En ces temps de rentrée scolaire, nous avons souhaité discuter avec quelques militant·es des syndicats de l’éducation de la CNT. Statuts, hiérarchie, enfants à la rue, tri des élèves… les sujets ne manquent pas pour essayer de dresser un état de l’éducation.
Pour cet entretien, c’est la question de la hiérarchie, particulièrement en primaire que nous avons abordée avec Pierre, prof de maternelle dans l’agglomération grenobloise.
Déjà parus :
• Les statuts des professionnel·les de l’éducation, un chaudron au milles ingrédients
• À propos de hiérarchie : « Nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. »
• À propos des “enfants sans toit” : « Un ou une enfant ne peut pas apprendre quoi que ce soit si ses besoins fondamentaux ne sont pas couverts. »
• À propos du “tri des élèves” : « Ce rêve de l’homme ou de la femme qui se fait seule, c’est un délire individualiste ultra problématique pour les gamins et gamines. »
* *
Hiérarchie et éducation nationale
On a vu, lors d’un entretien précédent, à l’échelle d’une école principalement, une forme de complexité de l’éducation nationale. Complexité par le prisme des statuts des différents travailleurs et travailleuses qui interviennent directement et dans un sens restrictif dans l’éducation des enfants.
Excellent entretien dont tu mettras le lien je suppose. Il faut bien se congratuler de temps en temps. Sinon, comme on dit, qui va le faire ?
Merci pour cette pertinente intervention. Et donc avec toi, j’aimerais qu’on aborde la question spécifique de la hiérarchie dans le métier de profs. En commençant par un topo du fonctionnement de cette hiérarchie avant la loi Rilhac.
La fameuse loi Rilhac d’août 2023 ! Cette loi a effectivement modifié l’organisation hiérarchique, ce qui a entraîné un changement complet dans le fonctionnement effectif des écoles, un changement dans l’intérêt de pourquoi on fait généralement ce métier. Dramatique.
Qui sont les supérieurs hiérarchiques des profs avant cette loi ?
Alors, si je fais la pyramide hiérarchique : en bas, tu as les profs, profs des écoles, de collège ou de lycée, hiérarchiquement au même niveau. Et dès ce premier échelon, tu as deux chemins qui se séparent.
Dans le secondaire, tu as deux supérieurs hiérarchiques pour les profs. Le supérieur administratif c’est le principal du collège ou le proviseur de lycée. Et le supérieur pédagogique<, c’est l’IA-IPR, “inspecteur académique - inspecteur pédagogique régional”.
L’IA-IPR inspecte les profs dans l’ensemble d’une académie, c’est-à-dire dans plusieurs départements, dans une même discipline. Tu as des IPR de maths, de français et de toutes les matières enseignées. En général, ton IA-IPR vient t’inspecter dans ta classe, trois fois, quatre fois, par carrière. Donc c’est très rare. L’IA-IPR vient dans ta classe pour voir si sur le plan pédagogique c’est conforme à ce qu’on attend d’un fonctionnaire. En tant que fonctionnaire, on doit respecter les programmes nationaux, la déontologie et les droits et devoirs du statut.
Le chef d’établissement – on est donc toujours dans le secondaire : le proviseur ou le principal –, son supérieur direct c’est le recteur. Si ces chefs d’établissements veulent référer d’un problème ou je ne sais quoi, il s’adresse directement au recteur.
Dans le primaire, le supérieur hiérarchique sur le plan pédagogique et administratif, c’est l’inspecteur de circonscription. Qui a les mêmes tâches au niveau pédagogique que l’IA-IPR, sauf donc que c’est dans une zone géographique plus petite et qu’il n’y as de notion de discipline en primaire, une ou un prof dispense l’ensemble de l’enseignement. Et donc en plus des tâches de l’IA-IPR, les inspecteurs et inspectrices de circonscription ont aussi la hiérarchie administrative.
