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TANT QU’IL Y AURA DES BOUILLES...

La ZAD de Sivens dans le Tarn, une expérience libertaire

mercredi 12 novembre 2014, par Emile

La ZAD de Sivens dans le Tarn, une expérience libertaire

Yannis Youlountas, octobre 2014

Depuis vingt ans que j’ai posé le pied dans le Tarn, tout en gardant l’autre à Athènes, je n’ai jamais vu se développer de projets libertaires de grande envergure dans ce département. Les initiatives importantes sont plutôt du genre Amap, sel, modèles économiques alternatifs, zones de gratuité, souvent à l’initiative du groupe Attac, assez actif et radical par rapport à beaucoup de ceux que j’ai pu rencontrer en tournant en France. Pas mal de mobilisations ponctuelles aussi, notamment sur des actions de solidarité, par exemple les alertes RESF. Mais rien de tout ça, jusqu’ici, n’était à proprement parler libertaire. Rien ne remettait profondément en question la relation au pouvoir au point d’envisager sa destruction et de repenser toute la société.

Tout a changé en un an. Oui, vous avez bien lu : un an seulement. Pourquoi ? Parce que l’expérience née de la nécessité a pris le relais des débats théoriques. Un vent vif, frais et fraternel souffle sur le Tarn, depuis la forêt de Sivens dans le nord-ouest jusqu’à la montagne Noire (joli nom, n’est-ce pas ?) au sud-est. Une résistance s’est progressivement mise en place, au point de faire sans forcément le dire ce que nous disions jusque-là sans parvenir à le faire.

Je ne vais pas revenir ici sur le projet de barrage proprement dit, ses décideurs hautains et leurs conflits d’intérêts sur le plan politique et financier, son parti-pris pour la culture intensive du maïs sur le plan économique et agricole, ou encore son désintérêt de ce que peut représenter une zone humide sur le plan écologique, notamment zoologique, aquatique et climatique. Je vous invite à aller jeter un œil directement sur les excellents sites des deux collectifs de lutte.

Deux collectifs, car cette lutte a une double histoire, en parallèle, qui a convergé ces derniers temps sans jamais totalement fusionner, et pour cause. Le collectif initial s’appelle Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet. Il est principalement animé par Ben Lefetey, un écologiste passionné doublé d’un homme de dossier qui déploie toute son énergie et sa minutie depuis trois ans pour motiver une opposition au projet de barrage en diffusant d’innombrables informations et arguments.

Le Collectif Testet, comme on le surnomme, c’est aussi un conseil d’administration, avec des personnes engagées par ailleurs, notamment à Attac, et souvent sympathisantes des principaux partis politiques situés localement dans l’opposition de gauche à la suprématie historique du PS (dont est membre Thierry Carcenac, le président du conseil général) : surtout le PG et EELV. Bref, même si les membres du Collectif Testet sont très généreux de leur temps, au fait des dossiers, actifs pour diffuser et relayer les infos, et prêts à pratiquer la grève de la faim et la désobéissance « civique », on reste néanmoins dans la logique organisationnelle d’une structure à étages, avec processus de délégation entre chacun d’eux, comme dans la plupart des associations loi 1901.

Suite à la circulation de l’information hors du Tarn, puis au durcissement de la situation locale, un collectif d’occupation s’est créé en complément du Collectif Testet, il y a exactement un an : Tant qu’il y aura des bouilles, surnommé « les bouilles », ou encore, pour certains, « les zadistes », ce qui ne reflète pas toute la réalité puisqu’une bonne partie des bouilles n’est pas présente sur la ZAD, mais la soutient diversement aux alentours, de Toulouse à Nîmes.

Tous égaux, tous différents

Chez les bouilles, pas de représentant, pas de bureau, pas de conseil des anciens, tout le monde participe aux assemblées très fréquentes : au moins hebdomadaires et souvent quotidiennes. Tout le monde peut venir, sauf les infiltrés, flics ou fachos, qui sont traqués et parfois virés. Tout le monde peut participer aux décisions, même celles et ceux qui débarquent pour la première fois et ne font, peut-être, que passer. Les règles de parole et d’écoute sont celles des indignés : les codes gestuels précis permettent de réagir silencieusement, parfois en nombre, sans couper la parole. Le but de la discussion, sur chaque sujet, est le consensus, même si le vote à la majorité peut, parfois, s’avérer nécessaire. Tout propos autoritaire ou phallocrate est banni.

Par contre, actions non-violentes et actions insurrectionnelles cohabitent sans difficulté, de même que véganisme et régime alimentaire omnivore. Tous égaux, tous différents. Ceux qui portent des projets, après validation par l’assemblée, sont souvent invités à animer leurs mises en œuvre, cela notamment pour favoriser la liberté et la créativité des camarades, copains ou compagnons de lutte (les trois principaux termes employés), mais aussi pour mettre en place, dès lors, un cloisonnement de l’information dans le cadre d’actions de résistance connues dans l’idée, mais secrètes dans leurs déclinaisons, d’un bout à l’autre de la ZAD : déplacement des repères de niveau des bûcherons diminuant ainsi la zone à défricher, cloutage sur certains arbres et utilisation de fil de fer barbelé pour user plus rapidement voire endommager les machines, enfouissement de carcasses d’électroménager dans le sol pour compliquer le curage de l’humus, créations de nouvelles caches, barricades, cabanes suspendues, et d’autres choses encore, que je ne rapporterai pas ici.

