Deux cas concrets de développement syndical dans le privé.

On constate quatre constantes des boîtes du privé :

a) Maintenir les salaires au plus bas niveau « À la CAT, les salaires sont au niveau du SMIC [...] à Interior’s, la plupart (voire 80 à 85 %) des trente-deux personnes syndiquées travaillent à la production ; elles sont payées au SMIC. »

b) Appliquer le « terrorisme » « peur des représailles. [...] La direction a fait tout ce qu’il fallait pour installer un climat de peur parmi tous les salariés travaillant dans les magasins. [...] la peur au ventre »

c) Complicité des bureaucraties syndicales avec le patronat (CGT, CFDT)

d) Nécessité d’un syndicalisme quotidien et archi concret « Mais encore une fois, il ne faut pas s’amuser à balancer aux gens de la théorie... Il faut les écouter, lister les dix ou douze points sur lesquels ils s’accrochent avec la direction. À partir de là, tu peux travailler - tirer des tracts, tenir des réunions - pour essayer d’aboutir à des solutions. Tu ne vas pas te présenter tout de go avec « L’anarchosyndicalisme, c’est... ». Tu dois embrayer sur les préoccupations des gens, et les écouter, surtout. Ensuite, tout s’enchaîne : quand les gens ont confiance en toi, ils t’écoutent. Plus tard, ils peuvent arriver à se radicaliser. Ils ont une conscience de classe, mais elle est amoindrie par la situation dans laquelle ils se trouvent, par le manque de perspective... Toi, tu leur apportes une perspective de s’unir, de s’organiser d’une certaine manière, et c’est ce qui importe. Mais encore une fois, tout commence par le réformisme * de la revendication ! »

*) Actuellement, avec Sarkozy et ses associés blacks, blancs, beurres, contester les décisions d’en haut, c’est faire preuve d’arriération mentale, donc multiplions les revendications, qui de réformistes deviennent quasi soixantehuitardes !

Brève conclusion : dans des conditions semblables, ne pas agir sur la voie choisie par les camarades, c’est faire le jeu du patronat (quelle que soit l’étiquette dont on s’affuble ... communiste de conseil, anarchosyndicaliste, révolutionnaire, etc.).

F., CNT 91

TELECHARGER ICI : http://www.cnt-f.org/fte/IMG/pdf/In...


Revue Les Temps maudits, n° 24, mai-septembre 2006

Deux expériences d’implantation CNT dans le secteur privé : Interior’s et CAT au Havre

En 2005 s’est tenue au Havre une rencontre hexagonale des sections du secteur privé de la CNT, en vue de faire avancer autant que possible l’échange d’expériences dans ce domaine. À travers cet entretien avec des militants havrais1(Nono, Olivier L., Jean-Pierre J.), Les Temps maudits, dans un esprit similaire, invite à s’intéresser aux conditions de l’implantation réussie de la CNT dans les entreprises Interior’s et CAT, afin que ces expériences puissent servir à celles et à ceux qui voudraient – tout en reconnaissant leur particularité – s’en inspirer et les discuter, pour contribuer à la réflexion sur le développement possible de l’anarchosyndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire dans le privé.

TM : Pouvez-vous présenter les boîtes de la région du Havre où la CNT s’est implantée ? Quel travail y fait-on ?

Nono : Interior’s est une boîte familiale qui compte actuellement 450 salariés, dont la moitié travaille au siège social du Havre, et dont l’autre moitié est dispatchée dans 83 magasins en France. L’entreprise est née en 1984, avec au départ 5 ouvriers, y compris l’entrepreneur. Ensuite, la boîte a pris une ampleur manifeste, ce qui a permis à l’entrepreneur d’acheter des locaux beaucoup plus grands, des machines-outils, puis des magasins en France. On y fait essentiellement un travail de production et de manutention de meubles construits en Roumanie, en Tunisie et au Vietnam. Ils nous arrivent au siège social. On leur ajoute des options ou on les répare avant de les dispatcher, au niveau du chargement, dans les 83 magasins. Nous, les employés, on travaille donc soit aux assemblages (par exemple assembler des bibliothèques en fonction de plans donnés), soit aux options (boutons à mettre, trous à percer, cirer les meubles le cas échéant). Mais de plus en plus, les meubles sont déjà emballés, on prend leur numéro et on les dispatche aussitôt. Par exemple, en six ans, on a connu huit cireurs ; ça n’existe plus. Nous devenons aussi de plus en plus polyvalents, nous faisons des tâches très différentes, moins précises, moins de menuiserie, davantage d’options, etc.

JPJ : La CAT, Compagnie d’affrètement et de transport, au Havre, est l’ancien système de manutention de voitures de Renault. C’est un service que Renault a externalisé. Les employés conduisent des voitures de la sortie de Renault au lieu de l’expédition, berges, rail ou route. C’est de la manutention de voitures. En ne comptant que les salariés travaillant sur des sites, il y a environ 300 employés, dont 50 à 60 au Havre. Il y a un gros noyau à Boulogne-Billancourt, mais ce sont les bureaux, les cadres…

TM : Comment les sections CNT se sont-elles créées ?

Nono : Certains pensaient créer un syndicat chez Interior’s, déjà par rapport aux difficultés qu’ils éprouvaient, ne serait-ce qu’au niveau des conditions de travail et de salaire. Au départ, quatre employés voulaient monter une section CGT, mais ils s’y sont mal pris. La différence avec nous, c’est que nous sommes restés dans la clandestinité jusqu’à ce que nous ayons assez d’adhérents pour nous faire connaître. C’était en 2001. Le patron a pris les noms, il y a eu beaucoup de représailles vis-à-vis de ces quatre employés, et le petit noyau de dix à quinze personnes qui s’était réuni autour d’eux s’est détaché par peur des représailles.

