Un syndicalisme autogestionnaire et sans permanent

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Valérie Minerve Marin

Charlie hebdo : une liberté paradoxale

paru dans réfractions

jeudi 3 juillet 2003

Derrière l’image « de gauche », voire subversive, du mensuel Charlie hebdo, une réalité : la virulence et l’indépendance du canard ont laissé place à l’autocratie du maître de cérémonie, Philippe Val.

CharlieHebdo
Une « liberté paradoxale »

  « Michel Crozier, vieux débris universitaire
  titulaire d'une chaire percée de sociologie
  et farouche adepte de l'introspection […] fait
  partie de cette génération d'escrocs d'un type
   nouveau dont la langue de bois consiste à
  dénoncer la langue de bois »

Oncle Bernard (1)  

Un court métrage réalisé en 1997 par la direction (Philippe Val, Cabu, Cavanna, Bernard Maris) définit la ligne éditoriale dans ces termes : « C'est la fidélité aux idéaux des Lumières, le respect de la démocratie […] C'est la résistance joyeuse…» Pourtant, les nombreux témoignages recueillis montrent que ce discours devient fallacieux dès lors que les intérêts spécifiques de la direction sont en jeu. Faux-semblants d'un patron qui se dit « de gauche » que l'autoritarisme n'effraie pas.

Une certaine liberté

En comparaison avec les pratiques des médias de grande diffusion, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo laisse une certaine liberté de travail à ses journalistes, n'exigeant pas systématiquement d'eux qu'ils rapportent une information orientée. Cela apparaît notamment dans les entretiens réalisés avec les journalistes de Charlie Hebdo qui sont passés par d'autres rédactions. Habitués à s'autocensurer ou à être franchement censurés (titres changés, paragraphes transformés, déplacés, etc.) certains nous parlent d'une "plus grande liberté" d'expression à Charlie Hebdo.

« Ah ! Ben non, il n'y a pas une liberté totale, parce qu'il faut que le sujet intéresse. C'est le rédacteur en chef qui décide ou quand il n'est pas là son adjoint ou enfin, d'autres, disons qu'il faut que le sujet soit accepté, c'est un fonctionnement normal en même temps, ça c'est dans tous les journaux (2). Mais on peut s'exprimer plus qu'ailleurs ».

Un second exemple nous est donné par un autre journaliste :

« La plupart du temps je peux choisir mes sujets et c'est quelque chose que je ne pourrais pas faire ailleurs. Il y a quand même, en général, une certaine liberté dans le traitement des sujets. Ça c'est génial […] Bon, maintenant c'est quand même Val qui attribue qui fait quoi, ça, c'est clair ».

Cette dernière remarque (que nous retrouvons dans plusieurs de nos entretiens) rappelle que le champ journalistique fait l'information, et, qu'à l'instar des autres journaux - bien que dans une moindre mesure - le rédacteur en chef de Charlie Hebdo en choisissant des sujets imposés par ce qu'il est convenu d'appeler l'actualité, manifeste une certaine hétéronomie vis-à-vis du champ. D'où, une question : un journal d'actualité politique doit-il nécessairement parler de l'actualité politique définie, sinon dictée par les grands médias ? Y aurait-il des événements considérés comme majeurs dont il faudrait nécessairement faire état ?
Sans doute, non. Cette conduite de suivisme témoigne davantage du souci du rédacteur en chef « d'augmenter la partie chaude de l'actualité dans le journal » et de faire un journal  plus en conformité avec ceux de la « presse établie », c'est-à-dire politiquement correct. Au final, cela s'apparente à une manipulation des agents - fût-elle inconsciente - dans la logique du champ journalistique par l'imposition de la doxa de la presse conventionnelle. Cet alignement sur la « pensée unique » participe du droit d'entrer dans le champ. Pour réaliser cette normalisation de l'hebdomadaire, un changement de maquette et de formule ont été nécessaires. Cela a permis une modification des pratiques professionnelles et de la sélection de l'information délivrée par le journal.
 
