu’il “faut” faire, de ce que tu “peux” faire, alors ton ou ta prof·fe principal·e peut vite devenir ton interlocutrice privilégiée. Pour plein d’élèves, un ou une professeure principale c’est quelqu’un d’important, dans sa scolarité, dans sa vie, comme aide. Alors c’est vrai que ce n’est pas valable pour tout le monde, mais ça l’est pour beaucoup.
C’est ça, notamment, ces histoires de groupes : tu casses le groupe classe, dans environ la moitié de ton temps de cours, dans des matières qu’on te dit “super importantes”, tu enlèves le repère collectif privilégié que peut être le ou la proffe principale… et tu compliques voire handicapes vraiment la vie d’un bon paquet d’élèves en oubliant (ou en ne voulant pas voir) qu’on apprend et on s’oriente en groupe, pas seul·e. Encore une fois, à l’exception des quelques gosses qui ont une énorme confiance en elles et eux, qui sont capables de dire ce qu’iels veulent faire même si c’est à contre-courant. Mais faut pas déconner, c’est pareil que chez les adultes, combien de gosses sont capables, véritablement, de ça ?
« Pour les collégien·ne·s, avec la réforme Attal du Choc des savoirs, c’est encore pire que ça. On ne leur laisse même pas le choix, juste on les casse en les casant.
»
On demande à des collégiennes et collégiens d’avoir une maturité que souvent n’ont pas des étudiant·e·s en première année d’université et que n’ont pas même la plupart des adultes ?
C’est ça, en particulier au lycée suite à la réforme Blanquer avec ces histoires de choix d’options, censément libres et éclairés, rationnels… Mais pour les collégien·ne·s, avec la réforme Attal du Choc des savoirs, c’est encore pire que ça. On ne leur laisse même pas le choix, juste on les casse en les casant. Tu casses le cadre qui permet, notamment quand t’es un peu fragile, et a fortiori quand t’es très fragile, de te raccrocher à tes potes, avec lesquel·le·s tu vas faire tes exercices, avec lesquel·le·s tu vas réviser, sur lesquel·le·s tu vas copier en classe… parce que c’est aussi comme ça que t’apprends. Quand tu casses ça, tu leur enlèves cette possibilité de continuer à s’accrocher. Tu crées ce décrochage. C’est pas que tu leur mets une pression, c’est carrément que tu leur enlèves leur béquille.
« Quand tu casses ce cadre, tu enlèves aux gamin·e·s cette possibilité de continuer à s’accrocher. Tu crées ce décrochage. C’est pas que tu leur mets une pression, c’est carrément que tu leur enlèves leur béquille.
»
Je rappelle qu’aujourd’hui, tu t’occupes des décrocheurs et décrocheuses en Seine-Saint-Denis. Est-ce que tu pourrais nous en parler ?
Ah oui, pendant des heures… ! Le décrochage scolaire est quelque chose qui revient régulièrement dans le discours de nos grands penseurs. Ce sont les gosses qui n’arrivent plus, pour plein de raisons, à suivre les cours, à venir en cours, à se lever le matin, à se mettre au travail… et qui s’absentent alors progressivement jusqu’à sortir du système scolaire. Sans diplôme. Et c’est ça qui leur pose problème : dans les statistiques internationales, c’est encore un signe de défaillance du système éducatif français…
Parce que sinon, le décrochage scolaire, quand on voit le peu de moyens qui lui sont consacré, on ne peut que se dire qu’ils en ont franchement rien à faire… Leur problème, c’est de faire que les bons continuent à être très bons et reproduisent bien le système. Après, que les plus faibles deviennent de la chair à patron – comme nous disons nous autres –, qui n’auront plus le choix que d’accepter les salaires de misère, notamment parce qu’iels n’ont pas de diplôme… ça leur va très bien. Donc le décrochage scolaire, en soit, ils en ont rien à -bip-. Alors il y a bien les effets d’annonce (« c’est trop pas bien tous ces jeunes qui sortent chaque année du système scolaire sans diplôme »), mais très peu de moyens mis réellement en Å“uvre pour le combattre.