Au-sein de l’inspection de circonscription, tu as différents étages, des échelons, mais on ne va pas les aborder parce qu’à part te rendre fou, ça n’a pas vraiment d’intérêt ici, je pense.
Au-dessus de tous les inspecteurs et inspectrices de circonscription, tu as un directeur académique des services de l’éducation nationale (DASEN). Avant on appelait ça un inspecteur d’académie, mais comme on manque d’acronyme dans l’EN (éducation nationale, en voilà un nouveau), maintenant on dit DASEN. Ces directeurs académiques sont nommés directement par l’autorité politique mais son hiérarchiquement en-dessous du recteur. Les DASEN sont responsables d’un département, pas de toute une académie dans laquelle tu retrouves plusieurs départements.
Et il se fait que les DASEN ont aussi des missions dans le secondaire mais alors là on fait de la natation coulée si on précise tous ces détails. Donc restons sur DASEN = primaire.
Donc si tu suis cette logique hiérarchique, s’il y a un problème administratif, le prof informe son inspecteur qui éventuellement informe le DASEN qui éventuellement informe le recteur. Si tu as un problème pédagogique, c’est rare que tu informes ton inspecteur, en général, tu discutes plutôt avec tes collègues, au sein de ton école, tu réfléchis collectivement et tu trouves des réponses adaptées. En terme de pédagogie, que ce soit en primaire ou en secondaire, c’est rare que tu t’adresses à ta hiérarchie pour t’aider. En général, la hiérarchie en pédagogie, c’est du haut vers le bas, on est plus dans de l’injonction que dans des solutions.
Donc dans le primaire, un ou une prof n’a pas de chef hiérarchique au quotidien dans son espace de travail. Au contraire du secondaire où tu as ton supérieur administratif à ton contact quotidien. Exact. Et proviseur ou principal, c’est un métier en tant que tel. Ce sont souvent d’anciens profs, mais pas tout le temps. Les parcours qui les ont amenés à ce poste peuvent être divers. Ce sont des fonctionnaires, cadres, catégorie A+, qui ont en charge la gestion d’un établissement. Leur propre hiérarchie, leur N+1 comme on dit dans certains langages, c’est le recteur.
Et le ou la directrice d’école alors ?
Dans le primaire, avant la loi Rilhac donc, c’est un ou une prof qui en plus de son activité de prof a une activité de direction de l’école.
Avant de te lancer sur ce sujet, tu viens d’expliquer qu’il y a deux hiérarchies, une pédagogique, une administrative, qui sont tenues par des personnes différentes dans le secondaire et par une même personne dans le primaire. Tu peux t’attarder un peu sur la hiérarchie administrative ?
Le pouvoir administratif dans les deux cas, primaire et secondaire, va participer à la notation des profs. C’est-à-dire conditionner l’avancement et le salaire. Il s’assure que tu respectes bien les horaires, que tu remplis tes missions et fonctions, et si jamais il y a des manquements c’est lui qui contrôle si ces manquements sont bien réels ou non. Donc sur ton évolution de carrière, ce pouvoir hiérarchique a un réel pouvoir. Il a aussi un droit de regard sur le plan pédagogique parce que s’il reçoit des plaintes ou entend des choses sur la tenue de tes cours ou ta posture professionnelle, il intervient en étant le garant du devoir des professeurs. C’est-à-dire le devoir d’exemplarité devant les élèves, le devoir de neutralité – est-ce que tu fais de la politique en classe – et le devoir de protection – la maltraitance par exemple. Mais aussi : est-ce que le cadre de ta classe permet l’apprentissage. Par exemple si c’est le boxon dans ta classe, s’il n’y a pas d’assiduité des élèves, on peut estimer que ce n’est pas vraiment compatible avec ta mission. C’est donc assez large.
Et de ce que tu viens de dire, je comprends qu’il y a des échelons hiérarchiques qui peuvent sauter en fonction des changements de gouvernement et d’autres qui sont plutôt pérennes.
