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Ethique, transparence et archéologie : les dessous des fouilles de la Place de la République à Limoges.

vendredi 12 juin 2015

Au moment où la nouvelle municipalité de Limoges met en place sous l’égide d’ANTICOR la première commission « éthique et transparence » visant à instaurer un contrôle citoyen sur la gestion municipale, le montage de l’opération archéologique place de la République risque bien d’être la première affaire à laquelle le maire doive faire face. Le ministère de la Culture à reçu vendredi dernier 5 juin les organisations syndicales représentatives dans le secteur de l’archéologie (CGT-SUD-FSU-CNT), réunion où la question (entre-autres) de la fouille de Limoges a été débattue. Devant la complexité du dossier, le ministère de la Culture réserve aujourd’hui sa décision quant à la délivrance de l’autorisation de fouille ainsi que sur l’attribution de la subvention demandée par la mairie. Dans l’attente, les fouilles prévues au 15 juin risquent d’être si ce n’est ajournées, du moins retardées. 
 
Fouilles « programmées » ou « préventives » ?
 
Les fouilles archéologiques prévues sur la place de République, pour lesquelles les revêtements ont déjà été enlevés et les platanes abattus, sont présentées par la mairie de Limoges comme le prolongement des études archéologiques conduites depuis 2007 autour de la crypte Saint Martial par la société Eveha. En cela, elles s’inscriraient dans un programme d’archéologie « programmée ». Toutefois, selon le code du Patrimoine, dès lors qu’il s’agit de vestiges « …susceptibles d’être affectés par les travaux publics ou privés concourant à l’aménagement. » (art. L.521-1), les recherches archéologiques sont soumises dans le cadre réglementaire de l’archéologie « préventive ». On comprend dès lors pourquoi, contrairement aux sondages réalisés en 2014, la municipalité ne met plus en avant comme premier argument le réaménagement de la place de République pour justifier auprès du public les travaux archéologiques mais insiste sur leur caractère programmés. Il n’en demeure pas moins que c’est bien ce projet d’aménagement qui les a déclenché. Saisi dès l’été dernier par le secteur archéologie de la fédération CNT-CCS, Marc Drouet, ancien sous-directeur de l’archéologie, avait répondu le 25 juillet 2014 au nom de la ministre de la Culture que « …la DRAC (service régional de l’archéologie) n’[avait] pas eu connaissance d’un quelconque dossier d’aménagement, [mais que] s’il advenait par la suite qu’un projet d’aménagement soit conduit par la ville à cet emplacement, il est bien évident que la procédure d’archéologie préventive serait suivie ». Aujourd’hui,la DRAC ne peut plus ignorer l’existence du projet puisque, comme indiqué dans le compte-rendu du conseil municipal du 28 avril 2015, la conservatrice régionale de l’archéologie (SRA-DRAC) fera partie du jury dans le cadre de l’appel d’offres ouvert pour cet aménagement.

On peut dès lors se demander pourquoi en toute connaissance de cause, la mairie de Limoges et Martine Fabioux, cheffe du service régional de l’archéologie, ont décidé de ne pas suivre les recommandations du ministère de la Culture concernant le montage des fouilles de cette année. S’agissant d’une opération préventive, les procédures sont en effet toutes autres. D’une part, les sondages réalisés à l’été 2014 auraient du être considérés comme un diagnostic archéologique et en l’absence de service municipal d’archéologie, auraient du être effectués par « …un établissement public national à caractère administratif [INRAP] (institut national de recherches archéologiques préventives) », comme le stipule toujours le code du Patrimoine (art. L.523-1 et L. 523-4). D’autre part, afin de choisir son opérateur concernant la fouille proprement dite, le marché étant libéralisé depuis 2003, la mairie de Limoges aurait du organiser un appel d’offres mettant de fait la société Eveha en concurrence avec d’autres opérateurs d’archéologie préventive, privés ou publics. La première justification pour maintenir ces fouilles dans le cadre programmé pourrait donc être de garantir à la société Eveha la maîtrise d’œuvre scientifique du site et d’en exclure tout autre opérateur. 
Eveha : une entreprise d’archéologie limougeaude mais privée.
 
La société Eveha connaît bien elle aussi les procédures d’archéologie préventive puisque, comme se plait à le rappeler son patron, Julien Denis, « nous sommes devenus le principal opérateur privé en archéologie préventive ». En cela cette société participe activement à la dégradation du secteur dans un contexte de concurrence exacerbée, caractérisé pour les opérateurs privés, par une baisse de 38% du prix moyen des fouilles entre 2009 et 2012. Cela a été noté dans le récent rapport parlementaire « Pour une politique publique équilibrée de l’archéologie préventive » commandé par le premier ministre à Martine Faure, députée de la Gironde.
 
Dans cette guerre commerciale, certaines de ces sociétés privées parmi les plus fragiles ont dû mettre la clef sous la porte (Archéoloire, AFT Archéologie), d’autres ainsi que les services publics d’archéologie territoriaux et l’INRAP, incapable de suivre une telle déflation, sont en difficulté. Dans ce cadre, Eveha qui revendique sa réussite, a la réputation d’être parmi les plus agressives sur le marché des fouilles alors même que sa gestion financière pose question. Toutefois, il est impossible d’en vérifier les comptes puisque Eveha refuse de les publier depuis des années comme la loi l’y oblige. Pour cela Eveha a été condamnée par le tribunal de commerce de Limoges le 19 décembre 2014 à payer une astreinte de 300 euros par jour de retard, astreinte qu’elle refuse également de payer. A ce jour, cela devrait faire près de 52 000 euros. On comprend mieux pourquoi le ministère de la Culture serait réticent à accorder une subvention sur fonds publics qui, même indirectement, pourrait servir à payer une amende judiciaire. De même, les limougeaud.e.s seraient en droit de s’interroger sur l’aide de 70 000 euros que doit apporter l’agglomération Limoges Métropole pour la nouvelle implantation à ESTER Technopole d’une entreprise aussi « vertueuse ».
 