« Leur problème, c’est de faire que les bon·ne·s continuent à être très bon·ne·s et reproduisent bien le système. Après, que les plus faibles deviennent de la chair à patron…
»
Ce qui leur importe beaucoup plus en revanche, ce sont les têtes brûlées, les “ingérables” ou “perturbateurs”. Et souvent on l’entend au quotidien en particulier pour les collégien·ne·s, un lien est fait entre ces élèves dont le comportement pose problème à l’école et les élèves en décrochage scolaire. Rapidement, l’association est faite : « les décrocheurs, ce sont les agités qui font n’importe quoi et mettent le wild ». Évidemment il y a des décrocheurs et décrocheuses agité·e·s. Mais mélanger, ou indifférencier, les décrocheurs et décrocheuses des élèves qui retournent les classes, c’est délirant. Et c’est sur ces “agités” que le ministère se focalise au collège.
C’est faire de la lutte contre le décrochage un “simple” acte répressif ou de contrôle des corps (et des têtes), pour ne pas parler de pédagogie et des difficultés scolaires qui ont pu mener au décrochage, pour ne pas parler de la misère et des souffrances sociales, psychologiques, médicales, que peuvent subir les jeunes et qui ont pu mener au décrochage. Du coup, une manière de lutter contre le décrochage scolaire, c’est pour certains politiques, avoir simplement ces espaces de relégation scolaire qui permettent aux “bon·ne·s”, aux “gentil·le·s”, de poursuivre tranquillement leur scolarité.
Pour les lycéen·ne·s, c’est un peu différent, l’obligation scolaire étant terminée, les jeunes les plus éloigné·e·s des codes scolaires peuvent être oublié·e·s et pour les autres, on essaie de leur trouver des formations… ou du travail… dans les secteurs qui en ont besoin… la lutte contre le décrochage scolaire tend à devenir de l’insertion professionnelle (je force un peu le trait, mais pas tant).
« Mélanger, ou indifférencier, les décrocheurs et décrocheuses des élèves qui retournent les classes, c’est délirant. C’est faire de la lutte contre le décrochage un “simple” acte répressif ou de contrôle des corps.
»
Il ne faut donc pas confondre les discours officiels sur le décrochage scolaire qui sont en fait dirigés vers les élèves “qui font du trouble”, et le décrochage scolaire réel.
Exactement. Pour les collégiens et collégiennes en tout cas. D’ailleurs tu as des élèves qui décrochent et qui étaient pourtant fort·e·s scolairement. Bien sûr, la faiblesse scolaire et le fait de ne pas comprendre les enjeux de l’école, provoquent le décrochage scolaire. Mais tu as mille autres raisons, psychologiques, médicales, sociales, géographiques pour décrocher.
Est-ce que tu fais un parallèle entre ces classes de niveaux, cette réforme Blanquer et ce Choc des savoirs Attal, et le concept général qu’on appelle le tri social des élèves ?
Complètement. Les groupes de niveaux (et ce qui a précédé ces dernières années avec le lycée Blanquer notamment), c’est la variation contemporaine, néo-libérale, du tri social. Le tri par le fantasme de l’individualisation des parcours qui fait que des gosses sont complètement paumés, ne feront pas les bons choix et ne se retrouveront pas dans les bonnes filières pour la suite. C’est une modalité du tri social, actuelle, mais le tri social n’est pas quelque chose de nouveau. Il a toujours existé.
Avant le collège unique, le tri se faisait directement par des scolarisations dans des orientations différentes après la primaire. Les gosses issu·es des classes populaires arrêtaient après le certificat d’études ou continuaient un peu dans le “primaire supérieur” alors que les classes sociales supérieures allaient au lycée, qui commençait dès la 6e et allait jusqu’au bac. C’était une forme du tri social institutionnalisée par l’accès ou non à tel ou tel type de lieu de formation. Un tri très violent et qui existait donc bien avant Blanquer et Attal.
