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Christian Huteau

Ecoles et télévisions locales : le marché de dupes du statut de stagiaire

mardi 25 octobre 2005

Un article paru sur l’Observatoire nantais des médias. Les stagiaires, une main d’oeuvre parfaite, sans salaire...


Le statut du travailleur salarié et la législation qui le préserve sont l’objet d’une remise en cause illicite mais récurrente, plus ou moins repérée et souvent tacitement acceptée. Qu’il s’agisse d’employeurs privés mais aussi malheureusement publics ou gérant des financements publics, le prototype du travailleur libéral indépendant, sûr de son équation personnelle, négociant sa tâche au coup par coup, hors de toute contrainte, est aujourd’hui un modèle valorisé [1].

Face à cela, on constate les dérives du dumping social qui prend des formes variées : travail salarié déqualifié ou non qualifié, travail précaire, temps partiel, polyvalence, mise en concurrence, déstabilisation, travail au noir.... Une nouvelle forme de travail vient aujourd’hui parfaire le dispositif d’offre de travail que tentent de faire admettre certaines entreprises ou opérateurs locaux, en particulier dans le domaine des médias. Elle connaît même un boom important et inquiétant. C’est le travail gratuit.

Comment payer pour pouvoir travailler gratuitement ?

Cela ne se passe pas en Inde, en Chine, en Thaïlande ou au Maroc, c’est en France et plus précisément à Nantes que cette pratique se répand dans le secteur de l’audiovisuel [2]. Elle met en scène trois acteurs : des entreprises de diffusion télévisuelles locales, des écoles, principalement privées, et leurs étudiants. Les intérêts convergents des écoles privées et des entreprises, leur attrait commun pour un segment du marché de la formation fragilisent gravement l’équilibre des rapports entre l’Ecole et le monde du travail. Ce ne sont plus des partenaires de formation qui oeuvrent ensemble à la culture générale et à la professionnalisation des jeunes entrants du secteur, mais des entreprises qui profitent, chacune à leur manière et conjointement, de l’attrait qu’exercent les médias, la télévision, le cinéma, l’Information et la Communication. Les écoles privées facturent très cher une scolarisation « miroir aux alouettes », collée aux besoins immédiats et bornée aux horizons des entreprises locales. Les entreprises de diffusion ont trouvé là le moyen de diminuer leur masse salariale et de produire à peu de frais une partie de leur grille de programmes.

L’Ecole publique, en accord avec les principaux éditeurs et diffuseurs nationaux [3], parce que c’est un service public, se voit confier une mission plus ambitieuse et surtout moins sordide. Elle revendique les moyens de la qualité, enseigne le principe de l’exception culturelle, dispense la culture générale de ces métiers, leurs spécificités et demeure le seul lieu où peut fonctionner encore l’ascenseur social.

Pour de nombreux projets ou productions, les étudiants deviennent alors à longueur d’année, par le biais de conventions « Ecole-Entreprises », une réserve inépuisable de travailleurs gratuits ou, à certaines périodes, des stagiaires dociles, dans des conditions souvent en complète illégalité au regard du Code du Travail et du Code Pénal. Faut-il en passer par là, c’est-à-dire fermer les yeux sur ce recours abusif aux conventions de stage, dévoyées de leur objectif, pour être utilisées en lieu et place de l’emploi de salariés ? Surtout quand on constate que, en bout de parcours, l’embauche est loin d’être garantie, qu’elle sera réservée à quelques héritiers-élus, bénéficiaires d’une reproduction sociale de plus en plus avérée dans ce secteur professionnel [4]...

Quelle est la réalité du travail gratuit dans le secteur audiovisuel nantais ?

Ce recours au travail gratuit n’est pas tout à fait inédit. Depuis longtemps, dans le cinéma, le court-métrage est, dans la plupart des cas, produit dans des conditions de bénévolat absolu. Les nombreux stagiaires, très recherchés, y côtoient quelques professionnels qui acceptent de donner quelques jours de travail non rémunérés et non déclarés [5], tout cela à la demande d’un producteur qui n’espère pas, en principe, tirer de bénéfices de l’exploitation de son court-métrage. Notons que cette situation où l’ensemble des acteurs partage le même « désintéressement » perdure avec la complicité objective des pouvoirs publics qui ont laissé le court-métrage dans une situation de sous-financement dramatique. Même des productions bénéficiant de financements publics connaissent des entorses graves au droit du travail. Ainsi, la société de production d’un téléfilm « Les Penn sardines », tourné dans l’Ouest de la France en 2002, n’avait pas hésité à proposer aux techniciens locaux d’être payés au noir.

