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Barcelone

Can Vies comme révélateur : Du squat à la métropole

lundi 9 juin 2014, par Emile

L’expulsion et le début de la destruction du Centre Social Autogéré Can Vies le lundi 26 mai, squatté depuis 17 ans dans le quartier de Sants à Barcelone a provoqué la colère et une mobilisation immédiate de milliers de personnes qui s’est poursuivie sans discontinuer plusieurs jours d’affilé et a contraint la municipalité à suspendre la destruction des bâtiments. Cette bataille est à la fois la défense d’un lieu okupé et beaucoup plus que ça.

La municipalité propriétaire des lieux (en fait propriété de TMB, la compagnie municipale des transports en commun) a en effet commis une erreur d’appréciation : dès le premier soir et ce pendant 4 soirées et nuits consécutives, des milliers de personnes sont sorties dans les rues de la métropole catalane (3 000 le premier soir, 7 000 le quatrième…), ont organisé des rassemblements par quartier qui convergeaient ensuite en direction de Sants. Manifestations, blocages de rues, mini-barricades et incendies de conteneurs et de matériel de chantier (dont la pelleteuse ayant servi à la destruction d’une partie du squat), quelques vitrines de banques éclatées, mais aussi concerts de casseroles dans le quartier, mobilisation de voisins, auxquels il convient d’ajouter une cinquantaine de rassemblements de solidarité en Catalogne et dans de nombreuses villes de l’État espagnol.

Immédiatement il a été question d’un « effet Can Vies » (c’est d’ailleurs le nom du hashtag : #EfectoCanvies) comme il y avait eu un « effet Gamonal » au début de l’année quand les habitants de ce quartier ouvrier de Burgos avaient imposé physiquement, dans la rue et la confrontation quotidienne avec le pouvoir politique et ses forces de répression, le retrait d’un projet de bulevar, visant à attaquer la composition sociale du quartier en privatisant les espaces publics (parking payants) et remodelant la zone selon des impératifs de marchandisation et de valorisation du foncier bâti.

Au bout de quatre journées de rassemblements, de manifestations, d’‟incidents” et ce malgré des dizaines d’arrestations et un imposant déploiement de forces de l’ordre, malgré les tentatives des médias et du pouvoir politique de présenter les squatters et les manifestants comme des ‟antisystèmes” professionnels adeptes de la kale borroka (le combat de rue pratiqué par la jeunesse abertzale proche de ETA au Pays basque sud dans les années 1990 et qui en Espagne signifie ‟terrorisme”), la municipalité de Barcelone (entre les mains de CiU, la droite catalane souverainiste) se voit contrainte de « faire un geste d’apaisement » : elle décide le vendredi 30 mai de suspendre la démolition de l’immeuble pour « favoriser le dialogue » avec les ex-occupants.

C’est clairement une première victoire pour le mouvement de défense du lieu et de solidarité qui proclame aussitôt que « la seule solution, c’est la reconstruction » (en fait, seule une partie du squat a été démolie). Le lendemain samedi, près de 20 000 personnes descendent dans les rues de Barcelone, ce qui est un record pour la défense d’un squat, et qui montre au moins qu’il s’agit plus que de cela. Un niveau de mobilisation qui n’est pas sans rappeler celui de Hambourg en décembre-janvier dernier, suite à l’expulsion d’un autre Centre Social Occupé historique, le Rote Flora.

Dans la foulée, plusieurs centaines de personnes équipées de casques de chantier entreprennent de dégager les décombres… prélude à tous travaux, tandis que des architectes sympathisants assurent après examen des lieux que le bâtiment principal n’est pas menacé et qu’il est donc possible de reconstruire… Un projet de reconstruction matérielle du lieu – qui devient de fait un (nouveau) projet de Centre Social autonome – est en cours d’élaboration et doit être soumis à une assemblée des habitants du quartier dans les prochains jours. De son côté, la municipalité en reste à sa position de départ : la possibilité de négocier le relogement du collectif ailleurs et graduellement… sans autre précision ni garantie. Puis, ce mercredi 4 juin, nouveau recul, elle déclare être disposée à céder les lieux pour une durée… de 2 ans, date où il sera définitivement détruit, à condition que les occupants présentent un « projet viable » de reconstruction et en supportent les coûts. Position peu acceptable pour les occupants : il est hors de question de s’engager à reconstruire un bâtiment dans des conditions aussi précaires.

