L’opération lancée depuis quelque temps au bord du canal Saint-Martin, à Paris, puis dans d’autres grandes villes de France, souligne un phénomène ancien : pour beaucoup de gens, travailleurs ou non, le logement est inaccessible. Cela n’est pourtant pas nouveau, et les mêmes causes engendrent les mêmes effets. On peut replonger dans les romans de Zola, on peut aussi simplement se remémorer l’hiver 1953-1954 et les premières mesures d’urgence prises à l’époque par le gouvernement.

En 1954, il manquait quatre millions de logements, et 90 % des logements existants étaient dépourvus de confort. La campagne lancée en février a secoué la société : un plan ambitieux de construction est décidé. C’est le début des grands ensembles, bientôt regroupés à la périphérie des villes. Réussite ? En 1970, il y avait officiellement 400 bidonvilles, et le dernier a été résorbé en 1976. Cela n’a pas mis fin pour autant à la pénurie de logements, ou plutôt à l’inadaptation entre un parc locatif privé important et la solvabilité de nombreux prétendants. La loi SRU de décembre 2000 est incitative : les agglomérations de plus de 50 000 habitants doivent détenir 20 % de logements sociaux dans leur parc immobilier. On sait ce qu’il en est à Neuilly… ou dans quelques autres agglomérations où la mixité sociale n’est pas à l’ordre du jour. Il est plus simple pour une municipalité de payer une amende que de construire du social.

Les causes, déjà à cette époque, étaient multiples : destructions liées à la Seconde Guerre mondiale, exode rural massif, immigration importante pour répondre à la demande des industries (c’est le début des Trente Glorieuses et d’un taux de croissance important) et guerre coloniale en Indochine qui mobilise les priorités budgétaires. Force est de constater que plus de cinquante ans après, le problème du logement n’est pas résolu. Et les gouvernements successifs, avec une bonne volonté apparente ou en traînant les pieds, n’ont pas fait avancer le schmilblic d’un pouce. Les imprécations jospiniennes, reprises par d’autres candidats, du zéro SDF n’ont pas non plus résolu le problème. La situation est toujours aussi grave : il y aurait entre 90 000 (estimation basse) et 300 000 sans domicile actuellement en France. Un sans domicile fixe, c’est quelqu’un qui a perdu tout moyen de pouvoir payer un loyer, expulsé, souvent endetté. Ce peut être quelqu’un qui est arrivé au bout des droits sociaux et qui est condamné au RMI, mais ce peut être aussi un travailleur (30 % des SDF ont un emploi, sans doute plus en région parisienne) dont les revenus sont insuffisants pour intégrer le secteur privé et qui ne peut être attributaire d’un logement social.

À côté de cette situation d’une urgence absolue, il y a la cohorte des mal-logés, que ce soit par l’intermédiaire du logement social de fait (les logements privés dont les loyers sont encore faibles, contrepartie d’une insalubrité notoire) ou dans des conditions de précarité encore plus grande : les habitants en caravane, en cabane, en hébergement d’urgence… On peut évaluer à plus de 5,5 millions le nombre de personnes vivant en situation de réelle fragilité à court ou moyen terme. Sans compter ceux qui trouvent à se loger très loin de leur lieu de travail et dont la vie est gâchée par les transports, la fatigue, le stress… Face à cela, il faut bien constater qu’il y a un grand vide dans les luttes. Il y eut bien le mouvement des Castors qui a permis à un certain nombre de personnes d’accéder à un logement par l’échange de service dans la construction de leur maison. Cet esprit coopératif a beaucoup disparu, et s’il offrait l’avantage de voir les gens prendre en main eux-mêmes leurs conditions de vie, il n’échappait pas pour autant à « l’utopie pavillonnaire » des années 1950-60. Il y a quelques associations qui tentent de parer au plus pressé. On peut parfois être critique quant à leur fonctionnement.

Les raisons de la galère

Faute de viser la vraie cible, ce ne sont qu’emplâtres sur une jambe de bois. Actuellement, les luttes sur le logement sont parcellaires : défense d’un squat, mise en lumière du problème des sans domicile, village de caravanes ou bidonvilles qui repoussent dans les périphéries… sans oublier le problème des cités ghetto.

Parce que les responsabilités, elles, sont claires. D’une part, le libéralisme a transformé le logement en marchandise, et sa valeur est déterminée par le marché mondial, et les différentes lois (Robien, etc.) font de la possession d’un appartement une source de revenus non négligeable. D’autre part, l’accroissement des inégalités, de la précarité avec des contrats de travail sans aucune garantie d’avenir, la perte du pouvoir d’achat qui touche les plus bas salaires, le chômage, sont autant de causes d’exclusion du logement. Ce n’est pas seulement parce que les villes n’ont pas construit, mais parce que les constructions sont réservées aux classes moyennes supérieures qu’il y a des gens dans la rue. À Paris, par exemple, 10,3 % des logements sont inoccupés. De quoi loger largement une bonne centaine de milliers de personnes. Et le nouveau dispositif de caution pour les locataires en difficulté (GRL ou garantie des risques locatifs) ne va pas pour autant débloquer le marché. Un bailleur, social ou non, préférera toujours un locataire solvable, quitte à pratiquer le surloyer…

Face à cela, les aides personnalisées pour l’accès à la propriété ou l’aide au logement sont très nettement insuffisantes, mais reflètent un état de pauvreté qui s’accroît : de 1986 à 1995, le nombre de bénéficiaires est passé de 1,6 à 2,7 millions. Par ailleurs, les loyers ont progressé en moyenne de 5,5 % par an, bien au-dessus de l’inflation et des augmentations de salaires… ou des allocations. Et ce sont les appartements les moins chers qui ont augmenté le plus vite, car c’est pour ceux-là que la demande a été la plus forte (jeunes, parents séparés, etc.).

Comme pour l’environnement ou le travail, on peut accuser tel ou tel facteur, mondialisation, automobiles ou pets de vaches. Mais c’est en fait inhérent au capitalisme lui-même d’entretenir la misère pour avoir d’une part une couche de population qui va s’accrocher à ses quelques avantages et de l’autre une masse « d’assistés » qui attendent le bon vouloir des autorités pour survivre. Ce n’est pas en s’attaquant à un seul aspect, le logement, même s’il faut espérer que l’action actuelle aboutira à une solution rapide*, que l’on en supprimera les causes. Mais c’est en s’attaquant au capitalisme, en luttant pour une transformation radicale de la société, pour un partage égalitaire des ressources sans parasitisme des patrons ou des propriétaires que l’on pourra enfin en finir avec la misère.

Jean Giskan Éducation 75


* Les Enfants de Don Quichotte, à l’origine du campement à Paris, et inspirateurs d’un mouvement qui s’étend en province et risque de faire des émules dans les métropoles européennes, revendique, à travers une charte, signée par la majorité des associations qui agissent sur le front du logement, le droit au logement pour tous, dans un habitat conçu et pensé par les futurs habitants, s’ils le souhaitent. Ils ont aussi avancé l’idée du droit au logement opposable (voir en page 2).