De mon côté, je connaissais quelqu’un de la CNT et j’avais adhéré avant à la Fédération anarchiste. Après, je m’étais un peu détaché de cela, à cause de mon activité de saisonnier dans l’animation. Mais à l’occasion d’une fête libertaire, j’ai retrouvé des gens. Là, un déclic s’est produit : mon idée était de créer un syndicat dans cette entreprise-là, pour établir un rapport de force face à la direction, en lien avec ce qu’on vivait tous les jours. Quant à la CNT, j’en avais entendu parler historiquement, avec l’Espagne, l’anarchosyndicalisme, l’autogestion, l’action directe, etc. Et vu l’arrogance de la direction, c’était pour moi ce qu’il y avait de mieux pour créer ce rapport de force. Là, on est en 2003. J’étais à l’époque en arrêt de travail et j’ai demandé à un ami, dans la clandestinité la plus totale, s’il pouvait trouver au moins dix adhérents d’accord avec cette idée. Sans en parler trop aux autres, pour pas que cela ne fasse pas trop tâche d’huile ; car on a quand même un paquet de « jaunes », qui se chargent de faire parvenir l’information aux oreilles de la direction. Dans cette entreprise, le malaise est également là, il y a un gros climat de suspicion… Puis on a eu les dix adhérents. Avec ce chiffre, au vu des 250 employés du Havre, on s’est dit qu’on avait le pourcentage de la représentativité nationale, en comparaison avec des syndicats institutionnels. Et donc là, on y va !

JPJ : À la CAT, la section CNT existe en partie grâce à Interior’s. Ils ont connu la CNT, parce que la femme de l’un d’eux a connu la section d’Interior’s. Alors, ils sont venus nous voir quand ils ont eu des problèmes. Et aussi parce que nous avions fait un gros boulot pour populariser les luttes d’Interior’s à l’extérieur ! Au départ, à la CAT, ils avaient le statut Renault – assez correct – puis au fil du temps, le salaire a diminué de 30 % ! En plus, ils subissaient une pression permanente : il fallait que ça sorte, que ça sorte, avec les risques d’accident, un stress phénoménal… Fin 2004, ils en ont eu assez. Ils ont d’ailleurs fait un débrayage. Ils avaient déjà été voir la CGT, qui leur avaient seulement proposé des cartes ; ça s’arrêtait là… Ensuite, deux personnes nous ont contactés. Quand elles sont venues nous voir, nous avons listé les points intéressants et un certain jour de novembre 2004, nous sommes partis « differ » des tracts à la porte de la CAT.

Pas eux : nous, l’interco ! Là-dessus, grand flip de la direction ; car à la CAT, les syndicats institutionnels n’étaient représentés que par des délégués syndicaux sans troupes. Alors que, pour être reconnue, la CNT doit prouver qu’elle a suffisamment de syndiqués, eux n’avaient pas de syndiqués, uniquement des délégués syndicaux ! Bref, le résultat de la diff ’, c’est que nous avons vu débouler les autres syndicats – les délégués syndicaux plutôt – CFDT, CGT : « Venez chez nous, y a du feu »… Ils étaient là maintenant, parce que nous avions fait quelque chose. Nous étions alors dans la clandestinité, sans délégué du personnel, puisqu’il n’y en avait pas. Même au centre parisien, d’ailleurs, où il n’y avait qu’un CE [comité d’entreprise] pour les cadres.

OL : Pour te dire, la déléguée syndicale CGT, c’est la contrôleuse de gestion…

JPJ : Du coup, ils parlaient pour les gens des sites qu’ils ne connaissaient pas. Ils n’y connaissaient rien, ils ont signé des trucs sur l’annualisation du temps de travail qui finalement faisaient perdre de l’argent aux employés de la manutention, mais en revanche, lorsqu’il était question de leurs propres conditions de travail... Alors quand nous sommes arrivés là-dedans, ça a foutu le grand souk, des histoires de véhicules non conformes ont été immédiatement réglées. Avant, ils devaient bricoler eux-mêmes les voitures plus ou moins nazes, au niveau des freins à resserrer ou des sièges. Parce que, quand tu conduis toute la journée, si ce qui te sert de navette est un tape-cul, bonjour le dos… Quatre ou cinq copains se sont syndiqués à ce moment-là.

TM : Que signifiait pour vous la « représentativité », et comment l’avez-vous obtenue à Interior’s ?

Nono : Nous avons d’abord été mal informés en matière juridique. Quand nous avons été attaqués, nous sommes passés aussitôt en procès au Tribunal d’instance du Havre. L’avocat de la partie adverse a fait valoir que le calcul du nombre d’adhérents devait s’établir par rapport au nombre d’employés au plan national et non simplement sur le site du Havre. Nos dix adhérents étaient donc en sous-représentativité, et nous avons été plombés une première fois là-dessus. Par la suite, notre démarche a été de gagner des adhérents, pour atteindre le pourcentage de représentativité de 6 %. Nous sommes arrivés à 32 adhérents, soit 8 % : les 6 % requis étaient nettement dépassés.

Là, deuxième procès, toujours intenté par la direction. Deuxième obstacle aussi : ils voulaient connaître le nom des salariés qui avaient adhéré à la CNT. Nous avons objecté la crainte des représailles de la direction. Notre avocate de Paris – il valait mieux traiter avec des gens extérieurs, puisqu’ils se connaissent tous au Havre – a trouvé ce point-là, ce qui a permis une défense plus qu’honorable. En revanche, nous avions nommé un délégué syndical, en vue des proches élections et là, ils l’ont attaqué directement, en tant que personne.

JPJ : Le but était de l’impliquer directement, pour pouvoir le licencier (faute grave, etc.) en cas de perte du procès. OL : Une autre difficulté en matière de représentativité, plus difficile à gérer, est d’avoir à prouver ton activité syndicale, alors que tu es justement dans une certaine clandestinité. On a eu la chance que le délégué du personnel fasse partie des gars qui avaient adhéré. Lui, il pouvait se mouiller, puisqu’il avait un statutprotégé. Sachant que les autres, en théorie, n’étaient pas connus. Il fallait donc faire des tracts, poser des revendications, mais en restant discrets à l’intérieur de la boîte. Il ne suffisait pas de dire, par exemple : « On a 45 personnes »... Pour revenir sur les noms, l’avocate a utilisé une jurisprudence qui nous dispensait de les donner, même en devant prouver le paiement des cotisations. Sans les noms, sinon c’était le tir au pigeon.

L’intérêt de la représentativité, c’est qu’elle permet de désigner un délégué syndical. Comme la CNT ne fait pas partie de la « bande des cinq » syndicats institutionnels, elle doit prouver qu’elle est représentative ; c’est-à-dire que les adhérents sont assez nombreux, que la section a une activité syndicale et qu’elle est indépendante. Nono : Un syndicat institutionnel peut mandater une personne, ça suffit… Ils nous ont aussi emmerdés – et le mot n’est pas trop fort – à propos de l’historique des tracts, et aussi des cotisations pour vérifier si les gens avaient bien payé 7 euros par mois, calculés en pourcentage du salaire. Un effort important quand on sait que les 40 adhérents touchent des salaires de smicards, ce qu’avait d’ailleurs évoqué l’avocate.