« Avec la nouvelle maquette, en page deux et trois, ce sont les sujets politiques, d'actualités. Là, c'est eux [la direction du journal] qui décident ce qu'il y aura dans ces pages, ce sont des commandes et donc il y a beaucoup de directives. En plus, ces pages servent à diminuer drastiquement les espaces autonomes laissés à la discrétion de leur "propriétaire" semaine après semaine. Là, c'est remis en jeu chaque semaine donc ça permet de resserrer sérieusement les boulons. Si ce n'est pas « dans la ligne », on n'écrit jamais en 2 et 3 et donc on est marginalisé.. Moi, ça ne m'intéresse pas de faire des commandes. Enfin, je ne sais pas, je veux dire c'est important de ne pas se discréditer complètement ».

La censure : moyen de contrôle et de pression


Par ailleurs, d'autres journalistes tiennent des propos beaucoup plus nuancés quant à la censure exercée par le rédacteur en chef. Celle-ci peut prendre différentes formes, plus ou moins visibles, plus ou moins intenses, et, finalement, on constate à Charlie Hebdo comme dans le reste de la presse, diverses formes de censure qui vont crescendo.

Une censure tolérée
 
La première forme de censure que les journalistes acceptent le plus souvent parce que tellement entrée dans les mœurs de la profession, se traduit par le pouvoir du rédacteur en chef de modifier un titre, retirer un passage, ne pas publier un article ou un dessin, etc. Elle n'est pas très fréquente, mais elle existe. Ainsi, par exemple, l'article d'Olivier Cyran (3) publié en février 2000 (interview de Pierre Carles) dont le titre et le contenu ont été transformés par le rédacteur en chef, afin d'empêcher la diffusion d'une information gênante pour lui. Dans son interview, Pierre Carles avançait que certains journalistes de Charlie Hebdo - plus précisément Siné et Charb (4) - servaient « d'alibis » à un hebdomadaire capable de prendre par ailleurs les positions consensuelles de la « presse bien pensante ». L'interviewé a adressé au rédacteur en chef un courrier qui n'a pas été publié par le journal (5). Ce dernier semble refuser d'ouvrir le débat.

Cette censure s'exerce également à l'égard d'autres journalistes de l'hebdomadaire :

« Il y a toujours des barrières, des trucs qui ne passent pas. Moi, récemment j'ai eu deux papiers qui ne sont pas passés, mais ça je l'accepte, j'accepte cette censure parce que dans un journal  il y a toujours une ligne […] Mais c'est vrai qu'il y a eu des sujets tabous. J'avais fait un papier sur le conflit Israël Palestine, il n'est pas passé, bon.
Parce que vous n'aviez pas le même point de vue que le rédacteur en chef ?
Parce que lui pensait que ça pouvait être pris pour de l'antisémitisme. Ce n'est pas du tout mon point de vue et je ne pense pas que ce soit le point de vue de qui que ce soit au journal. Je suis complètement clair par rapport à ça, mais bon, simplement, voilà, c'était son point de vue donc il n'est pas passé. Il y en a eu un autre aussi par rapport à la pédophilie. C'est quand même un sujet assez sensible et selon lui, ça pouvait être pris comme si je défendais la pédophilie, ce qui n'est pas du tout mon cas non plus, mais bon, voilà […] ».


L'autocensure : Résultat d'un conditionnement

Une forme de censure moins euphémisée est celle que s'appliquent à eux-mêmes les journalistes de Charlie Hebdo pour éviter les conflits idéologiques. Elle est toujours le résultat de pressions qui se sont exercées dans le temps. Ainsi, certains dessinateurs qui ont vu, au moment de la guerre du Kosovo ou du conflit israelo-palestinien, leurs dessins refusés parce qu'en désaccord avec la ligne éditoriale du journal, les ont publiés dans d'autres journaux. D'autres fois, ils se résignent, bon gré mal gré, à éviter les sujets qui fâchent :

« Il y a un moment donné où t'acceptes n'importe quoi […] Il y a un moment donné où tu dis : stop  la violence, quoi ! Il vaut mieux faire un truc moyen genre les J.O. dans lequel tu peux avoir une espèce de véritable liberté de ton, même si ce n'est pas terrible, plutôt que de faire un truc où tu vas être obligé de rendre des comptes. Sur un sujet débile, comme celui-là, tu ne rends pas de comptes, et au bout d'un moment c'est confortable. Tu te dis ça va, je suis tranquille là-dessus, c'est reposant ».