« Les groupes de niveaux c’est la variation contemporaine, néo-libérale, du tri social. C’est une modalité du tri social, actuelle, mais le tri social n’est pas quelque chose de nouveau. Il a toujours existé.
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Plusieurs fois tu as parlé du collège unique, qu’est-ce que c’est ?
Le collège unique, c’est 1975, c’est la loi Haby, du nom du ministre de l’éducation de l’époque, qui unifie les différentes filières professionnelles et générales qui existaient avant. L’idée est que tous les élèves, jusqu’à leur 16 ans, donc jusqu’à la 3e, la fin du collège, devront aller dans le même établissement. La fin du primaire n’est plus désormais un moment d’orientation. Après 1975, avec le collège unique, tu vas jusqu’à la 3e avec un enseignement général, non spécifique à un secteur professionnel. Les élèves qui, avant, à la fin de la primaire partaient pour des études longues se retrouvent donc dans les mêmes classes que celles et ceux qui allaient en apprentissage.
Est-ce que tu estimes que ces classes de niveaux du Choc des savoirs sont une remise en cause de ce collège unique ?
Oui, bien sûr. Mais ça ne date pas de cette loi. Les résistances à la mise en place du collège unique ont été très fortes dès l’origine, avec comme argument… que le niveau baisse… Et en fait, l’unification de l’enseignement par la loi Haby n’est pas totale : dès l’origine subsistent des classes de préparation au CAP après la 5e, qui seront ensuite supprimées… mais remplacées par d’autres… Cette volonté de ne pas mélanger tout le monde, de trier et classer a parfois perdu de son efficacité mais elle a toujours été là . La réforme d’Attal est une énième variation sur le thème du niveau qui baisse, qu’il est bien inutile de mélanger tout le monde alors qu’on n’a pas tou·tes les mêmes capacités, les mêmes envies…
Mais si on (à la CNT) critique cette remise en cause du collège unique, c’est pas pour autant pour défendre la fausse égalité qu’il permettait. On voudrait une école vraiment inclusive, où tou·te·s les mômes puissent trouver une place accueillante et qui leur permette de grandir et s’épanouir, s’émanciper même… ! Alors notre rêve d’école, collège, lycée inclusifs, c’est pas pour faire 15h de maths et 15h de français par semaine !
Mais en attendant de proposer mieux… on voudrait pas pire et ces groupes de niveaux sont une remise en cause de l’idée du lieu “unique”, de la possibilité même d’être tou-tes ensembles et de se mélanger. Une remise en cause perverse parce qu’elle s’accompagne de ce discours sur le choix des enfants (pour l’orientation au lycée avec Blanquer) et l’école qui s’adapterait à elleux (Blanquer et Attal). C’est donc pervers parce qu’avec tout ce bien qu’on t’apporte, si tu échoues, du coup, c’est vraiment que c’est de ta faute ! La culpabilité va retomber sur les élèves alors qu’en réalité, aucune aide réelle n’a été apportée… Des génies… pour qui il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions…
Merci Sofiane !
On s’arrête là ? On peut continuer si tu veux.
Oui mais il y a un peu de boulot pour transcrire tout ça.
Ok, alors je m’arrête.
Les syndicats de l’éducation de la CNT rassemblent les professionnel·les de l’éducation – professeur·es, ATSEM, AESH, etc. quelque soient leurs statuts – ainsi que les élèves et étudiant·es.
La fédération des syndicats de l’éducation de la CNT est joignable au 07 82 14 98 31 et fede-educ cnt-f.org et son site est consultable ici.
Vous pouvez retrouver le contact du syndicat de l’éducation le plus proche de chez vous ici.
Cette discussion fait partie d’un dossier consacré au travail des professionnel·les de l’éducation.
Discussions déjà parues dans ce dossier :
• Les statuts des professionnel·les de l’éducation, un chaudron aux mille ingrédients
• À propos de hiérarchie : « Nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. »
• À propos des “enfants sans toit” : « Un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. »
• À propos du “tri des élèves” : « Ce rêve de l’homme ou de la femme qui se fait seule, c’est un délire individualiste ultra problématique pour les gamins et gamines. »