Avec la télévision locale, le problème du travail gratuit prend une acuité particulière puisque nous nous trouvons là dans une autre économie que le court-métrage. Les chaînes de télévision locales, qu’elles prétendent répondre, sur des bases associatives, à des missions de service public, tisser du lien social de proximité et de la citoyenneté, ou qu’elles occupent le terrain de la profitabilité publicitaire, recherchent des ressources d’origine variée : des subventions publiques, municipales ou départementales (c’est le cas de Télénantes, qui se présente comme une télévision locale de service public portée par une association [6] , de TV Rennes ou TV 10 à Angers), des ressources publicitaires, du partenariat avec des entreprises ou des institutions (c’est le cas de Nantes 7 avec le Football-Club de Nantes et de Télénantes), voire des financements apportés par des actionnaires (comme pour TV Breizh à Lorient). Nous voyons là des opérateurs locaux, semi-publics ou privés, confier en partie ou en totalité la réalisation de programmes à des écoles audiovisuelles ou de communication locales (Sciences’Com, Cinécréatis, Infocom à Nantes ; ESRA, des sections universitaires à Rennes ; STS des métiers de l ‘audiovisuel au lycée L. de Vinci de Montaigu), sous le couvert de conventions de stages ou de conventions de partenariat souvent ambiguës. Ces conventions sont parfaitement légales, mais leurs conditions d’application sont contraires au Code du Travail. Les étudiants effectuent sans encadrement - on dit pudiquement « en autonomie » - des tâches qui devraient normalement être effectuées par des salariés déjà professionnels. Ces entreprises ne semblent pas capables ou ne veulent pas proposer de réelles actions de formation avec un tuteur. Elles sont davantage à la recherche d’une main d’œuvre gratuite.

Beaucoup de professions du secteur des médias télévisuels sont touchées par cette concurrence faussée du travail gratuit des stagiaires : les professions journalistiques mais aussi l’ensemble des métiers techniques. Ainsi, M6 Nantes est une entreprise (qui monte toujours) et qui fait une grande consommation d’apprentis journalistes. Télénantes pourvoit à certains postes journalistiques, tout au long de l’année, par une rotation de stagiaires issus de Sciences’Com alors que cette école privée, comme son nom l’indique, n’annonce pas de formations au métier de journaliste. Ces stagiaires viennent pourtant de réaliser plus de 70 portraits de Nantais qui ont alimenté l’antenne pendant le mois de juin 2005, avec un moment fort lors de la diffusion de l’émission-phare mensuelle de Télénantes : « Transbordeur ». L’Université par le biais d’Infocom, Sciences’Com, Cinécréatis et le lycée de Montaigu auront réalisé, presque totalement à leur frais, tous les reportages d’au moins quatre numéros diffusés de « Transbordeur ». L’association universitaire « Dipp » réalise gratuitement, sans participation au financement de sa production, une émission mensuelle « Etudiants, poils aux dents » qui ressemble étrangement à ce que font des étudiants rennais pour TV Rennes avec « Mag d’U ». Sciences’Com, on peut le constater, réalise régulièrement l’agenda de l’émission culturelle de Nantes 7. Par ailleurs, l’école -comme Infocom- fait écrire par ses étudiants nombre des contenus du portail universitaire « Nantes Campus », projet dont les partenaires sont l’Université de Nantes, Nantes Métropole, l’Ecole des Mines, l’Ecole Centrale etc, mais aussi l’Ecole privée de Design. Ce projet est porté « dans une collaboration originale public-privé » par la société Kosmos [7],« éditrice de solutions Xnet ». L’école privée Cinécréatis n’est pas en reste puisqu’elle a organisé auprès de ses étudiants un concours débouchant sur la réalisation de six séquences de promotion des chaînes locales : trois pour Télénantes, trois pour Nantes 7. Comment ont été produits ces spots publicitaires, diffusés ou pas ? À qui a profité le travail des étudiants ?