Cette soumission désenchantée pose le problème du renforcement de « l'arbitraire des chefs » (6) et assure à ceux-ci le pouvoir de manifester à l'égard des plus insoumis une forme d'ostracisme et de stigmatisation. Si comme le fait remarquer Patrick Champagne (7), en référence à Freud et aux psychanalystes,  l'autocensure a aussi pour fonction de réguler un comportement social, et qu'elle n'est pas en cela toujours condamnable - moralement au moins -, elle perd, selon nous, sa légitimité lorsqu'elle est le résultat de pressions imposées par les structures de hiérarchie, d'autorité et de domination, dont la fonction est l'empêchement de l'émancipation humaine.
Par ailleurs, lorsque des journalistes ont profondément intégré l'autocensure, ils peuvent s'y soumettre aveuglément. C'est qu'ils ne disposent plus alors du recul critique que suppose une prise de conscience nécessaire à leur propre liberté d'expression :  

« Effectivement, il y a une liberté, mais nous sommes conditionnés à ne pas l'utiliser comme nous pourrions le faire ou comme nous devrions le faire […] Charb, par exemple, il a intégré une autocensure au niveau de ses chroniques […], je sais qu'il ne traite pas les sujets qui, au fond, le touchent le plus, par exemple la Palestine ou ces choses-là. Quelque part, on va éviter de traiter les sujets qui fâchent. Or, à Charlie, les sujets qui fâchent se sont multipliés avec les années. C'est-à-dire que les sujets que l'on peut traiter librement, sans crainte de se faire mal voir, sont devenus très peu nombreux, et donc, quand on veut exercer la liberté qui nous est virtuellement reconnue, c'est toujours au risque des représailles ».

Vers une censure plus ouverte


Toujours en lien avec l'arbitraire patronal, la censure peut aussi trouver une explication en fonction du statut occupé dans l'entreprise, notamment lorsqu'il correspond à celui précaire de pigiste. Cette fragilité place celui-ci dans une situation de dépendance plus importante vis-à-vis de son employeur, ce qui facilite pour ce dernier, une fois de plus, les abus de pouvoir en tout genre (imposition des sujets, censure, etc.) L'exemple suivant montre avec quelle pertinence cette pigiste analyse la situation. C'est aussi cette lucidité qui semble pouvoir l'amener, au moins mentalement, à opter pour une solution différente, si l'occasion se représente.  

«  Je suis censée pouvoir moins ouvrir ma gueule parce que je suis pigiste. Quand il m'a débauchée c'était un peu dans cette idée, c'est à dire l'idée que si je devenais plus dépendante de son bon vouloir pour placer mes articles et donc gagner ma vie, j'allais peut-être mettre un peu la sourdine, quoi, en tous les cas, j'allais avoir moins de pouvoir pour l'emmerder. C'est sûr que les autres, des gens comme Charb, bon, ils ont une légitimité que moi je n'ai pas, parce qu'ils sont là depuis le début, ce sont des piliers de Charlie. C'est clair qu'eux, ils ont plus de moyens de donner leur avis et de ne pas être d'accord […] Après le conflit sur Israël, je faisais beaucoup moins de piges. C'est-à-dire qu'avant, quand je lui proposais un sujet qui n'avait rien à voir avec la politique, en culture par exemple, il acceptait toujours. Et là, il me disait, je ne sais pas, il faut que je lise le livre avant, etc. Mon salaire il a fait bzzz ! [signe de chute avec la main]. Pour ce sujet là (8), Fischetti (9) a refusé. Et, moi, j'ai eu un moment de faiblesse. J'ai accepté parce que j'avais vraiment besoin de fric, mais après, j'ai vraiment regretté quoi, je me suis dit plus jamais quoi, plutôt manquer de fric. Eux, je pense qu'ils jouent là-dessus, c'est-à-dire du fait que je suis pigiste, ils savent que je suis toujours à disposition, quoi. Ils ne doivent pas me payer mais en même temps quand ils ont besoin de moi, ils me tiennent un peu parce que j'ai besoin de fric ».