OL : Si je me souviens bien, l’avocat du taulier avait stigmatisé la faiblesse des cotisations. Notre avocate avait rétorqué qu’il suffisait d’augmenter les salaires, les cotisations suivraient…

Nono : Au final, nous devions apporter ces traces écrites, et tout a été basé là-dessus au niveau du jugement. Nous sommes passés successivement devant le Tribunal d’instance du Havre (deux fois, avec l’appel) et celui de Rouen, puis en cassation à Paris, sachant que l’avocat de la direction voulait aller jusqu’à la Cour européenne… des droits de l’homme ; ce qui est significatif !

OL : Il prétextait un jugement inéquitable, qui n’avait pas respecté les bases démocratiques, parce que les noms manquaient ainsi que des pièces qu’il avait demandées… Alors que nous savions très bien qu’ils voulaient les noms pour faire du tir au pigeon !

Nono : La juge du Havre nous a donné raison. Quand le délégué syndical a été nommé, nous avons gagné 500 et quelques euros, que l’entrepreneur devait verser au délégué syndical. Nous les avons seulement obtenus après avoir envoyé un huissier, car le taulier avait dépassé le délai. Juste pour montrer l’arrogance dont peut faire preuve la direction… Dans leur mentalité, ils ne perdent pas. Ils étaient persuadés de pouvoir nous sabrer, étant donné la faiblesse de notre trésorerie, de nos cotisations. Ils se disaient qu’à un moment donné, on n’aurait plus l’argent nécessaire pour continuer le procès.

OL : Au-delà du procès, concernant les manœuvres juridiques, il y a quand même eu une fois où le chef de famille qui a créé la boîte – la laissant ensuite à sa fille, pour ne pas déroger à la tradition – a arrêté la production pendant trois-quarts d’heure, pour expliquer aux gens qu’il fallait se méfier de la CNT, une organisation anarchosyndicaliste, rien que des voyous, limite skinheads. D’un côté, les gars y ont gagné une heure de travail… payée ! Mais il y a eu intimidation.

Nono : Ce discours du taulier, il nous a servi.

OL : En voyant cela, des gens ont compris qu’il n’était vraiment pas à l’aise, que finalement il avait peur, alors que d’habitude il aurait plutôt sorti le fusil, il ne se serait pas embêté. Cela nous a permis de faire un tract – un de plus pour la représentativité – et de nous rendre compte que son intervention avait presque mobilisé les gens. Des employés nous disaient : « Ouais, super les gars ! Je vais adhérer », etc. Il a fait sa connerie tout seul. Au final, on était une quarantaine.

Nono : Et puis, nous avons mobilisé à l’échelle nationale, en lançant une campagne qui dénonçait le manque de liberté d’expression dans l’entreprise, avec un coupon-réponse à envoyer à l’entrepreneur. La direction en a reçu au moins 500, pendant six mois à un an. Parmi les signataires, des professions libérales, médecins, psychiatres, donc des gens qui font partie de leur clientèle… À raison de deux ou trois réponses par jour, continuellement, la pression était énorme. En plus, la presse en a parlé et ça a fait boule de neige. La communication et l’information ont joué un rôle important, à notre avantage.

OL : Cela participait de la représentativité au niveau de l’action syndicale.

JPJ : Et puis, c’est du commerce, il faut préserver l’image. L’expérience a été dure pour eux.

OL : L’important dans l’histoire, c’est quand même d’avoir atteint la quarantaine de syndiqués ! Enfin, trente-deux au départ.

Nono : Disons que dans ce premier noyau, avant même l’issue des procès, nous pouvions compter sur une solidarité énorme, quoiqu’il arrive. Les huit adhérents suivants ont plutôt attendu que nous soyons vraiment reconnus et implantés dans l’entreprise, même si c’est aussi dans la lutte qu’ils nous ont rejoints.

TM : Et la question de la représentativité à la CAT ?

JPJ : Quand nous avons présenté un délégué syndical, il a été contesté immédiatement. Pas par le patron, mais par les syndicats ; surtout la CGT, alliée au patron. Nous avons réussi à avoir un compte rendu phénoménal du CE, dans lequel un gars de la CGT disait ni plus ni moins : « On a un bon avocat à l’Union départementale », pour le patron. Finalement, le combat a été aussi dur qu’à Interior’s, mais en plus rapide et en moins procédurier. Nous ne demandions la représentativité que sur le site de Sandouville (zone industrielle du Havre) et ils contestaient la possibilité de demander la représentativité sur un seul site. Mais après leur connerie, ils ont préféré s’écraser. Donc, ils ont reconnu le délégué syndical et on a commencé à se développer.

OL : Ce qui a joué contre eux, c’était la collusion prouvée, évidente, entre les syndicats et la direction. Le contraste avec nous prouvait au moins notre indépendance complète vis-à-vis du patron !

JPJ : Il y avait alors un noyau de dix ou douze syndiqués.

TM : Outre la lutte pour la représentativité, quelles ont été les revendications des sections, leurs résultats, les moyens de pression ?

JPJ : L’avantage de la CAT par rapport à Interior’s, c’est qu’ils ont un couteau. Renault est là, il faut absolument que les voitures sortent. Si ça bloque, c’est la merde sur le parking de Renault, et ça peut même très rapidement arrêter la production. En plus, ils ont des délais de livraison, donc ils sont coincés. À la CAT, il y a cette force, ce couteau, qu’ils n’ont pas à Interior’s. En 2005, à la CAT, la direction avait pris la décision de lourder un contremaître de parc, suite à une incompatibilité d’humeur avec le directeur du site. Il y a eu un mouvement général – à la base, pas spécifiquement CNT – y compris des bureaux, avec la totalité de la boîte en grève. La sanction a été levée immédiatement. Après ce mouvement d’ensemble, les bureaux ont dit au parc : « Vous, vous avez vos revendications au niveau salarial, nous ne sommes plus concernés », même si un ou deux se sont solidarisés. Seulement, il y avait 100 % de grévistes à la manutention. Et là, ils ont téléphoné à la CNT : « Ben, voilà, on est en grève ! ». Alors, nous sommes venus les soutenir et, surtout, organiser la solidarité, préparer les piquets de grève et le reste…

À la CAT, les salaires sont au niveau du SMIC et il y a beaucoup de mères célibataires, de familles monoparentales. D’ailleurs, au niveau des salariés, la parité hommes/femmes existe de fait. Alors, à un moment donné, certains sont venus nous voir pour nous prévenir : « Lundi, je reprends le boulot » (la grève avait démarré le jeudi). Nous avons dû expliquer que nous avions demandé au taulier – sur place – une réunion d’un point de vue syndical, mais qu’il ne l’avait accordée que pour le mardi. Ils savent que les gens n’ont pas de thunes…

Il fallait tenir. C’est là que nous avons passé un accord avec les plus combatifs. Comme il fallait tenir compte des uns et des autres, on a dit, « Écoutez, on ne dépassera pas mardi, mais personne ne le dit. Mercredi, on reprend le boulot, mais on garde ça entre nous. Il est important que mardi matin, quand le taulier arrivera, il y ait 100 % de grévistes ».