Si le gouvernement change les profs ne changent pas, les inspecteurs, inspectrices, proviseurs et principaux non plus. Ce sont des fonctionnaires. En revanche les DASEN et surtout les recteurs et rectrices peuvent changer, comme les préfets et préfètes si tu veux. Ce ne sont pas des fonctionnaires mais des hauts-fonctionnaires ! Encore une nuance statutaire.
Revenons au rôle de la directrice ou directeur d’écoles, en rappelant que tu es professeur des écoles, en maternelle. D’ailleurs, est-ce qu’on peut partir de toi, en tant qu’individu.
En tant qu’individu, c’est vrai que ça permet d’apprécier une réalité et de ne pas rester dans la doxa des textes. Mais forcément alors je vais parler de mon approche personnelle.
C’est le but, tu n’es pas là en tant que représentant de la CNT. Tu es une voix de cénétiste, parmi d’autres. Est-ce que tu peux te présenter rapidement ?
Cette rentrée, je fête mes 20 ans de carrière ! Ça sera ma 20e rentrée.
Avant d’être prof, pendant 10 ans, entre 20 et 30 ans, j’ai fait tout un tas d’autres boulots. J’ai été électricien, conducteur d’engins dans les travaux publics, j’ai été dans l’industrie, technicien en électronique, technicien dans l’informatique. J’ai aussi bossé dans la plomberie, mais pas chauffagiste, petit plomberie, j’ai fait une formation là-dedans. Donc avant d’être prof, j’ai fait principalement du BTP et de l’industrie. Et puis j’ai fait beaucoup d’animation.
Et à un moment, j’ai bifurqué et je me suis dit que prof c’était bien. Alors j’ai passé le concours. Et aujourd’hui je suis professeur des écoles et je travaille en maternelle.
Et pourquoi as-tu voulu faire ce métier ?
À la base, j’ai voulu faire ce travail pour plein de raison : parce qu’il avait un sens politique et social de mon point de vue, parce qu’il avait une utilité évidente, parce qu’on pouvait travailler collectivement dans une équipe, parce qu’il était soutenu par des mouvements collectifs qui s’appellent des syndicats et des mouvements pédagogiques intéressants, etc. Il y avait plein de bonnes raisons à mon souhait de devenir prof. Mais il y a aussi plein de bonnes raisons de ne pas devenir prof : l’éducation nationale, on sait que c’est aussi la succursale de plein de choses qu’on n’aime pas trop généralement quand on a une conscience je vais dire d’obédience libertaire, de liberté, de collectivité, de solidarité, etc. On est en droit de se poser plein de questions sur le rôle de l’école dans une société capitaliste. Bon. Mais si j’ai voulu faire ce travail, c’est aussi parce que j’y avais pas de chef.
C’est une raison, forte qui m’a poussé à faire ce boulot, réellement : nous n’avions pas de chef sur le dos. On ne voyait nos inspecteurs, qui étaient avant cette fameuse loi nos seuls chefs réels, que 4 ou 5 fois dans une carrière. Dans quel autre boulot on ne voit son chef que 4 ou 5 fois ?
Même si en fait formellement on les voit plus souvent dans tout un tas de cadres et de moments de la vie scolaire et professionnelle, mais dans sa mission de contrôle, on ne le voyait que 4 ou 5 fois. Point.
« C’est une raison, forte qui m’a poussé à faire ce boulot, réellement : nous n’avions pas de chef sur le dos.
»
Évidemment tous les gens de droite, les libéraux et autres, pensent que c’est pour ça qu’on glande. Parce qu’il y a une croyance qui dit que si jamais on ne nous met pas de coups de baguette sur les doigts, on ne travaille pas bien. Sur BFM ou quand on est avec son oncle de droite, le fait qu’il y ait du chômage et que “les enfants ne respectent plus rien”, c’est aussi à cause de ça : c’est parce qu’on n’a pas de chef et que du coup on glandouille, qu’on n’a pas d’exigence envers nous-mêmes et les enfants qu’on a avec nous en classe et que machin, machin. Mais cette façon de voir les choses, c’est une petite pensée de larbin.