Une fois de plus, une « petite » lutte de quartier se transforme en une grosse épine dans le pied des aménageurs et agit comme un puissant révélateur d’enjeux beaucoup plus profonds, sur au moins deux plans qui évidemment se rejoignent : d’une part, sur le qui décide et comment se prennent les décisions, et d’autre part, qu’est-ce qui est décidé, en fonction de quelles nécessités ? dans quel espace territorial (urbain dans ce cas) les gens veulent-ils habiter et vivre ? Can Vies est une épine dans les projets de développement urbain parce qu’il introduit un troisième terme dans la gestion des activités de la reproduction sociale : ni délégation à des entreprises privées contre les juteuses recettes attendues par la vente des activités proposées, ni la « gestion citoyenne » par les institutions municipales qui contrôlent les activités, embauchent qui elles veulent, imposent leur volonté à coup de subventions (en baisse il est vrai) et de règlements, font de ces lieux des structures administratives bureaucratiques infantilisantes, tristes et sans vie, et n’hésitent pas à porter le travail réalisé par les salariés sous-payés et sans moyens à leur propre crédit politicien et clientéliste…

Can Vies appartient à l’aire des espaces autogérés et autonomes, où la Municipalité ne peut pas conditionner les activités, où celles-ci sont définies par les occupants qui décident comment ils s’organisent. Et c’est là que les autorités perdent le contrôle du pouvoir et du discours. Et c’est cela qui gêne. Can Vies, et d’autres lieux réappropriés du même type, est un espace « public » ouvert, un espace du commun qui ne correspond en rien à l’idéal politique du capitalisme urbain contemporain, composé illusoirement de citoyens de la classe moyenne, libres et égaux en droits et dotés d’une capacité de consommation conséquente dans un territoire hyper-régulé et contrôlé. Il est tout à fait le contraire. Et il arrive un moment où le contraire se fait conflit, où de petits grains de sable bloquent la mécanique, provoquent des réactions en chaîne.

Il est – et les mobilisations en sa défense en sont le révélateur – le refus en acte et en parole du modèle urbain de la métropole telle qu’elle s’est dessinée ces dernières années, après deux décennies de tertiarisation d’une ville marquée historiquement par sa composition ouvrière et ses activités portuaires et industrielles. Une aire métropolitaine de 5 millions d’habitants aujourd’hui où, depuis les grands travaux d’aménagements effectués pour les Jeux Olympiques de 1992, l’alliance stratégique nouée entre les institutions locales et régionales du pouvoir politique et le capital privé a défini les axes et les modalités d’une « politique urbaine » d’expropriation et de remodelages/redécoupages/aménagements des espaces publics, des rues, des places, des bâtiments, des quartiers « réhabilités » (expulsions, loyers élevés, gentrification…) pour le plus grand profit du secteur du BTP, selon les nouveaux usages capitalistes de la ville en vigueur et les impératifs de la concurrence actuelle : attirer les riches, les « investisseurs » en leur vendant à bon prix la ville comme une ‟marque”, une « multi-ville », « polycentrique », faite de foires commerciales internationales de l’hyper-connectivité, du high-tech et de congrès, de la connaissance et de la créativité, des grands magasins de luxe, de l’architecture et du design, de l’art moderne (Gaudí, Picasso, Dalí, Miró…) et du tourisme culturel et instruit… Une métropole jeune, ouverte sur la Méditerranée, au centre d’une future méga-région côtière qui devrait s’étendre de Montpellier à Valencia, tournée vers l’avenir…

