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SIPM

Interview de Michel Warschawski

Délégation SIPM été 2003

jeudi 30 septembre 2004

Entretien avec Michel Warschawski, fondateur de l’AIC, organisation composée de militants palestiniens et israéliens antisionistes.

Peux-tu nous situer les origines de l’AIC ?

L’AIC commence en 1984, comme un centre d’information. Elle devait répondre à un besoin que nous avions défini ensemble, qui était d’informer le public israélien sur la situation en Palestine. A l’époque, l’information sur ce sujet était nulle. Mais il s’agissait également d’informer les Palestiniens sur la réalité en Israël. L’objectif de l’association était la mixité : les Israéliens devaient parler d’Israël et les Palestiniens de la Palestine. En fait, nous voulions créer un espace de coopération israélo-palestinien. Notre projet, sur le fond, était de faire travailler ensemble des militants radicaux des deux côtés, de mettre en place un outil qui puisse servir à un travail de solidarité. Donc un projet politique en arrière-plan du projet lié à l’information.

Les locaux de l’AIC

Les premières années, le travail d’information a été le plus important. En 1987, avec la première Intifada, ça change : d’abord, l’AIC est fermé pour « soutien au terrorisme ». Un procès qui dure longtemps, au terme duquel nous sommes relaxés sur cette accusation, mais je suis personnellement condamné pour « prestation de services à une organisation terroriste ». En effet, nous fournissions une assistance logistique et technique à des organisations palestiniennes, syndicales, étudiantes, des organisations de femmes, pour des trucs qui étaient légalement limites, mais qu’on assumait. Notre boulot n’était pas de faire les flics, on a donc observé le principe que tant que les orgas n’étaient pas officiellement illégales, on pouvait bosser avec elles.

Bon, le centre a donc fermé pendant 6 mois, au terme desquels la Cour suprême en a ordonné la réouverture, mais en m’interdisant d’être présent dans les locaux ! Alors, j’ai participé à distance, à partir d’un café qu’on a établi comme annexe.

Avant 1987, on était devenu un passage obligatoire. Même les médias officiels utilisaient nos informations. Et puis arrive la première Intifada, qui va tout bouleverser. A ce moment-là, on a été accusés des pires maux, voire d’être responsables de l’explosion des Territoires. Par exemple, c’était l’AIC qui avait « inventé » les dirigeants palestiniens... ce qui signifiait que sans nous ils n’étaient rien ! Une rhétorique typiquement coloniale. En fait, nous n’avions fait que révéler ce qui existait dans la société palestinienne et que la société israélienne ne voulait pas voir.

Mais le déclenchement de l’Intifada va influer sur le travail de l’AIC. Il y avait déjà des débats entre nous à ce sujet : certains estimaient que l’information était au centre de notre travail, d’autres pensaient que l’essentiel était la collaboration entre Israéliens et palestiniens. A partir de début 1988 (l’Intifada commence fin 1987), les brèches sont ouvertes, l’information passe sans nous. On est donc passé à une activité plus analytique que factuelle. Aujourd’hui, ce sont souvent des journalistes qui nous alertent sur ce qui se passe, comme cela a été le cas lors des prémisses du mur.

Nous avons eu une grosse crise en 1998 1999. Nous avions 20 salariés, nous étions en pleine institutionnalisation. La crise financière qui a eu lieu à ce moment-là a été une bénédiction. On ouvrait un centre de femmes ici, une coopérative autogérée là, on nous demandait tout, ça grossissait sans aucune maîtrise, sans cohérence, c’était une croissance pas du tout contrôlée politiquement, on avait des financements et on faisait tout et n’importe quoi. Les salariés étaient de plus en plus professionnalisés, certains salaires s’envolaient, puisqu’il fallait avoir de bons professionnels. D’un coup, on a dû licencier, on est revenus à six postes, ne sont restés que les militants, avec le salaire minimum pour tous, 3000 sheckels.