Nous, comme individu, comme travailleuse et travailleur, mais aussi comme militant, on sait que s’il y a des gens qui ont besoin de chef, grand bien leur fasse, mais nous pas. À la CNT, nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. Je te fais peut-être là un grand discours qu’on pourrait croire théorique, mais non. C’est le terrain qui me dit ça, qui me prouve ça, c’est 20 ans d’expérience en tant que prof et aussi toute une vie a faire plein de trucs collectivement.
Et d’ailleurs, quand tu retournes voir les textes historiques qui fondent l’école d’aujourd’hui. Ceux écrits par ce qu’on appelait alors “Les Républicains”, dans le sens intéressant du terme, avec une certaine vision de société qu’on ne partage pas totalement parce que nous pensons qu’il faut et que nous pouvons et que nous devons aller beaucoup plus loin que cette vision, mais celle-ci reste tout de même intéressante, une vision avec laquelle on peut discuter. Et donc dans ces textes de la fin du XIXe et début du XXe qui régissent le fonctionnement de l’école primaire, on voit qu’était partagé, quelque part, ce point de vue qu’on n’a pas besoin de chef. Il y est écrit noir sur blanc que “puisque l’école doit former les enfants à la République et à l’apprentissage de la liberté politique” – je te dis ça de tête, je paraphrase – “alors les écoles fonctionnement de façon républicaine et par conséquent chaque école est un petit parlement, organisé de ce fait par les maîtres et maîtresses de l’école.” Et donc qu’il n’y as de chef dans les écoles parce qu’en fait, “c’est la démocratie des adultes, formés et conscients de leur rôle, qui détermine la conduite de l’éducation. Parce qu’on ne peut pas penser que ces personnes soient plus efficaces si on leur impose des façons de faire ou de voir que si on leur laisse une pensée collective et une liberté d’organisation. Puisque ces personnes seront toujours plus efficaces, pour le service public, en appliquant des méthodes librement choisies et réfléchies.” De mémoire ce texte que je te cite est un arrêté de 1905.
Donc il n’y a jamais eu de chef dans les écoles élémentaires. Et depuis 1881, la naissance de l’école publique, il n’y avait jamais eu jusqu’ici de supérieur hiérarchique dans les écoles. Les directeurs et directrices d’école n’ont jamais été des supérieurs hiérarchiques et ce pour d’excellentes raisons. Et si on ne le dit pas dans ces mêmes termes, nous, en tant que syndicalistes de la CNT, je crois bien qu’on partage ces raisons.
« Il y a une croyance qui dit que si jamais on ne nous met pas de coups de baguette sur les doigts, on ne travaille pas bien. Mais cette façon de voir les choses, c’est une petite pensée de larbin.
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Mais alors à quoi servaient ces directeurs et directrices d’école ?
Il y a toujours eu des directeurs et directrices d’école. Mais leur rôle était une fonction purement administrative. C’est-à-dire que c’était des collègues, sur le plan réglementaire, sans autorité sur les instituteurs et institutrices. C’était une fonction administrative en plus de leur fonction pédagogique. Et d’ailleurs c’est encore écrit sur nos feuilles de salaires : tous les professeurs d’école sont appelés des adjoints de direction. Nous sommes adjoints à telle école. Ce qui signifie que tous et toutes les professeures d’école sont directrices adjointes.
Et on considérait que la personne qui acceptait d’endosser ce titre de “directeur” ou “directrice”, qui acceptait ces tâches qui incombent au vocable de “direction” dans une école, qui a priori n’en avait pas spécialement envie à la base au moment où celle-ci avait décidé de devenir prof, et bien recevait une prime de direction en plus de son salaire. Mais un salaire qui restait le même que celui des autres profs.