La légende d’une métropole repoussant sans cesse ses limites – reproduisant en tous points, et en le magnifiant, le paradigme du progrès, du développement sans fin de l’économie, de l’expansion sans frein du productivisme capitaliste – et dotée pour cela de toutes les infrastructures nécessaires en matière de transport et de logistique (port, aéroport, voies rapides, TAV, interconnexions et zones de transit pour le fret, notamment le Pôle logistique de la Zona Franca…). Une grande ville moderne avec ses découpages fonctionnels, avec ses quartiers d’affaires et du tertiaire, ceux dédiés aux « grands évènements » récréatifs et sportifs et à l’hôtellerie-restauration pour businessmen et cadres sup’ (plus de 25 hôtels 5 étoiles du « tourisme d’affaire » se trouvent dans un périmètre assez restreint), avec ses quartiers-vitrines de la consommation haut de gamme, du tourisme et ses visites du patrimoine culturel-architectural devenus hors de prix et de fait interdits à la grande majorité des habitants, et ses nouveaux quartiers résidentiels bourgeois, enclaves protégées des menaces toujours possibles de débordements plébéiens et parfaitement séparées des zones-ghettos appauvries et abandonnées à leur sort…

En deux mots : un remodelage urbain conçu comme une possibilité offerte sur un plateau et la promesse d’une nouvelle source d’accumulation, de valorisation et d’enrichissement. Rappelons que Barcelone a constitué, au moins depuis les JO de 1992, un véritable laboratoire pour les urbanistes du monde entier, un modèle international pour les aménageurs de l’urbain, de Rio de Janeiro à Marseille en passant par Buenos Aires, des métropoles aussi diverses qui ont comme trait commun l’existence encore aujourd’hui de quartiers ouvriers et pauvres et/ou de friches industrielles au cœur de la cité et à deux pas de l’hyper-centre (à Barcelone, la Barceloneta, le Raval, Poblenou…) et de la mer, là où le prix du foncier explose, entre spéculation foncière et immobilière, business du béton, nettoyage social et embourgeoisement planifié.

C’est ce mirage de la « cité idéale » que l’irruption de l’effet Can Vies est venu dissiper. Cet effet boomerang fournit aussi une autre indication : la croissance actuelle des luttes et des résistances urbaines contre les logiques de gentrification et de métropolisation. Taksim, Gamonal, Hambourg, les centaines d’occupations de logements à Rome, Can Vies,… Des luttes qui redessinent la cartographie des territoires et des objets en dispute, recomposent des camps sociaux, réactivent le conflit sur les besoins au sens large et tracent à nouveaux frais la ligne d’incompatibilité entre ces besoins et les impératifs de l’accumulation. À ceux qui pensent que l’antagonisme social et de classe a disparu (dans les grandes catégories dissolvantes ou, au choix, dans les élucubrations bavardes de la société liquide post-capitaliste, de la citoyenneté, des « individus », de l’universalité du genre humain… ou encore du « capital-automate »), les luttes actuelles leur répondent simplement qu’il ne fait que se reformuler, se déplacer, se chercher de nouveaux terrains et points d’appui, de nouvelles définitions pour ses cadres, ses références, ses enjeux, avec des langages qui se réinventent, des modes d’activation et d’organisation qui s’expérimentent entre fluidité et efficacité, dans des rapports de forces concrets, en marge des mécanismes de régulation et des médiations établis devenus de plus en plus inopérants. Rapports de forces par définition mouvants, non fixés, et susceptibles aujourd’hui particulièrement de cristalliser et de socialiser des colères, de déclencher de la contagion comme des trainées de poudres et de produire des effets bien au-delà de l’objet initial du conflit.

Francesco, pour OCLibertaire, le 4 juin 2014

http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1535

http://www.ainfos.ca/fr/ainfos11155.html