Plus récemment, nous avons jugé qu’il fallait se préparer à travailler chacun chez soi. Pendant dis ans, on avait eu un seul bureau, à Jérusalem Est. On a anticipé le bouclage en ouvrant deux bureaux, un en Palestine et un à Jérusalem Ouest. Mais nous faisons le maximum pour que la travail reste commun, par téléphone et Internet, aussi en se rencontrant physiquement. Pour les Palestiniens, ce n’est plus possible de venir ici, même illégalement, c’est donc nous qui allons là-bas. Moi, je m’impose d’y aller au moins une fois tous les quinze jours, ne serait-ce que pour conserver le contact humain.

Quels sont vos moyens de diffusion ?

Notre très grand succès en terme d’information a été ce journal qui était mensuel, Autrement (jeu de mot avec « de l’autre côté »), tiré à 5000 exemplaires et largement distribué. Cette revue était devenue une plate-forme de discussion pour la gauche large : la gauche politique et la gauche sociale, qui sont très séparées en Israël. Nous avons dû arrêter la parution pour des raisons financière. On a alors développé un canard avec Indymédia, qui avait fait un gros héritage et avait beaucoup d’argent, « Ici ». Le résultat ne m’a pas du tout satisfait : c’était très bien diffusé, à 15000 exemplaires, mais trop superficiel pour notre public. On a finalement décidé de se séparer, même si on continue par ailleurs à travailler ensemble. On a repris notre ancien titre, qui n’est malheureusement que trimestriel. La parution en arabe sort épisodiquement, les difficultés étant dues au bouclage des territoires : notre bureau à Ramallah, à côté de la Mokhata, a été bousillé par l’armée pendant le siège. Quant à la parution en anglais, c’est la plus régulière, elle dure depuis 20 ans. On a aussi beaucoupd e publications ponctuelles, sur le mur, sur les Bédouins, etc. En général, on ne vend pas, on distribue : on a la chance et la malchance d’être une ONG et d’être financés par des fondations, des fondations religieuses, liées à des partis politiques ou des institutions (verts allemands, PS belge, le gouvernement basque, les consulats comme celui du Canada...), etc.

Couverture de la version anglaise de la publication de l’AIC

Quelles sont vos autres activités ?

Nous organisons énormément de débats, des séminaires, des cours de formation, on fait venir des orateurs, des Palestiniens en Israël et des Israéliens en Palestine. On prépare une grande conférence sur le thème « la Palestine dans la mondialisation », qui nous occupe beaucoup en ce moment. Nous sommes également très impliqués dans les forums sociaux, la mise en place des forums sociaux israélien et palestinien. Toutes les trois semaines, on a un forum de discussion commun sur les problèmes israélo-palestiniens. On arrive à maintenir en nous acharnant cette coopération entre Israéliens et Palestiniens, malgré l’époque très dure et la rupture de presque tous les contacts par ailleurs. Au moins une fois par semaine, on a une réunion d’équipe. On passe illégalement. Ca s’est toujours bien passé pour l’instant, mais le risque est toujours présent : un Israélien paumé dans Bethléhem, il suffit de tomber sur une bande de jeunes remontés, tu peux y laisser ta peau. Cela doit donc être bien préparé.

Le colloque israélo-palestinien, nous sommes la seule organisation à pouvoir nous le permettre, sinon ce serait saboté immédiatement. Si le Fatah est jaloux d’une initiative qu’il n’a pas eue, il fera de la surenchère nationaliste en parlant de collaboration avec l’ennemi. Avec nous, ce n’est pas possible. Un jour, dans une réunion, j’ai voulu compter le nombres d’années de prison autour de la table : à 800, j’ai arrêté. Nous ne sommes pas une organisation israélienne avec quelques arabes de service. Nous sommes réellement implantés de part et d’autre. Du côté israélien, des militants très actifs dans le mouvement des réfractaires, les « refuzniks », dans le mouvement des femmes, celui des étudiants, et du côté palestinien des militants politiques de la gauche palestinienne.

Quelles sont vos relations avec les organisations politiques ?