Et donc un directeur ou une directrice gère un certain nombre de tâches administratives et organise un peu plus que les autres le fonctionnement de l’école d’un point de vue administratif. Mais c’était une activité purement administrative. À tel point qu’il y avait beaucoup d’écoles qui se répartissaient ces fonctions nécessaires pour le bon déroulement de l’école plutôt que de les faire toute reposer sur une seule personne. Et ça ne posait aucun problème.
« À la CNT, nous pensons notre travail, nous savons ce qu’on a à faire et nous savons que l’efficacité est plus dans la gestion directe et l’autogestion que dans des solutions hiérarchiques. Et c’est le terrain qui nous prouve ça.
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Et d’un point de vue pédagogique ?
Mais c’est la conséquence directe de tout cela : toutes les décisions qui concernaient les orientations et ce qu’on appelle le projet pédagogique de l’école étaient décidées démocratiquement. Dans les textes réglementaires était écrit à propos de la pédagogie : “le conseil des maîtres est souverain”.
Et maintenant, avec la loi Rilhac en vigueur depuis août 2023 ?
Rilhac, c’est une députée macroniste, ancienne directrice d’école, qui a fait voter une loi qui dit que “les directrices et directeurs d’école sont nos chefs, ou plus exactement ‘ont autorité sur tous les adultes de l’école’ durant le temps scolaire”. Cette Madame Rilhac est certainement l’une des personnes les plus néfastes de sa caste dans ce qu’elle a fait subir en terme managérial à l’école.
Maintenant, un directeur ou une directrice a tout pouvoir d’imposer son point de vue, sur le plan administratif et pédagogique. La loi dit que les directeurs ont une délégation d’autorité du DASEN, l’inspecteur d’académie.
C’est-à-dire que le directeur d’école n’est même pas sous l’autorité de l’inspecteur de circonscription qui est le petit chef du dessus, mais sous l’autorité du gros chef, le N+2 comme on dirait dans le privé. Qui plus est, rappelons que le DASEN est choisi par le pouvoir politique.
Pour l’instant toutefois, les directeurs et directrices d’école n’appartiennent pas à un autre corps que les professeurs des écoles. C’est-à-dire qu’on estime encore que les directeurs et les profs sont considérés comme faisant grosso modo le même métier. Mais de plus en plus leur rôle et leur statut se détachent de celui des professeurs.
Donc la loi Rilhac change fondamentalement l’organisation d’une école.
Fondamentalement. Mais bien sûr, ça n’est pas tombé d’un coup comme ça au milieu de la mare. Ça fait longtemps qu’on nous prépare à ce que nos directeurs ou directrices d’école soient nos supérieurs. Par exemple, on a commencé par leur donner des décharges. C’est-dire qu’on va leur retirer des heures de classe pour que ces heures soient affectées à leur travail administratif. Et petit à petit, on a ajouté aux tâches dévolues à ces personnes des tâches plutôt d’ordre de direction. Par exemple remplir, pour l’ensemble des profs de l’école, des formulaires qui relèvent d’une logique de contrôle du travail de chacun et chacune. Ce qui change beaucoup beaucoup de choses en terme de climat de travail.
Et aujourd’hui, on y est officiellement, on a dans chaque école, une personne qui a autorité sur les enseignantes et enseignants. Et ça c’est particulièrement inédit dans l’histoire de l’école public.
« Depuis 1881, il n’y a jamais eu de chef dans les écoles élémentaires. Avant cette fameuse Rilhac. Elle est est certainement l’une des personnes les plus néfastes de sa caste dans ce qu’elle a fait subir en terme managérial à l’école.
»
Si j’ai bien compris l’organisation des collèges et lycées, on peut dire qu’on aligne l’école primaire sur l’école secondaire. Et que dans cette logique demain être directrice ou directeur d’école sera un métier à part, un métier de management comme on dit. Au même titre que le sont les proviseurs et principaux dans le secondaire.