Lors du Festival Ram’Dam, qui s’est déroulé au mois de février 2005 à Nantes, une équipe d’étudiants du lycée de Montaigu s’est retrouvée, sans tuteur réalisateur de Télénantes, à assurer la captation de quatre concerts d’une demi-heure chacun. Ces émissions ont été livrées clé en main à Télénantes qui les a diffusées et rediffusées à satiété. Coût pour la chaîne : zéro euro. Seul le car-régie de Télénantes a été mobilisé pour la captation. Pas une indemnité n’a été versée à ces étudiants, qui sans espérer de remerciements, ne s’attendaient pas pour autant à essuyer finalement des reproches sur la qualité de l’image et du son. Le lycée de Montaigu a également pris en charge pour le compte de Télénantes la captation de spectacles, lors de manifestations comme « Hipop session ».

Il faut par contre saluer France 3 Pays de la Loire, qui, après avoir abusé de stagiaires journalistes, s’est mis en conformité avec le Code du Travail. À la demande de la CGT, la chaîne s’est engagée récemment à rémunérer ses stagiaires quand ceux-ci réalisent des reportages sans encadrement.

Quelle est la législation réglementant les stages en entreprise ?

À partir des quelques exemples exposés ci-dessus, un détour par le Code du Travail s’impose. Dans le cadre du stage obligatoire, ce qui est le cas quand une école exige de ses étudiants qu’ils fassent pendant leur cursus un ou plusieurs stages, le jeune stagiaire est placé en entreprise « pour s’informer, se former, ou réaliser une étude destinée à l’obtention d’un diplôme et non pour effectuer un travail à la demande et pour le compte de l’entreprise. Le chef d’entreprise ne doit retirer aucun profit direct de la présence du stagiaire » [8]. De plus, dans le cadre du stage obligatoire, les stagiaires ne doivent pas être placés dans un état de subordination juridique de totale dépendance :
 les stagiaires doivent bénéficier d’une formation effective dont les contenus sont à définir contractuellement avec les écoles
 les stagiaires ne doivent pas être exclusivement affectés à l’exécution d’une tâche de travail
 les stagiaires doivent bénéficier d’une indépendance dans l’organisation de leur travail
 les stagiaires peuvent à certaines conditions percevoir une rétribution en rapport avec l’importance du travail accompli

C’est ainsi, par exemple qu’un hôtelier de Saint-Tropez s’est trouvé condamné en 2002 pour l’exploitation de jeunes stagiaires (BTS avec convention de stage) dans une optique de profits à 4 mois d’emprisonnement et 50 000 Frs d’amende, en vertu de l’article 225-13 du Code Pénal À travers ce dernier cas qui fera jurisprudence et les abus répétés dans le secteur audiovisuel, nous mesurons combien les employeurs, dans le meilleur des cas, méconnaissent la législation en vigueur, ou plus certainement s’assoient sur elle, encouragés en cela par l’ignorance des jeunes étudiants, de leurs parents et par la complicité coupable de certaines écoles.

Quels sont les ressorts du recours aux stagiaires d’écoles ?

Il faudrait se demander comment en est-on arrivé à un tel niveau d’exploitation des stagiaires, non seulement dans le secteur de la diffusion, mais également dans le secteur de la production. Les exemples développés ci-dessus n’ont rien d’exceptionnel. Plusieurs raisons économiques et sociales expliquent le développement de ces pratiques scandaleuses :
 le développement des chaînes [9] et des écoles privées [10] au modèle économique fragile
 le sous-financement chronique des programmes de télévision qui justifie, à leurs yeux, le non-respect des obligations sociales pour les employeurs. Des observateurs avisés faisaient remarquer en 2004 [11] que Télénantes avec un budget de fonctionnement de 1,3 million d’euros et Nantes 7 avec 3 millions d’euros auraient d’énormes difficultés à financer leurs programmes frais, alors que TV Breizh disposait à la même époque d’un budget annuel de 13 millions d’euros par an
 l’insuffisance des contrôles de l’Inspection du Travail dans le secteur de la télévision, qui a généré dans la profession un grand sentiment d’impunité
 un turn-over très important du personnel technique qui rend difficile toute tentative d’organisation collective ; les salariés souvent précaires et jeunes ont une grande méconnaissance de leurs droits sociaux

On peut même parler dans le cas singulier des entreprises et écoles dont nous avons fait mention, d’un système organisé de partenariats pluri-annuels, fondés sur un détournement du statut de stagiaire et légitimés idéologiquement par la survalorisation de l’expérience pratique en entreprise

Le développement des stages se fait sur l’apologie des valeurs de l’entreprise et la critique des valeurs et des pratiques de l’Ecole