Nous avons de bons rapports avec toutes les organisations politiques palestiniennes, même avec les organisations islamistes : on ne pourrait pas opérer sans être tolérées par elles. Mais nos relations sont intimes avec ce qui reste du FPLP [Front populaire de libération de la Palestine, d’obédience marxiste] et du FDLP [Front démocratique de libération de la Palestine, scission du FPLP] .Ce sont des militants de ces organisations qui ont fondé l’AIC, même si aujourd’hui elles sont en net perte d’influence. Côté israélien, nous sommes tous des militants de l’extrême-gauche antisionniste. Des militants proches du PC, beaucoup d’entre nous se retrouvent aujourd’hui dans le parti palestinien radical israélien, militent à l’intérieur ou autour. C’est un parti arabe israélien avec des tendances assez diverses, et avec une minorité de juifs. Cela s’appelle le Rassemblement national démocratique, et réunit des anciens membres du PC et des groupes nationalistes radicaux. Le dénominateur commun, c’est « national » et « démocratique » : transformer Israël d’Etat juif en Etat de tous ses citoyens, avec des droits collectifs pour les Palestiniens en Israël. Il est né comme parti minoritaire, impulsé par des intellectuels, et a aujourd’hui une assise de masse : avec trois députés, il est la première représentation palestinienne au parlement, et représente environ un tiers des électeurs arabes. Un courant interne, qui peut être estimé à environ un tiers du parti, souhaiterait en renforcer la dimension sociale, ce qui va de pair avec un travail commun entre Palestiniens et juifs : réduire la dimension nationale et renforcer la dimension sociale. Ce courant s’appuie sur la base ouvrière et les militants juifs. Le parti comporte également une aile sociale-libérale, animée par la petite bourgeoisie et la nouvelle élite arabe.

Et vos relations avec les organisations politiques juives ?

Aujourd’hui, dans la société juive israélienne, la gauche en tant qu’organisation politique n’existe quasiment pas. Le PC est devenu un groupuscule, l’extrême-gauche existe comme mouvance mais n’est plus organisée. Il y a une floraison de petites organisations marxistes orthodoxes, beaucoup de publications marginales, et aussi l’émergence d’un courant très anar : ce n’est pas une idéologie anar, c’est plutôt anar dans un sens caricatural, anarcho-punk... Une mouvance qu’on retrouve autour d’Indymédia. Il y a une différence de génération : une nouvelle génération est actuellement en formation, mais sans continuité avec l’ancienne. Il y a une rupture, et 20 ans entre les deux. Cette génération est radicale, sa culture politique est superficielle, mais elle est très demandeuse. Notre rôle en tant qu’ancienne génération est d’être disponible. Ainsi, on m’a demandé de venir à Taayoush, un mouvement jeune, et j’ai rapidement senti que ma présence était négative, qu’il fallait laisser les choses se faire à leur rythme. J’étais un peu l’ancien combattant, et ce qui se passe maintenant n’est pas ce qui s’est passé hier. Beaucoup gèrent mal ces problèmes générationnels, comme par exemple le Parti communiste, qui se crispe au lieu de s’ouvrir. Notre journal est un espace que l’on ouvre, dans lequel ils peuvent se faire des références, mais nous ne voulons rien imposer.

La rencontre par exemple entre Gush Shalom, qui attire plus les anciens militants, et Taayoush, se fait dans l’action, dans des espaces de discussion à l’organisation desquels travaille l’AIC.

Depuis que notre journal ressort sous forme trimestriel, il n’y a plus de rédacteur en chef fixe : on en invite un différent pour chaque numéro, autour d’un thème, ce qui rend les numéros très différents les uns des autres, puisque notre invité cherche naturellement des contributions dans son propre réseau, cela permettant en outre de renouveler les auteurs des contributions.

La carte de l’occupation
En blanc, la Palestine occupée depuis 1948, en couleurs les "Territoires occupés" depuis 1967. En vert clair, les zones sous contrôle palestinien avant la deuxième Intifada. Un "Etat" de bantoustans. En rouge et rose les zones interdites aux Palestiniens. En gris, occupation par l’armée israélienne. Le territoire à droite est la Cisjordanie, la petite bande de terre en bas à gauche est la bande de Gaza, une des zones les plus denséments peuplées du monde.

D’après ce que nous avons entendu, le mouvement social israélien est très diminué depuis la fin du processus d’Oslo ?