C’est ça. Avec en plus le problème des petites écoles qui ne génèrent pas suffisamment de travail pour un poste à temps plein de direction. Et donc le gouvernement, ou les gouvernements successifs pourrait-on dire, réfléchissent à ce que les écoles deviennent des établissements, comme le sont les collèges et les lycées.
C’est-à-dire qu’on ferme les petites écoles, qu’on les concentre. Et aussi que des personnes deviennent directeurs ou directrices de plusieurs écoles. Ce qui va dans le sens de ce que tu dis : la création d’un métier de direction. Et ça fait longtemps que la création de ce métier est petit à petit mise en place. Mais là statutairement et dans les textes, on voit vraiment que ça y est, on y est.
Le but, c’est d’avoir des chefs au plus près des gens qui travaillent, partout et tout le temps.
Blanquer, un de nos derniers ministres de l’éducation qui a particulièrement tout bien abîmé, avait un slogan : “l’école de la confiance”. Mais ce qui se construit de manière très concrète, notamment par ce genre de mutations et de réformes, c’est l’école du contrôle. Et là c’est le chapitre managérial qu’il faut ouvrir. C’est une école basée sur un fonctionnement complètement chamboulé par l’introduction de pratiques qui nécessitent une redéfinition de toute l’échelle hiérarchique. Notamment la multiplication des hiérarchises et des contrôles dans les écoles.
Mais, en me faisant l’avocat du diable, en collège et lycée, ça semble fonctionner cette organisation.
Nos collègues de collège et lycée nous disent toutes et tous, sans équivoque : “Si vous pouvez ne pas avoir de chef, ô combien on vous envie.” C’est clair, franc et unanime.
Et toujours dans cette idée d’avocat luciférien, tu as dit que le but était de mettre des chefs au plus près du terrain. Mais dans beaucoup d’entreprises, privées, c’est ce qu’on réclame. Dans l’idée qu’un chef sur le terrain se rend mieux compte de nos problématiques au travail qu’un perdu dans son bureau tout là-bas.
Oui, je comprends très bien cette demande. Mais elle est faite dans un cadre où est validée l’idée qu’il y a des chefs. Et c’est dans ce cadre que tu demandes que ce soit moins pire. Mais nous jusqu’ici on n’était pas du tout dans le même cadre : on n’avait pas de chef. On n’avait pas de chef.
Ou en tout cas, les personnes qui avaient cette fonction, qui avaient il est vrai une autorité effective sur notre travail, on ne les voyait comme je te l’ai dit que rarement au cours de notre carrière. Ce qui ne nous empêche pas, bien sûr et régulièrement, de batailler contre nos inspecteurs ou inspectrices. Et il est vrai aussi que les directrices et directeurs d’école, qui avaient un rôle, je dirais symbolique ou moral, pouvaient déjà être considérés comme des chefs avant cette loi Rilhac. Mais ces personnes tiraient leur légitimité du fait qu’ils étaient en classe, avec des élèves. Maintenant, et ça c’est fait progressivement avec de plus en plus de décharges, mais avec cette loi c’est acté, gravé dans le marbre : les directeurs d’école sont de moins en moins en classe.
Il y a un calcul édicté : une école de 4 classes, c’est 1 jour par semaine de décharge pour le ou la directrice d’école. Entre 6 et 9 classes c’est un tiers du temps dans le bureau, 9 classes c’est un mi-temps, c’est à dire qu’on n’a plus que deux jours de classe par semaine. Et à partir de 12 classes on a une décharge complète. Donc si tu regroupes des écoles ou que tu nommes un même directeur sur plusieurs écoles, rapidement, tu as des personnes qui ne sont plus jamais en classe. Plus jamais devant des élèves.
Et puis j’ai oublié d’ajouter que la mode, c’est aussi qu’on “primarise”. C’est-à-dire que tu as une maternelle là, une élémentaire ici, hop, tu les fusionnes et t’obtiens ton nombre de classes pour que le directeur n’ait plus que cette fonction. On ferme les petites écoles pour en construire une seule plus grosse et plus loin. Tu vois qu’au niveau inventivité pour pousser à cette hiérarchisation, on n’est jamais à court d’idée.