L’extension du secteur privé de télévision a généré une croissance de la précarité qui s’est traduite d’abord par le développement de l’intermittence, jugée aujourd’hui trop coûteuse, et maintenant par l’émergence du travail gratuit à travers les statuts du bénévole et du stagiaire. Pour P.M. Menger, le secteur artistique - on peut y ajouter celui des médias - révèle « les mutations les plus significatives du travail : fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée voir revendiquée, arbitrages risqués entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires » [12] Toutes ces nouvelles conditions de travail ont besoin d’un discours de légitimation pour être acceptées par l’ensemble des acteurs, et en priorité par les stagiaires eux-mêmes. Ce discours est charpenté autour des valeurs de l’entreprise. Une école nantaise revendique d’ailleurs très bien cette proximité entre les besoins de l’entreprise et les objectifs de formation, c’est Sciences’Com, née en 1984 sur le concept d’école-entreprise. Eric Warin, directeur adjoint de l’école a pu d’ailleurs expliquer les objectifs de l’école sur les antennes de Nantes 7, pendant l’émission « 18 heures à l’appart » du 14 décembre 2004 ; pour lui, Sciences’Com se doit de préparer les étudiants au monde de l’entreprise, et pour illustrer ce principe d’adéquation, Eric Warin donnait en exemple le fait que l’école soit ouverte 24 heures sur 24 aux étudiants, exprimant ainsi un idéal d’école annonciateur d’un idéal d’entreprise. Ce propos ne fut pas d’ailleurs mis en question par l’animateur de l’émission : entre gens bien élevés, ça ne se fait pas, passons à la question suivante. Ces gens-là appartiennent-ils à un monde où la durée du temps de travail serait une notion incongrue ?

On peut même penser que le recours aux stagiaires d’écoles participe d’un mouvement général de déqualification des métiers de l’audiovisuel. Ce qui est recherché maintenant dans les entreprises privées locales de diffusion et de production, c’est le technicien-orchestre, pourvu de compétences étendues et à même d’assurer les tâches dévolues précédemment à plusieurs techniciens. On trouve ainsi « sur le marché » des cadreurs-monteurs-mixeurs, des techniciens vidéo-réalisateurs. Les stagiaires d’écoles s’adaptent très bien à ce mouvement vers la polyvalence déqualifiante, ils la revendiquent d’une part et par ailleurs l’assument grâce à leur formation plus généraliste que spécialisée.

On sait pourtant que le référentiel de la formation (élaboré par les responsables des chaînes généralistes et des chaînes thématiques, c’est-à-dire par les principaux employeurs) dit exactement le contraire : « La réalisation d’un projet audiovisuel suppose la mise en œuvre de compétences et de connaissances artistiques et techniques relevant de l’intervention de professionnels spécialisés. Ces professionnels sont « autonomes » sur leur objet de travail, mais co-impliqués dans le processus de réalisation... Au-delà de la notion traditionnelle de travail en équipe, inhérente à l’audiovisuel, l’apparition et le développement du travail coopératif ou « collaboratif » en réseau induisent des changements dans la méthodologie à adopter et la répartition des activités ». En clair, c’est la chaîne de fabrication des productions audiovisuelles qui s’est transformée depuis quelques années avec la généralisation des technologies numériques. Chaque métier y occupe une place qui spécialise les compétences et est le résultat de la rationalisation de la chaîne de fabrication. Prétendre l’inverse, c’est prôner, sans le dire, la déqualification, synonyme de marchandisation et de standardisation accrues des programmes. Les chaînes locales peuvent s’en contenter, les chaînes nationales, ou thématiques, quoi qu’on puisse en penser, recrutent sur des profils et des contenus spécialisés.