Nono : Dès le jeudi matin, des types de Caen, puis le vendredi soir, des salariés de Boulogne-Billancourt, ont été amenés pour casser la grève. Tous des cadres, qui ne connaissaient rien au travail. Entre les frais d’hôtel et de restauration, la direction a dû dépenser un fric fou, uniquement pour casser la grève.

JPJ : Elle avait aussi appelé un huissier pour constater l’entrave, plus la gendarmerie, mais c’était très calme. L’huissier nous a dit « Messieurs, vous empêcher de passer. » Nous avons répondu : « Non, non, on ne les empêche pas de passer ; on veut juste leur parler avant. » Le copain qui s’en est chargé a très bien parlé. Certains étaient hésitants, mais il y avait des cadres, des types plus ou moins subordonnés aux autres et, finalement, ils sont passés.

Nono : Ils étaient là par équipes de quatre, un cadre et trois employés. La stratégie était bien préparée.

JPJ : Donc, il n’y a pas eu entrave à la liberté du travail, ils ont pu entrer. La gendarmerie l’a constaté. Seulement voilà : conduire une voiture, tout le monde peut le faire, mais quand il s’agit de conduire assez rapidement, dans un parcours précis et avec des normes de sécurité à respecter… Du coup, leur astuce n’a pas suffi. D’ailleurs, l’avantage de ce mouvement, c’est qu’à la fin, des jaunes (il faut les appeler comme ça) – pas tous, mais certains – sont venus voir les grévistes, en s’excusant de ce qu’ils avaient fait. Donc, nous avons réussi à maintenir la cohésion de l’ensemble, du vendredi au mardi matin… D’autre part, depuis le samedi, nous avions popularisé le mouvement auprès de la presse, qui a très bien réagi. Les journaux ont publié fidèlement ce que nous leur disions et FR3 a été formidable aussi, car la journaliste a vraiment bien laissé les gens s’exprimer. Le mardi matin, quand les tauliers sont arrivés, ainsi que les syndicats, ils ont vu le bloc qui était là pour les accueillir, les drapeaux noir et rouge... Le dimanche et le lundi, nous avions fait un gros boulot pour former ceux qui allaient intervenir. Nous ne voulions pas que la CNT y aille seule ; nous voulions deux personnes, un cénétiste et un autre copain.

Alors, nous avons fait un briefing sur le déroulement d’une négociation, en précisant qu’il fallait savoir demander une suspension pour rendre compte au piquet de grève de ce qui se disait, s’ils sentaient l’embrouille. Le taulier a été surpris. Il s’attendait à tomber sur quelque chose du style « y a ceci qui va pas, y a cela qui va pas », mais il a dû faire face à une délégation qui présentait des revendications argumentées sur les salaires, les frais de déplacement et – très important vu leur manque de thunes – le paiement des jours de grève. Finalement, ils ont obtenu quatre jours et demi sur cinq, et la caisse de grève a été équilibrée. Des filles, pas spécialement militantes, nous ont dit : « Finalement, on a eu une semaine de vacances ! ». Enfin, ça s’est terminé sur une victoire, et ce n’est pas rien !

La lutte paie toujours. Dernièrement, la direction a voulu licencier un salarié, en prétendant qu’il freinait trop brutalement, en faisant roussir les pneus… À l’appel de la section CNT, les salariés ont débrayé pendant une heure et cela a suffi pour que le licenciement soit transformé en une mise à pied de trois mois. Les copains ont contesté la valeur des preuves de la direction (des photos des traces de pneu sur la chaussée), qui a signé la mise à pied. Résultat, le licenciement est annulé et la boîte est en train de payer le gars à ne rien foutre… C’est pas beau, ça ? Mais encore une fois, à la CAT, par rapport à Interior’s, ils savent qu’ils ont un couteau, qu’ils peuvent mettre une pression énorme.

Nono : Chez Interior’s, les premières réunions avec la direction ont été assez houleuses. Ils n’avaient pas l’habitude de traiter avec des personnes qui les contredisaient. Il faut savoir que le CE n’existe que depuis quatre ou cinq ans ; à l’époque, il était dirigé par des cadres, plus précisément par le bras droit de la direction. L’arrivée de la CNT a changé la donne. Pour la première fois, il y avait une opposition aux propos de la direction et on promouvait des idées, même celles de gens qui n’étaient pas adhérents. Et les revendications étaient nombreuses... Au moment de la reconnaissance de la représentativité – la période électorale commençait – une liste d’adhérents CNT a pu être constituée pour les DP [délégués du personnel] et le CE. Nous avons failli avoir la majorité au CE, à un siège près.

Pour les DP, le résultat était équitable : quatre personnes de notre côté, quatre pour la direction. Sur le plan des négociations, cela donnait un équilibre encore inédit dans la boîte. Nous avons milité pour obtenir un sacré coup de pouce au niveau salarial, ce qui n’avait jamais été le cas. Une fois qu’un délégué syndical a été nommé, on a légalement le droit de mener une négociation salariale chaque année, à la même période : cela ne s’était pas fait. Nous avons demandé l’augmentation des plus faibles salaires et aussi de sérieuses améliorations des conditions de travail (par exemple, des personnes portaient des charges supérieures à ce que la législation autorise).

Nous coopérions avec l’inspection du travail et avec des métallos de Fourré Lagadec, qui ont un syndicat bien implanté et des idées proches des nôtres. Ils nous ont énormément aidé au niveau légal, etc. Ils sont syndiqués à la CGT, mais là-bas ils sont proches de la mouvance anarchosyndicaliste, et leur expérience de dix ou quinze ans nous a été très utile.