Et c’est pas grave pour les élèves : certains vont faire deux fois plus de transport, se retrouver dans des écoles d’une échelle disproportionnée par rapport à eux – vois un peu en maternelle la gueule des élèves qu’on a, il t’arrive pas au genoux. Mais tout ça, on s’en moque, ça passe après les considérations d’organisation hiérarchique. On concentre.
Dans mon cas, j’ai changé d’école il y a 5 ans, pas sur le plan administratif mais géographique. J’étais dans un bâtiment, ils en ont construit un nouveau de l’autre côté de la rue, et hop, on a tous déménagé là-dedans. Très bien. Sauf que dans le même temps, ils ont fermé deux autres écoles qui étaient autour de la nôtre, et ils les ont rapatriées dans “la mienne”.
« Si vous pouvez ne pas avoir de chef, ô combien on vous envie.” C’est clair, franc et unanime.
»
Qu’est-ce que ça change concrètement ?
Ça change absolument tout. Le fait d’être dans une grosse structure dans des lieux qui accueillent des enfants en bas âge, ça crée un effet de masse qui est préjudiciable sur beaucoup d’aspect.
Évidemment ça anonymise les rapports. Par exemple je ne connais plus le nom de tous les élèves de ma maternelle, on a maintenant 6 classes de maternelle, ce n’est plus possible. Quand j’avais 3 classes dans l’école, je connaissais tous les noms des gamines et gamins. Tu imagines ce que ça change au niveau du rapport affectif et émotionnel, ce sont pourtant de gros enjeux pédagogiques. Ça fait que quand on se réunit entre collègues pour organiser le fonctionnement, quand on a des écoles de 15 profs, c’est pas pareil que quand on était 7. Ça fait qu’en terme et de démocratie et de réflexion, c’est plus difficile. Il y a beaucoup de changements de ce type qui sont directement induits par la taille de l’école.
« C’est très très rapide d’oublier la réalité du terrain.
»
Et ça fait qu’on a des directeurs et directrices qui sont de plus en plus déchargées. Et c’est très très rapide d’oublier la réalité du terrain. Ça met en général – c’est ce qu’on constate avec nos collègues – 2 ans. En 2 ans, quelqu’un qui n’est plus en classe a oublié ce que c’était. C’est-à-dire que son comportement, ses réflexes montrent qu’il a oublié ce que suppose d’avoir une classe à sa charge. En terme de stress, de speed, de préoccupations, de priorités, surtout en terme de priorités.
Et ça c’est très important parce que quand on passe directeur d’école, on a d’autres priorités qui apparaissent qui sont les priorités institutionnelles. Parce que le calcul du management, c’est que c’est beaucoup plus facile de mettre la pression sur une personne que sur une équipe. Donc pour avoir une chance que les orientations ministérielles puissent ruisseler jusqu’en bas, c’est-à-dire jusque dans les salles de classe, on multiplie les rouages. Parce que le ruissellement on sait que sur le plan économique ça ne marche pas, si on donne beaucoup de sous aux gens d’en haut ils le gardent, par contre sur le plan des violences institutionnelles, ça marche très bien. C’est-à-dire que si on met la pression sur un dirlo, qui lui est seul dans son rôle et a donc peur pour lui, à qui on demande de rendre des comptes personnellement, sur, par exemple, la mise en œuvre des évaluations particulières des élèves ou sur tout autre sujet d’autorité chers à nos gouvernants, alors il va user de toutes ses capacités pour y parvenir. Par exemple et c’est souvent le cas, il va nous faire subir, nous faire porter, à nous profs, d’amicales pressions “Je sais que ça embête tout le monde mais s’il-vous-plaît si vous ne le faîtes pas pour vous, faîtes le pour moi” et ce genre de choses qui ont bien été identifiées et théorisées en gestion d’équipe. Ou après que le côté amical ne fonctionne plus, il sera plus direct “On se réunit tel jour à telle heure et si ça ne vous convient pas, c’est pareil.” Et surtout “et le sujet de la réunion, c’est pas du tout ce qui peut vous servir dans vos classes, on ne va pas parler de vos préoccupations ou du fonctionnement de l’école tel qu’il est concrètement, on parlera de la commande institutionnelle. Il y a une évaluation à rendre dans 3 semaines et faut qu’on ait rédigé le projet d’école en remplissant des cases et pas autrement et c’est ça qui sera le sujet de la réunion.” Et donc tu as une réunion d’école qui pourrait être intéressante, aidante, collective, où il n’y a plus de place pour le terrain, le concret, la vraie pédagogie, ce pourquoi tu es devenu prof. Toute la place est accaparée, sur ordre de la hiérarchie, qui a maintenant un relais direct dans l’école, par des sujets qui ne sont pas des sujets concrets. Ça donne ça les directeurs supérieurs hiérarchiques.