Un système organisé entre entreprises et écoles

Ce discours sur les valeurs de l’entreprise a fortement déteint sur les discours et les pratiques des écoles privées, qui sont elles-mêmes des entreprises devant cultiver leur pérennité et donc leur image. Le discours marketing de Sciences’Com confond allégrement l’Information et la Communication et prétend former aux métiers de la télévision. On peut craindre que les établissements publics puissent être, eux-mêmes, contaminés par un discours entrepreneurial légitimant des partenariats avec des chaînes de télévision privées, au nom de la compétition entre écoles. Le stage en entreprise prend de plus en plus d’importance dans le cursus pédagogique, plus particulièrement dans les écoles privées. Il n’est pas rare maintenant que les étudiants accomplissent deux stages pendant la même année. C’est le cas de Cinécréatis et de l’ESRA qui prévoient une période de stage au mois de février et une période d’été, qui peut d’ailleurs s’étendre jusqu’au mois de décembre. La durée des stages atteint dans ce cas 12 semaines par an. Les jeunes étudiants ne bénéficient d’ailleurs d’aucun soutien dans leur recherche d’une entreprise d’accueil. On considère même que la démarche de recherche sans soutien de la part de leurs formateurs fait partie de leur apprentissage. Peu importe alors que le stage ait un rapport avec le métier poursuivi, peu importent les conditions d’accueil, peu importe que l’entreprise soit incapable de définir et de compléter des contenus de formation, de mettre des équipements à disposition des stagiaires, qu’il n’y ait pas un réel tuteur ; l’important c’est de se placer en entreprise et honte aux postulants qui n’y arrivent pas.

L’imposture dans laquelle se trouvent les étudiants est qu’on leur fait croire que l’accès au stage est le sésame d’accès à l’emploi futur, carotte qui renforce leur servilité. Or il faut le dire très nettement, il n’en est rien, et cela pour deux raisons :

 les professions de l’audiovisuel connaissent aujourd’hui un chômage important car ce secteur est incapable d’absorber les quelque 1000 étudiants qui sortent chaque année des écoles audiovisuelles (ou qui prétendent l’être) privées.

 la multiplication et la longueur des stages est un obstacle en soi à l’insertion des jeunes professionnels C’est justement parce qu’ils sont généralement compétents et qu’ils sont gratuits que les stagiaires occupent des emplois assurés précédemment par des professionnels. Et quand ces jeunes, à l’issue de leur formation se rappelleront au bon souvenir de leur entreprise d’accueil, ils auront alors la désagréable surprise de constater que leur poste est pourvu par d’autres stagiaires souvent issus de leur propre établissement.

On ne s’étonne même plus que des entreprises audiovisuelles diffusent des offres de recherche de stagiaires, ce qui laisse songeur sur la réalité des postes, c’est-à-dire des emplois maquillés en stages. On a même vu, à l’ESRA par exemple, une chaîne de télévision, TV Breizh, demander des stagiaires en dehors des périodes normalement prévues pour cela ; et que croyez que l’école fit ? Eh bien, elle accéda à la demande.

Dans certains cas, il y a une véritable collusion entre les intérêts des entreprises et des écoles. C’est ainsi que Dominique Luneau, directeur de Télénantes, est en même temps administrateur de Sciences’Com.

Un des impensés dans les formations audiovisuelles, c’est la question de l’insertion professionnelle ; dans l’incapacité de fournir des chiffres de placement à l’issue des formations, la plupart des écoles privées pratiquent un discours hypocrite vis-à-vis des étudiants et de leurs parents en justifiant leur existence par les partenariats qu’elles sont amenées à souscrire avec le monde du travail. Ces écoles ne sont-elles pas devenues le vivier d’une main-d’œuvre gratuite pour des entreprises sans scrupule ? Il est frappant de constater qu’un certain nombre d’étudiants, influencés par le modèle prégnant de l’entreprise, n’envisagent même pas de devenir des salariés d’entreprise et créent eux-mêmes des structures de production de type associatif avec un modèle économique bien fragile, voire inexistant. On peut simplement se demander si ces écoles travaillent pour les intérêts de leurs étudiants ou pour leurs propres intérêts.

Pourquoi les stagiaires acceptent-ils leur propre exploitation ?

On peut avancer l’explication suivante : en l’absence de gratifications monétaires, les étudiants stagiaires trouvent une panoplie de gratifications psychologiques et sociales : « nature et variété des tâches accomplies, mise en valeur de toutes les compétences individuelles, sentiment de responsabilité, considération, reconnaissance du mérite individuel, conditions de travail, rôle de la compétence technique......prestige social de la profession... » [13]. Ces gratifications sont d’ailleurs mises en avant dans le discours des écoles et des entreprises : exercer un métier-passion justifie bien des sacrifices. Et puis l’espoir d’arriver à une insertion professionnelle future renforce la docilité de stagiaires, désireux de faire montre de leurs compétences. Il y a là un véritable marché de dupe pour tous ces jeunes, car si l’on résume leur situation : ils payent une formation (fort chère), parfois en empruntant, parfois avec l’aide de leurs parents pour travailler en définitive gratuitement en entreprise.