Pour revenir à la fouille de la place de la République, son coût de 930 000 euros peut paraître exorbitant, mais c’est un devis relativement modeste pour une opération de fouille préventive de cette ampleur en milieu urbain. Précisons ici que s’agissant d’archéologie préventive, aucune subvention de la part du ministère n’est possible. Par contre, pour une fouille programmée, où l’on peut employer des bénévoles sous couvert d’une association, d’une université ou d’un service public, c’est un budget plus que conséquent dont rêveraient nombre de chercheurs. Des bénévoles, Eveha a bien prévu d’y avoir recours, puisque la société a fait passé à cette fin une annonce sur le site même du ministère de la Culture, mais pour les organisations syndicales comme, certainement, pour l’Inspection du Travail, l’utilisation de bénévoles par une entreprise commerciale rémunérée pour l’exécution d’un chantier, peut être assimilée à "du travail au noir". Si la ville de Limoges et/ou sa communauté de communes voulaient au mieux exploiter leur patrimoine enfoui sous couvert
d’archéologie « programmée » ou « préventive », elle aurait plutôt intérêt à constituer en leur sein un service public d’archéologie à l’instar d’autres collectivités de droite ou de gauche tel qu’à Bordeaux, Nantes ou Chartres, que de faire appel à une société privée.
 
Et l’Etat dans tout ça ?
 
Si l’on comprend bien les intérêts partagés de la mairie de Limoges et d’Eveha - opération à moindre coût, simplification administrative et monopole scientifique et commercial - pour contourner ainsi le code du Patrimoine, on comprend moins les motivations du service déconcentré du ministère de la Culture en Limousin (DRAC). Pourquoi instruire le dossier de cette manière et à l’encontre des recommandations de sa hiérarchie (sous-direction de
l’archéologie) données l’année précédente ?

Pour comprendre, il faut avoir de la mémoire et en matière d’archéologie on n’en manque pas. En 2004, dans le cadre du projet de réaménagement de la place Saint-Etienne, Julien Denis alors responsable d’opération chez Hades (autre société privée d’archéologie) et actuel patron d’Eveha, avait conduit des sondages « programmés » eux aussi afin de rechercher les traces de la chapelle Saint-Jean. S’en était suivi deux campagnes de fouilles (toujours) « programmées » en 2005 et 2006 mettant au jour les vestiges d’un baptistère paléochrétien. Au regard de la loi il s’agissait déjà d’une opération « préventive » puisque motivée par le projet de réaménagement, mais requalifiée en « programmée » par le service régional de l’archéologie. La fouille qui aurait du être intégralement prise en charge par la mairie en tant qu’aménageur, l’a été par la DRAC Limousin à hauteur de 33 937 euros. La mairie n’ayant eu à payer alors que le coût du terrassement soit 17 000 euros. 

En 2012, des salariés d’Eveha qui travaillaient alors place de la République dans le cadre de leur mission d’étude de la crypte Saint-Martial, constatent la destruction de vestiges archéologiques en cours dans la rue adjacente de la Courtine à l’occasion de la destruction d’un immeuble. Prévenu, le SRA est obligé de faire arrêter les travaux pour lesquels étrangement aucun diagnostic préalable n’avait été prescrit. Contre toute attente, ce ne fut pas l’INRAP, bras armé du ministère de la Culture qui fut appelé à la rescousse, mais la société Eveha qui fut chargée de « diagnostiquer » a posteriori le site fortuitement découvert. Une fouille de sauvetage sera alors prescrite, attribuée elle aussi à Eveha. Elle conduira à la conservation d’une partie des vestiges. L’opération coûtera à l’Etat près de 520 000 euros de plus, rien que pour la fouille. Il semble donc que ce soit une habitude, volontairement ou
par négligence, pour la conservatrice régionale de l’archéologie de faire payer directement par l’état des diagnostics et des fouilles archéologiques à Limoges qui auraient du être pris en charge par les aménageurs au bénéfice de sociétés privées.

A la veille du démarrage prévu des fouilles de la place de la République, le cabinet de la ministre de Culture a été saisi et s’est emparé du dossier vu les implications politiques, administratives et financières. Quelle sera sa décision ? Poursuite de l’opération en l’état ou sa requalification en archéologie « préventive » au regard du droit ? Alors que vont débuter, s’appuyant sur le rapport de la députée Martine Faure, les discussions sur le projet de loi relatif à la création, à l’architecture et au patrimoine (dont l’archéologie), avec entre autres les organisations syndicales, ce serait un bien mauvais signe envoyé à la communauté scientifique et aux personnels du service public d’archéologie préventive si l’opération devait être maintenue. D’autre part ce serait accepter que la parole de la ministre puisse être bafouée par l’une de ses fonctionnaires. Par contre, si le ministère de la Culture décide (enfin) de « siffler la fin de la récréation » et que la fouille soit requalifiée, un appel d’offres devra avoir lieu ce qui la remettra à plus tard. La place de la République risque ainsi de rester en l’état quelque temps, cicatrice ouverte, rappelant à chacun qu’on ne peut jouer éternellement à contourner le code du Patrimoine. Quant au maire de Limoges, c’est pour lui l’occasion rêvée de rompre avec les (mauvaises) habitudes du passé et de prouver à ses concitoyens, malgré ce qu’il en coûte, qu’il mérite son « prix de vertu » décerné par ANTICOR.