JPJ : Rien n’est simple, mais si tu n’as pas une formation d’entrée, ou quelqu’un qui t’explique, tu patauges…

Nono : Il y avait aussi de gros problèmes de sécurité et rien n’était jamais fait. Ces conditions ont fait l’objet de plusieurs rapports de l’inspection du travail et la direction y a remédié assez vite. Nous avons donc senti que si nous n’avions pas été là, l’amélioration n’aurait pas été aussi rapide.

JPJ : La pression du syndicat a permis de relayer les constatations de l’inspection du travail. L’inspecteur du travail constate, mais il ne va pas repasser tous les ans. Si un syndicat est là pour maintenir la pression, l’inspecteur intervient à nouveau.

Nono : On l’interpellait assez souvent. Cela dit, un inspecteur du travail ne s’occupe que du collectif, pas de l’individuel, sauf en cas de licenciement abusif, pour les délégués syndicaux. Nous avons aussi obtenu des machines-outils réglées, car le matériel était obsolète. Ils ont également aménagé la ventilation, car on respirait beaucoup de poussière. Et puis, les améliorations ne se sont pas limitées au siège social, les répercussions ont été assez importantes dans les magasins, où les conditions étaient plutôt désastreuses, à cause de l’énorme manque d’effectif.

Pour nous, du siège social, le gros problème de communication qui existait avec les magasins est maintenant réglé en partie. La direction a fait tout ce qu’il fallait pour installer un climat de peur parmi tous les salariés travaillant dans les magasins. Ils n’ont souvent que des contrats de six mois renouvelables. Et comme ils ont des objectifs de vente à atteindre, ils doivent suivre les cours de l’« Interior’s School », où on les forme, voire les formate. Au départ, nous avions tenté de distribuer le premier tract dans tous les magasins, mais l’avocat de la direction nous avait ressorti une vieille loi stipulant que tout tract d’origine syndicale ne devait pas être envoyé par voie postale. La prochaine fois, on devrait payer cinq cents euros par tract distribué… Au début, une cadre de Paris avait adhéré à la CNT.

C’était alors la seule personne extérieure, mais avec un énorme pouvoir d’influence pour nous faire gagner des adhérents dans les autres magasins. Ses initiatives pouvaient donc être assez dangereuses pour la direction, qui a décidé de la plomber, de la licencier… Nous avons lancé une campagne nationale de soutien. Nous aurions pu poursuivre la procédure, et peut-être gagner… JPJ : Elle avait anticipé sa situation. Elle a quand même réussi à récupérer des indemnités de licenciement et retrouvé du boulot assez facilement.

Nono : Concernant les revendications, il faut dire aussi que selon la loi, les délégués du personnel et la direction doivent se rencontrer une fois par mois, de même qu’au CE, où nous exposons nos revendications. Après, suivant les événements – par exemple, une mobilisation nationale – des débrayages sont possibles, comme contre le CPE et, encore plus, à propos du Lundi de Pentecôte. Sur ce dernier thème, la mobilisation a été très forte : soixante personnes, du jamais vu ! À part cela, l’existence du syndicat a rendu la direction beaucoup plus souple. Maintenant, elle accepte certaines choses, ne serait-ce que le minimum légal. Avant, toute discussion était exclue ; c’était l’hégémonie.

TM : Est-ce qu’il existe un profil particulier de l’adhérente CNT ?

Nono : Pour parler le plus clairement et le plus honnêtement possible, je pense qu’à Interior’s, la plupart (voire 80 à 85 %) des trente-deux personnes syndiquées travaillent à la production ; elles sont payées au SMIC. Deux cadres de Paris ont également adhéré : ils ont véhiculé les informations dans les magasins en France. On ne peut pas vraiment dire qu’il y ait un profil type ; chacun agit selon sa conscience personnelle. Étant donné nos petits salaires, nous avons d’énormes difficultés à boucler les fins de mois. À ce niveau, on partage à peu près les mêmes problèmes.

JPJ : Pareil à la CAT. Un cadre qui s’occupait du planning était avec eux pendant la grève. Et il est toujours syndiqué à la CNT.

Nono : Par ailleurs, les gens n’adhérent pas par connaissance de l’anarchosyndicalisme. Nous n’étions que deux dans ce cas-là. Il s’agit plus de défendre des droits, des causes salariales, à partir d’un climat de confiance instauré vis-à-vis des « meneurs » du début, ceux qui vont au charbon.

Et puis, comme ils étaient acculés depuis des années, parfois dix ou quinze ans, que leurs salaires ne progressaient jamais, que les conditions de travail devenaient de plus en plus pénibles, c’était le seul rapport de force que nous pouvions établir pour contrer la direction, discuter autour d’une table – en y mettant souvent le poing – et obtenir au moins des progrès sensibles en matière de salaires et de conditions de travail.

TM : On pourrait peut-être parler du thème des élections, puisque tu évoquais tout à l’heure le mandat de délégué du personnel et le comité d’entreprise ?

Nono : Auparavant, nous avions un mandat de deux ans. Maintenant, il est de quatre ans. Les élections ont été très intéressantes côté chiffres. On se disait qu’avec trente-deux ou quarante adhérents, on aurait peut-être 50 ou 60 voix sur 450, avec des difficultés pour avoir un nombre de sièges suffisant pour se défendre. Or, aux premières élections, en 2004, nous avons eu une joyeuse surprise, sachant que nous présentions la première liste syndicale vraiment d’opposition. Il y avait bien une liste de « candidats libres », mais elle relayait les positions de la direction, sauf pour faire de la surenchère par rapport à notre tract. Genre, ils étaient pour le treizième mois…

Enfin, un truc complètement démago. Pour en revenir à la joyeuse surprise, nous l’avons eue en apprenant que nous étions passés à un siège près de la majorité au CE. Parce que le CE, c’est une force, quand même… On y gère 0,1 % de la masse salariale annuelle, qui est distribué. Cette somme non négligeable peut être répartie équitablement, et ce n’était pas le cas jusque-là. Avant, les cadres s’en servaient pour organiser leur Noël et s’offrir des cadeaux. Le lendemain, les employés voyaient les papiers-cadeaux, en dessous… Il y avait des fêtes, des « soirées dansantes ». Maintenant, à chaque Noël, on a des chèques-cadeaux du même montant pour tout le monde. Et on a obtenu non plus 0,1 % mais 0,3 %, à force de réitérer sans relâche les mêmes questions, car on les a à l’essoufflement. Vraiment, il faut toujours revenir sur les mêmes questions.