Si le tableau dressé dans cette analyse est bien sombre, la situation du secteur audiovisuel est loin d’être univoque. Il y a aussi des entreprises, travaillant principalement et depuis longtemps avec les établissements publics, qui offrent une véritable formation complémentaire à leurs stagiaires, certaines même les rémunèrent ; il y a des enseignants dévoués qui se démènent pour trouver de bons stages ou accompagner leurs étudiants durant cette période. Mais il y a une logique implacable d’ordre économique qui menace les droits élémentaires de salariés et de stagiaires. On peut considérer qu’il y a deux perdants avec l’extension du travail gratuit :
 les stagiaires eux-mêmes condamnés à végéter dans le monde du travail [14]
 les professionnels précaires, comme les intermittents qui ne peuvent s’imposer face à des faux stagiaires, non rémunérés

Il y a là une véritable loi du silence sur un problème où la responsabilité des entreprises et des pouvoirs publics est grande :
 pourquoi le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel n’exerce t-il pas un pouvoir réglementaire plus strict sur des chaînes de télévision dont le modèle économique est bancal ?
 pourquoi la production de programmes reste-t-elle en France dramatiquement sous-financée ?
 pourquoi le Ministère du Travail ne voit-il pas ses effectifs d’inspecteurs et de contrôleurs renforcés ?
 pourquoi est-il si facile de créer des écoles privées sans que les autorités académiques exercent un contrôle à posteriori sur les contenus, les méthodes et les résultats de ces établissements ?

Les salariés des entreprises audiovisuelles et leurs organisations syndicales ont certainement un rôle majeur dans la dénonciation de cette situation. Ainsi, fin 2004, un courrier signé d’une association professionnelle, « Les Monteurs Associés » était envoyé à tous les établissements publics de formation et aux ministères concernés (Culture, Education, Travail) pour s’alarmer du recours abusif aux conventions de stage. Il va sans dire que les ministères interpellés n’ont pas encore réagi.

Il est plus que temps de dénoncer une situation, qui n’est pas nouvelle, mais qui a prospéré sur le cynisme d’entreprises et d’écoles, sur l’ignorance de jeunes étudiants et de leurs parents et sur la cécité des pouvoirs publics.


[1Pierre-Michel Menger.-« Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme »- Ed. du Seuil, La République des Idées, 2002

[2Le travail gratuit touche d’autres secteurs professionnels : ceux de l’édition ou de la presse écrite. Voir « Tâcherons de luxe pour presse low-cost ». Observatoire nantais des médias. www.observatoire-nantais-medias.fr

[3Voir « BTS des métiers de l’audiovisuel :Référentiel du diplôme » juin 2002 et « Repères pour la formation : BTS des métiers de l’Audiovisuel » janvier 2005. Ministère de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche. Direction de l’enseignement scolaire. Service des formations. Sous direction des formations professionnelles.

[4Un pointage des signatures en presse écrite locale ou nationale, une écoute attentive des radios et des télévisions montre comment nombre de professionnels ont garanti les embauches de leur progéniture, en faisant jouer tous les mécanismes de la reproduction sociale. Voir aussi les travaux des sociologues de l’école « bourdieusienne »

[5Il ne faut pas oublier que ces professionnels émargent alors au régime d’assurance-chômage des intermittents

[6Voir : François Le Nours « Le magot des télévisions locales nantaises et ses enjeux » . Acrimed. www.acrimed.org

[8E. ROCHEBLAVE, avocat.- Le stage en entreprise :principes et jurisprudences.-prudhommesisere.free.fr

[9TV Breizh est née en 2000, Télénantes et Nantes 7 en 2004

[10L’ESRA à Rennes s’est ouverte en 1999, Cinécréatis s’est créée à Nantes en 2000

[11Voir : François Le Nours « Le magot des télévisions locales nantaises et ses enjeux ». Acrimed

[12Pierre-Michel Menger.- " Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme "- Ed. du Seuil, La République des Idées, 2002

[13Pierre-Michel Menger.-idem

[14Il m’est arrivé de rencontrer plusieurs années après leur sortie de formation des jeunes qui étaient encore englués dans le piège des stages facultatifs, signés entre eux-mêmes et des entreprises, sans convention passée avec une école : autre scandale