Il n’y a pas de mouvement au singulier, ce sont des mouvements qui se touchent. Quand on parle du mouvement social, ce sont souvent des mouvements très éloignés de l’occupation. La capacité mobilisatrice tourne autour de plusieurs milliers de personnes. Une manifestation réussie sur l’occupation, c’est 10000 personnes, une manifestation réussie sur une question sociale c’est 3-4000 personnes. Cela dit, ce qui est la norme, ce sont des petites manifs éclatées de quelques centaines à un millier. L’effort le plus réussi au niveau de l’intégration des préoccupations de l’occupation et des préoccupations sociales est lié à la coalition des femmes contre l’occupation. On a connu un écroulement du mouvement de la paix dans sa composante plus large socialement, plus modérée, dans l’establishement, mais l’aile radicale n’a jamais disparu. Elle a perdu beaucoup de moral, à se retrouver isolée après une vingtaine d’années d’impact social important. C’est décourageant, mais il reste malgré tout ces quelques milliers de personnes susceptibles de se mobiliser, plus un ensemble de mouvements locaux. Et cela représente une mouvance réelle. Il ne faut pas oublier les mouvements arabes en Israël, une composante importante largement ignorée, parce qu’ils sont en Galilée, à Nazareth, mais qui représente au moins la moitié de toutes les mobilisations importantes. Une manif réussie à Tel Aviv, comme celle contre la guerre en Irak, à déplacé plus de 3000 personnes, beaucoup de jeunes et la moitié d’Arabes. Ce qui est beaucoup en Israël, parce que les guerres américaines, ce sont des guerres saintes : pendant la première guerre du Golfe on était 30 !

A part les vôtres, y a-t-il d’autres publications en arabe et hébreu ?

A part les nôtres, non. Cela n’est pas surprenant lorsqu’on comprend l’importance de la séparation en Israël : plus qu’une idéologie, c’est un mode de vie. Le mouvement Taayoush signifie « Vivre ensemble ».Il a été créé par des militants de l’aile radicale contre l’occupation lorsque on s’est réveillé le 5 octobre 2000, en voyant que nos copains s’étaient fait massacrés en Galilée, et qu’on n’était pas du tout dans le coup. Et pas des gens de l’autre côté, des territoires occupés. Non, c’était des copains, avec qui on était ensemble à la fac, dans les mêmes organisations, les mêmes mouvements. Nous on faisait la fête, c’était le nouvel an juif. Pendant quatre jours un massacre s’est commis en Galilée, à 30 kilomètres de chez nous, et ça pouvait se faire sans que l’on en soit informés. On avait quelques vagues retours, mais on se rendait pas compte. C’était la Kippour, j’avais des messages sur mon téléphone, mais je voulais pas écouter, je voulais être peinard avec ma famille.

La création de Taayoush répond à la volonté que plus jamais il n’y ait des organisations avec de fait que des juifs : c’est une démarche volontariste, on fera tout pour que Arabes et juifs soient représentés, pas en se contentant de dire que c’est ouvert. Là, on a senti qu’on avait merdé dans les grandes dimensions. Mais c’est parce que c’est la société qui est comme ça, une société d’apartheid radical, une société où le mur devient la synthèse ultime, physique, de cette conception du chacun chez soi. Il faut cette démarche volontariste de casser le mur. Ce sont deux société qui ne se touchent pas, excepté dans les universités où il y avait un peu de contact, mais cela se referme maintenant. A la belle époque des combats de gauche à l’université, le mur s’était un peu dissous, avec des mecs et des filles arabes et juifs. Mais même des couples mixtes, ça n’existe pas, c’est rarissime, c’est la curiosité. L’idée de créer un couple sans se marier (le mariage n’est possible que religieux) est mentalement impossible. Depuis l’Intifada, ce début de rapprochement est fini : la dimension de la violence, le difficulté à vivre la souffrance de l’autre, rendent les relations humaines extrêmement difficiles.

Après octobre, j’ai des copains très proches qui m’ont dit « Tu m’as déçu. Tu n’étais pas là au moment où j’avais besoin de toi. Tu me dis que ton téléphone était fermé, peut-être, c’est une réponse technique, elle est vrai, mais... tu n’étais pas là. Je voulais hurler : « il se passe des choses terribles ! », mais les téléphones ne répondaient pas, les gens n’étaient pas là, c’était les fêtes. »