JPJ : Et toujours argumenter…

Nono : Il faut aussi faire comprendre à certaines personnes – de grands théoriciens jamais sur le terrain, qui ne travaillent pas dans le privé – que pour nous, cela constitue à un moment donné notre seul point d’appui. Vue sous un angle libertaire, le fait de se présenter aux élections paraît assez contradictoire, par rapport à l’idéologie véhiculée dans l’anarchosyndicalisme. Mais il s’agit de maintenir un rapport de force, de pouvoir se confronter et revendiquer.

JPJ : Ce n’est pas simplement le rapport de force consistant à dire : « On arrête de bosser », mais plutôt : « Voilà ce que nous représentons et il va falloir faire avec. »

OL : Et si on regarde les chiffres, avec 40 adhérents, on a obtenu 90 voix. Ce qui signifie qu’une centaine de personnes sont derrière nous. Ce ne sont peut être que des sympathisants, mais nous savons au moins que 100 personnes sur 450 nous soutiennent, même si elles n’adhèrent pas, à cause de la trouille ou de la thune…

JPJ : Quand, tu commences à compter tes sous à la fin du mois, sept euros, c’est sept euros…

Nono : Il faut dire aussi qu’en l’espace de quatre ans, au siège social, nous avons perdu 40 salariés au niveau de la production, soit par licenciement, soit par démission, à cause de la pression et du malaise. Aujourd’hui, le malaise existe toujours et c’est un combat perpétuel. Faut pas lâcher !

TM : Mais que réponds-tu à la critique selon laquelle la participation aux DP et CE détourne des luttes de base ?

Nono : Je crois qu’il ne faut pas dissocier les deux, surtout dans le privé, dans un contexte comme celui-là.

OL : Dans ce cas, la lutte est le prolongement de ce que tu n’arrives pas à obtenir comme DP ou au CE. Il est plus facile de mobiliser les gens quand tu dis que tu as posé tes questions et que tu n’as pas les réponses. Alors, tu demandes : « Qu’est-ce qu’on fait ? », et là, tu peux embarquer les gens sur des points précis.

Nono : On peut ajouter que mensuellement, ou bimensuellement, nous diffusons un tract qui rejoint l’actualité des questions que nous posons. C’est un matériel d’information intéressant, et qui est à la vue de tout le monde, car nous avons des panneaux syndicaux dans tous les magasins. Parce qu’il a aussi fallu se battre pour les obtenir… Nous retransmettons donc toutes les informations et nous essayons de respecter toutes les demandes, y compris des non-syndiqués, puis d’en tirer des idées communes pour les revendications. J’ai une correspondance avec des employés qui travaillent dans les magasins, et nous appuyons ces questions lors des réunions mensuelles DP/CE. Ensuite, il faut savoir qu’à la direction, ils sont très malins : ils se voient avant, ils ont des réponses toutes faites – ce qui est très pesant dans les conduites de réunion – et ils s’exercent pour essayer de t’embrouiller, de court-circuiter tes questions qui seraient trop pertinentes.

TM : C’est-à-dire que tu n’as pas l’impression de pratiquer la cogestion ?

Nono : Ta question est intéressante, car là aussi, il y a un malaise. Dès le départ, ils ont voulu regrouper toutes les questions de la direction et y mélanger nos questions, beaucoup plus vindicatives que les leurs, gentillettes et dans le sens du vent. Donc, là encore, nous nous sommes battus pour dissocier les questions de la CNT et celles des pseudo-candidats libres.

TM : Par rapport aux collègues, comment est perçue la CNT, y a-t-il eu des évolutions au fil du temps ?

Nono : Au départ, il fallait un syndicat. Les adhérents n’ont pas forcément cherché à s’informer sur la provenance de la CNT ni sur son sérieux, etc. Ils en avaient marre, ils voulaient un rapport de force. Ensuite, des manifestations, des débrayages et des réunions mensuelles ont eu lieu. Et puis, il y a quand même eu cette information sur l’anarchosyndicalisme… Nous n’avons pas perdu d’adhérents, au contraire. Les propos diffamants de la direction ont été interprétés très différemment par la base ; et ça, c’est intéressant. La force de solidarité a beaucoup augmenté, mais dans cette entreprise-là, il n’y a pas de milieu : d’un côté, tu as ceux qui vont au combat, vindicatifs – comme nous le faisons encore à l’heure actuelle, car c’est un combat incessant, parfois usant et saturant – de l’autre, ceux qui soutiennent la direction. Après, il y a plusieurs attitudes : celle des jaunes, qui défendent les intérêts du patron, même contre les leurs ; celle des gens, entre deux, qui ont la peur au ventre ; et celle des sympathisants. JPJ : Surtout dans les magasins, car c’est là que la pression est la plus forte et où le terrorisme patronal joue à fond. Mais les employés résistent quand même…

Nono : L’entrepreneur a soigneusement entretenu ce climat délétère, en divisant, et aussi en présentant à ceux qui avaient des difficultés financières des prêts à 0 % sur une période de cinq à dix ans. En quelque sorte, ces employés, ils les tenaient. C’est une culture paternaliste. Et puis, beaucoup de salariés ont eu un parcours scolaire chaotique, Interior’s est la seule entreprise dans laquelle ils ont travaillé, ils ont peur du lendemain…

TM : Vous avez des rapport avec d’autres syndicats ?

Nono : La CNT le seul syndicat à Interior’s. Pour nous, le seul rapport intéressant a été établi avec la CGT de Fourré Lagadec, qui est dans notre mouvance anarchosyndicaliste. Ils nous ont aidés dans différents domaines : l’échange de données, le juridique, le Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), le CE, pour savoir comment gérer tous ces aspects.

JPJ : Ils nous ont notamment expliqué comment pourrir la vie du taulier avec un CHSCT. Intéressant à savoir… Cela donne un pouvoir inouï si tu sais t’en servir. Par exemple, si quelque chose ne va pas du côté de la sécurité, tu préviens ton patron et l’inspection du travail. Si le taulier n’a rien fait au bout d’un certain temps, il s’en prend plein la gueule. Entre autres… Pour les copains de la CNT qui décideraient de monter des sections dans le privé, ils doivent être conscients des problèmes à surmonter. Nous, heureusement que nous avions l’aide des copains de Fourré Lagadec ; sinon, nous aurions mis bien longtemps à piger.