Et ce que je te raconte, ça fait évidemment hausser des épaules de toutes les personnes qui disent “Évidemment il faut des chefs, évidemment qu’il faut un chef d’orchestre, il y a toujours un capitaine dans un navire.” Et bien ça donne ça : une perte totale d’efficacité professionnelle et un climat délétère dans les équipes. C’est ça qu’on voit : souffrance au travail et inefficacité. Voilà le résultat d’une mesure comme celle-là.
Dans les écoles, avant cette loi, bien sûr qu’il y a toujours eu des systèmes de pouvoir qui se recréaient. Mais sur le plan formel, on avait une organisation, tout à fait perfectible bien sûr, mais qui ne prévoyait pas qu’il faille un chef pour que ça fonctionne.
Tous les nostalgiques de l’école d’avant-hier – de celle qui n’a jamais existé par ailleurs – qui réclament un retour à l’ancien temps, c’est bizarre, mais ce point à propos de la hiérarchie, ils ne le revendiquent jamais. Ils ne sont pas nostalgiques de l’époque où on n’avait pas de chef. Ils pensent qu’il faudrait revenir aux coups de baguette sur les doigts, aux encriers et aux blouses, par contre revenir à l’école de la IIIe République où il n’y avait pas de chef, ça ils n’en parlent jamais.
Mais nous on est assez réactionnaires sur cette affaire : on pense vraiment que c’était mieux avant quand il n’y avait pas de chef. Ça c’est clair.
« On est assez réactionnaires sur cette affaire : on pense vraiment que c’était mieux avant quand il n’y avait pas de chef. Ça c’est clair.
»
Toute cette création de hiérarchie, c’est inefficace sur un plan de l’éducation, de la pédagogie, sur le principe d’être au service de l’émancipation des enfants. Au niveau du climat de travail c’est délétère, ça met des tensions, ça crée du non-dits, ça laisse s’exprimer les pouvoirs, les autorités imbéciles et dégradantes. Ça génère de la souffrance, réellement, de la souffrance au travail.
Et on va souffler, boire un peu d’eau et on va peut-être s’arrêter là si ça te va ?
Oui, ça se pourrait que ce soit une bonne chose.
« C’est ça qu’on voit : souffrance au travail et inefficacité. Voilà le résultat d’une mesure comme celle-là.
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* *
Les syndicats de l’éducation de la CNT rassemblent les professionnel·les de l’éducation – professeur·es, ATSEM, AESH, etc. quelque soient leurs statuts – ainsi que les élèves et étudiant·es.
La fédération des syndicats de l’éducation de la CNT est joignable au 07 82 14 98 31 et fede-educ cnt-f.org et son site est consultable ici.
Vous pouvez retrouver le contact du syndicat de l’éducation le plus proche de chez vous ici.
Cette discussion fait partie d’un dossier consacré au travail des professionnel·les de l’éducation.
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