La jeunesse enthousiaste de la majorité des bouilles n’a d’égal que sa maturité et son courage dans l’initiative permanente et l’effort quotidien de lutter à armes inégales contre un pouvoir ultraviolent et suréquipé. David contre Goliath, ou plutôt Gaza contre Tsahal, David étant devenu palestinien ces derniers temps, de même qu’il est devenu un peu tarnais, breton, macédonien, catalan et piémontais, entre autres territoires mobilisés autour de zones à défendre.

Une convergence des luttes anticapitalistes, antiproductivistes et antifascistes

La plupart de ces ZAD rassemblent formidablement ce qui était épars jusque-là, non seulement à travers un phénomène de mobilisation lié à la notion de territoire, à sauver de la rapacité croissante et tyrannique du pouvoir, mais, surtout – bonne nouvelle –, dans une convergence des luttes anticapitalistes, antiproductivistes et antifascistes. Les écologistes les plus candides et « fleur bleue » comprennent mieux sur ces ZAD que le productivisme ne peut se combattre qu’à travers une puissante résistance locale et globale au capitalisme. Les anticapitalistes se découvrent une fibre écolo, par-delà les clichés et les railleries, et les plus naïfs politiquement prennent en pleine figure la réalité de la collaboration fasciste avec le pouvoir capitaliste.

L’antifascisme affirmé du collectif des bouilles a d’ailleurs été renforcé après les exactions nocturnes des fachos dans les parages de la ZAD (destructions des véhicules, agressions contre les zadistes isolés et chasses à l’homme dans les bois à plusieurs reprises, avec des barres de fer et des armes à feu), ainsi que la confusion, politiquement très nuisible, générée par divers superstitieux et conspirationnistes, qui ont aimablement été appelés à remettre un peu d’ordre dans leurs pensées et à ne pas obscurcir la lucidité de la résistance collective en fabriquant d’innombrables peurs et leurs lots d’épouvantails fantasmagoriques, qui sont autant de diversions utiles au pouvoir.

Outre l’absence totale de hiérarchie et les décisions prises en assemblées, le fonctionnement des bouilles est basé sur l’autogestion : l’assemblée liste les besoins (pharmacie, alimentation, outillage, pièce juridique…) et chacun se met en quête, en réseau avec les bouilles non zadistes, à l’extérieur de la zone, ainsi que des membres généreux et solidaires du collectif Testet qui amènent fréquemment des cartons de nourriture et de médicaments. Car la cerise sur le gâteau de cette expérience libertaire dans le Tarn, c’est bien le rayonnement de celle-ci auprès de personnes distantes voir méfiantes au départ. La ZAD du Testet dans la forêt de Sivens est devenue un lieu d’éducation populaire où de nombreuses personnes, jeunes et moins jeunes, viennent chasser leurs idées reçues sur l’anarchisme, la désobéissance et la décroissance.

Sous le drapeau noir de Gazad ou celui rouge et noir de la Métairie Neuve

En arrivant sur les lieux, les uns et les autres découvrent, sous le drapeau noir de « Gazad » ou celui rouge et noir de la Métairie neuve, des visages inconnus mais fraternels, des sourires accueillants et généreux, des regards profonds, parfois tristes mais jamais abattus, des corps fourbus mais toujours d’attaque, des mains calleuses d’avoir trop creusé d’innombrables tranchées, des pieds abimés trop mal protégés par des chaussures usées, des ventres creusés par la faim parfois choisie parmi d’autres façons de lutter, des cuisses tatouées de bleus par les tirs de flash-ball et les dos par les coups de matraques, des toux chroniques dues à l’exposition quotidienne aux gaz lacrymogènes, des bras griffés par les ascensions dans les arbres ou les traversées rapides de ronces impénétrables, des cœurs gros comme ça par amour de la Terre et de la vie.

Une vie qui est là plus que nulle part ailleurs, parmi ceux qui luttent et expérimentent notre façon d’articuler l’individu et le collectif. Passer du « je » au « nous » sans se mettre à genoux, passer du nous au jeu sans se voir nuageux. Transformer les mots liberté, égalité et fraternité en actes quotidiens, en les arrachant aux frontispices mensongers des monuments publics où ils pourrissent et servent de paravent à une organisation politique et sociale totalement inverse. Choisir la vie, loin des compromissions, collaborations et soumissions qui rongent les cervelles et sèment la résignation.

Sur la ZAD de Sivens, j’ai vu l’anarchie en actes et son intense capacité à rayonner, bien au-delà des convaincus, sans peur ni dédain vis-à-vis des autres formes d’opposition et de résistance. J’ai vu l’anarchie confiante en elle-même s’imposer simplement par l’exemple, en laissant de côté les conflits d’étiquettes et les cicatrices de l’Histoire. J’ai vu l’anarchie fraternelle accueillir celles et ceux qui venaient à elle en constituant la première ligne de front sans jamais s’opposer aux formes voisines engagées dans la même lutte. Sur la ZAD de Sivens, seule l’expérience a parlé et elle a bien parlé.

Yannis Youlountas

http://inventin.lautre.net/contributions.html#bouilles