À la CAT, les rapports avec les autres syndicats sont différents, car la CNT n’y est pas seule. Au départ, avant les élections, la CGT a cosigné avec la CFTC un tract qui nous démolissait… Plus tard, ils en ont signé un avec nous, au moment des revendications salariales. Nous avons appris qu’ils s’étaient fait rentrer dans la gueule par la CGT Renault. Déjà, voir un syndicat CNT se monter à leur porte… Au moment de la grève, les copains de Fourré Lagadec sont venus soutenir. Ils ont apporté de l’argent au piquet de grève, 300 euros je crois, alors que les autres ne se pointaient que pour faire des adhésions. Finalement, ils ont décidé de s’unir ; un tract a été signé en commun.

Nous étions d’autant plus partisans de le signer que c’était implicitement une reconnaissance de notre CNT par les autres syndicats. Puis, nous nous sommes dit que, de toutes façons, il n’y avait aucune possibilité de nous emparer du CE, puisque l’entreprise compte 300 salariés. Nous n’aurions pas pu toucher le gros de l’effectif. Sandouville reçoit quand même une dotation de 15 000 euros par an, pour une soixantaine de personnes sur le site. Donc, 15 000 euros à répartir entre les départs en vacances, les arbres de Noël, les primes de rentrée… Voilà pour le site. Autrement, nous savons seulement qu’à Gennevilliers des contacts ont été établis avec la CNT de la région parisienne, mais nous ignorons où ça en est…

TM : Avez-vous mesuré un écho ou un impact de ce travail de boîte ? Au Havre, dans la région, plus loin…

Nono : Si on regarde l’historique de nos campagnes nationales, on s’aperçoit qu’elles ont eu une influence favorable pour la CNT et qu’elles ont suscité beaucoup de questions venues de l’extérieur – comme en ce moment, d’ailleurs – sur l’implantation d’un syndicat CNT dans une entreprise privée et la manière d’y parvenir. Notre expérience a été très enrichissante sur des points essentiels (par exemple, la représentativité) quand on veut monter un syndicat CNT dans le privé.

JPJ : Disons que nous avons commis des erreurs que d’autres ne commettront plus…

OL : Et puis, cela faisait bien longtemps que nous n’avions plus réussi à implanter une section dans une boîte sans syndicat. La CGT avait échoué. Et à l’extérieur, notamment dans les manifs, quand les gens voient arriver la banderole des copains d’Interior’s, la banderole « Non à la dictature du patronat » avec le chat, ils nous reconnaissent. Il savent que le syndicat existe à Interior’s.

JPJ : Quand les gens rejoignent notre cortège dans les manifs, on sent que ce n’est pas par hasard.

TM : Au niveau des sections, quelles sont les difficultés et les réussites que vous rencontrez par rapport au projet anarchosyndicaliste, pour faire que chacun décide au sein du syndicat et à la base ?

Nono : Les difficultés sont multiples. Par exemple en tant que délégué syndical et au CE, j’apporte des réponses en priorité aux syndiqués, car ils ont été devant. Ils n’ont pas eu peur, ils ont bougé pour les procès, etc. C’est quand même la priorité. Nous rencontrons aussi des difficultés pour tenir les réunions des adhérents dans la boîte, car nous n’avons pas de local : un problème de taille ! Notre démarche est plutôt d’aller voir les individus et de créer par la suite quelque chose de commun. JPJ : Il faut se débrouiller pour faire passer l’information au maximum, à défaut de pouvoir se réunir. Si l’on veut utiliser les locaux d’un taulier pour des réunions, 30 syndiqués ne suffisent pas, il en faut au moins 150. Là, tu as un vrai rapport de force syndical et tu imposes tes réunions au réfectoire ou au fumoir. Tu peux l’imposer à un patron si tu fais le poids.

Nono : Nous avons fait la demande, mais tu connais la réponse… Certes, le local syndical qu’impose la loi a été fourni, mais nous sommes mis à l’écart, dans un lieu qu’on ne voit pas, avec le minimum de matériel légal, une table et quatre chaises. JPJ : À la CAT, le gros problème, c’est qu’ils sont dispersés dans toute la Normandie, la Haute et la Basse Normandie. On les voit quand même parfois. Ils ne peuvent se rencontrer que sur place, au début. Mais ils ont un avantage par rapport à Interior’s : ils utilisent des locaux pour discuter. Et dans leur cantine, ou réfectoire, leur panneau syndical déborde un peu du cadre…

OL : C’est tapissé de chats noirs…

Nono : Après, à Interior’s, le gros noyau se voit quand il y a des débrayages ou d’autres actions. Mais dans l’entreprise, ce n’est vraiment pas évident. Tu as toujours des petits chefaillons collés à tes basques, même pendant tes heures de délégation, qui rapportent tout là-haut… Parmi les plus actifs, nous sommes une bonne dizaine sur qui on peut compter pour distribuer les tracts, coller des affiches, venir aux réunions du syndicat, aux manifs, etc.

JPJ : Tout ce qui touche au domaine syndical demande un effort permanent. Rien n’est jamais gagné, même le jour où tu as cent pour cent de syndiqués dans une boîte.

Nono : Mais ce noyau de dix à Interior’s est vraiment intéressant, car ses membres comprennent la démarche et la dynamique. Vis-à-vis des autres, en tant que délégué du personnel, j’ai davantage un rôle d’assistante sociale, vu leurs difficultés financières et tout ce qui va avec. Les trois-quarts du temps que je passe avec les individus sert à régler des problèmes de cet ordre, notamment parce que les gens savent à peine écrire. Or, si tu ne les aides pas pour ces questions-là, tu risques aussi de les perdre. JPJ : Enfin, tu ne t’es pas occupé du foie gras, quand même !

TM : Tu penses que c’est aussi lié à l’état du mouvement ouvrier actuel ?

Nono : Complètement. Je crois que ce n’est pas spécifique à Interior’s. Vu la conjoncture, nous devenons de plus en plus individualistes. Nous sommes des « surconsommateurs », pris par des crédits, sous-payés, qui ont peur de perdre leur boulot du jour au lendemain… En gros, c’est ce qui empêche d’avoir un collectif fort, comme dans les années d’avant…

JPJ : Partout, actuellement, on part de zéro ; ce qui est à la fois un bien et un mal. Si la CNT s’engage là-dessus, en faisant attention à tous les problèmes existants, il y a une possibilité… Mais encore une fois, il ne faut pas s’amuser à balancer aux gens de la théorie… Il faut les écouter, lister les dix ou douze points sur lesquels ils s’accrochent avec la direction. À partir de là, tu peux travailler – tirer des tracts, tenir des réunions – pour essayer d’aboutir à des solutions. Tu ne vas pas te présenter tout de go avec « L’anarchosyndicalisme, c’est… ». Tu dois embrayer sur les préoccupations des gens, et les écouter, surtout. Ensuite, tout s’enchaîne : quand les gens ont confiance en toi, ils t’écoutent. Plus tard, ils peuvent arriver à se radicaliser. Ils ont une conscience de classe, mais elle est amoindrie par la situation dans laquelle ils se trouvent, par le manque de perspective… Toi, tu leur apportes une perspective de s’unir, de s’organiser d’une certaine manière, et c’est ce qui importe. Mais encore une fois, tout commence par le réformisme de la revendication !

TM : Est-ce que vous arrivez à concerner sur des problèmes extérieurs à la boîte, comme par exemple sur le mouvement contre le CPE ?

Nono : Oui, tout à fait. À Interior’s, il y a eu des débrayages sur le lundi de Pentecôte. Sur le CPE aussi, mais dans une moindre mesure, puisque les intérêts directs étaient moins concernés.

JPJ : Des débrayages ont quand même eu lieu, vu qu’il y avait entre 15 et 20 salariés d’Interior’s à la manif.

OL : Plus ceux qui sont restés chez eux…

Nono : Sans oublier que cela demande un sacré courage, parce qu’avec des salaires aussi bas, quand on perd trois ou quatre heures, ce n’est pas évident non plus. C’est le problème des petits salaires. JPJ : Au niveau des sections, c’est prolo de chez prolo.

TM : C’est un peu une de vos spécificités. Est-ce lié à l’histoire du syndicalisme havrais ? JPJ : Non, pas directement, mais ça aide quand même, si tu penses aux copains de Fourré Lagadec. Nous sommes presque tous sortis de la CGT, mais certains y sont restés… Cette tradition, on la retrouve aussi dans les manifs : quand les gens nous rejoignent, ils savent pourquoi. Rappelons qu’au Havre, le temps fort de l’anarchosyndicalisme s’est situé dans l’entre-deux guerre. Après l’éclatement de la CGT-U, des syndicats autonomes se sont constitués. Au Havre, les syndicats autonomes préexistants n’ont pas rejoint la CGT-SR, jugeant que Besnard partait sur un truc trop serré, qui ne pouvait pas passer. Sur cette base autonome, ils ont rassemblé un maximum de travailleurs, avec 6000 syndiqués en 1932-1933 : pratiquement tout le port, du monde dans la métallurgie, dans le bâtiment, une dizaine de syndicats dispersés, depuis les boulangers jusqu’à la Manufacture des tabacs, tandis que la CGT-U plafonnait entre 700 et 800 adhérents. Ils avaient 872 adhérents au moment de la réunification de 1935-36 ; les copains de Jouhaux en avaient 1200, essentiellement des fonctionnaires et un gros syndicat (je crois) de musiciens au Casino du Havre, et les anarchosyndicalistes, donc, étaient 6000. C’était un bastion au niveau national. Limoges aussi avait réussi à sauvegarder quelque chose ; encore une fois par le biais de syndicats autonomes, pas à la CGT-SR mais en restant anarchosyndicalistes.

TM : Pour finir, on pourrait parler des rencontres CNT du privé, qui se sont tenues au Havre ?

Nono : La question des élections a constitué le seul hic dans ce débat. Soit elle a été mal perçue, soit mal interprétée, souvent par des gens qui ne travaillent pas dans le privé ou dans le même contexte et ne peuvent pas s’apercevoir qu’il s’agit d’instaurer un rapport de force.

JPJ : Peut-être que les élections vont devenir un passage obligé, qu’on le veuille ou non. Le problème, ce sont les discussions qui ont lieu fin mai début juin, entre syndicats patronaux et salariés, sur le thème de la représentativité syndicale. Ils n’ont pas réussi à trouver des accords. Les patrons voudraient aller très loin, mais il est trop tôt pour en parler…

Nono : En dehors de ça, ton activité est reconnue.

JPJ : Et rien ne t’empêche d’utiliser les postes que tu as réussi à arracher, pour en arracher un peu plus. Comme pour le coup du CHSCT dont je parlais tout à l’heure, tu as vraiment le pouvoir de faire chier ton taulier…

OL : Rappelons aussi – au risque de faire hérisser le poil de certains – que les DP et les élus du CE ont des heures de délégation. La CNT n’a aucun permanent et ce n’est pas plus mal. Mais une journée ne dure que 24 heures : il faut bien dormir, bouffer, bosser, et les heures de délégation que tu peux récupérer par le CE et par le DP te permettent d’avoir du temps de travail syndical. Par exemple, Nono épluche les bouquins de droit, rédige des tracts, etc.

JPJ : Ce n’est pas du gratuit…

Nono : Et les heures sont payées par le patron !

OL : Évidemment, si un mec profite de ces heures-là pour repeindre ses volets… Mais dans ce cas, il incombe au syndicat, à la section, de le remettre dans la droite ligne. Là, c’est de l’autocontrôle.

JPJ : De toute façon, il faut rendre compte !

Nono : Quand tu mandates quelqu’un, il y a aussi une crédibilité à assurer.

OL : Et ces heures ne sont pas négligeables, elles permettent de faire du travail.

JPJ : Tu peux préparer tes réunions de DP, etc. Comme ça, quand tu arrives face au taulier…

TM : Mais qu’est-ce que ces rencontres du privé, tenues au Havre, ont permis de partager ?

JPJ : Nous avons pu voir que beaucoup de copains avaient eux aussi des problèmes, différents de ceux que nous avons exposés là. Après tout, les situations varient, même à la CAT et à Interior’s. Mais il est certain que cette réunion a eu son importance, dans la mesure où le problème est posé et où, je crois, on va avancer. Non pas sur des bases théoriques, mais sur des bases concrètes, pratiques. Nono : Le travail sur le terrain, tous les jours.

CNT INTERCO 76 : NONO, OLIVIER L., JEAN-PIERRE J.

PROPOS RECEUILLIS PAR FABIEN DELMOTTE, CNT STE 92

1- Précisons que cet entretien s’est déroulé avec un cénétiste d’Interior’s et deux camarades informés de l’historique et des activités de la section de la CAT, dont aucun représentant direct ne put malheureusement être présent le jour de l’échange.