La censure : Un abus de pouvoir

Si donc la censure, bien qu'illégitime, peut apparaître sous des formes euphémisées, elle peut aussi se manifester de manière sournoise voire plus violente. A Charlie Hebdo, la mise en place de la nouvelle maquette qui accompagne la nouvelle ligne éditoriale va permettre aux dirigeants de l'entreprise un remaniement de l'équipe. Les plus indésirables - c'est-à-dire les plus rétifs au changement - seront contraints de démissionner à force de harcèlement, d'humiliations, de « mise au placard » (moins de reportages, moins d'espace, etc.) La direction parviendra à faire taire peu à peu les autres protestataires, ceux qui demeurent beaucoup plus malléables et disciplinés en raison de leur position dans le champ journalistique. Parallèlement, elle nommera aux postes clefs ceux dont elle s'est assurée la confiance, c'est-à-dire ceux qui en raison d'intérêts particuliers - accumulation du capital symbolique et matériel - sauront faire preuve d'allégeance à son égard. Cette tactique de la « bonne nomination » (10) en échange des « bons offices » de certains, assure à la direction la quasi certitude que les bénéficiaires ne s'opposeront jamais à ses décisions et qu'en raison de  leurs aspirations et des profits - immédiats ou futurs - qui en découlent, ils seront même conduits à les appuyer.
Pour comprendre les réactions des uns et des autres, nous devons nécessairement prendre en compte l'état des champs économique et journalistique : d'une part, un taux de chômage très élevé dans le secteur de la presse, d'autre part, le fait que Charlie Hebdo soit, au moins pour l'instant, le seul journal de dessinateurs. Enfin, que les journalistes y ont des salaires décents. Cet état du marché de la presse joue en faveur de l'entrepreneur. C'est en effet un atout supplémentaire non négligeable, qui lui permet davantage de gérer son entreprise en fonction de ses intérêts propres. Par ailleurs, nous devons aussi constater qu'il est plus difficile pour les journalistes dessinateurs que pour les journalistes rédacteurs, de surcroît diplômés de l'Institut d'études politiques ou d'une école de journalisme, de donner leur démission lorsque l'ambiance est devenue intenable. On peut donc en déduire qu'il y a au moins pour certains une adhésion « par défaut » qui ne correspond pas à une approbation sans condition des transformations engagées, mais à une accommodation, parce qu'ils n'ont pas vraiment la possibilité de faire d'autres choix. Par ailleurs, tout indique que les démissions de certains journalistes ont partie liée avec une sorte de désenchantement. S'il y a pendant quelques années « une petite fierté à travailler à Charlie, plutôt qu'être un grouillot à Libé ou au Monde », c'est aussi parce que l'hebdomadaire s'est longtemps affiché comme un journal contestataire. Pour ces journalistes, travailler à Charlie Hebdo leur procure une certaine « visibilité » dans le milieu militant. Du coup, faire partie de l'équipe leur assure « une espèce de prestige », « une forme de reconnaissance symbolique ». A partir du moment où le journal n'est plus perçu avec le même engagement et où il ne bénéficie plus d'une image « sympathique » chez les militants, les journalistes n'éprouvent plus « la même satisfaction morale à y travailler ». Lorsque l'illusio - ce rapport enchanté au jeu - cesse,  c'est-à-dire la motivation qu'il y avait à écrire dans un journal reconnu dans le milieu du militantisme, donner sa démission se transforme en une sorte de soulagement voire de libération face aux désaccords idéologiques grandissants. Il est important de relever que pour certains journalistes les enjeux économiques deviennent alors secondaires. Ce qui est prioritaire, à leurs yeux, c'est de ne plus être rédacteur dans un hebdomadaire trop en décalage avec leurs opinions.

« Il [un rédacteur] avait vraiment gueulé au moment de la nouvelle maquette. Il avait dit que les chroniques avaient été reléguées dans un garde meuble et, c'est vrai qu'elles ont été complètement tassées, un peu réduites et mises dans des espaces pas du tout identifiables. Boujut (11), il a perdu son dessin parce que Val voulait le virer, mais il n'osait pas. Donc, il a supprimé son dessin et il lui a donné un timbre-poste dans un coin de page…
Pourquoi il voulait le virer ?
Parce qu'il n'aimait pas ce qu'il faisait. Il disait du bien des films de gauche et Val trouvait que c'était une lecture politique du cinéma, et que ça n'était pas intéressant ».


Un autre journaliste déclare :

« L'espace de la bande des "Mégrets" de Luz (12) qui s'était transformé en "Mondains", qui ne plaisait pas beaucoup, et pour cause ! c'était un bon moyen pour faire exploser tout ça, plus de rubriques. Alors on a dynamité, pour une fois il y avait quelque chose de la bande à Bonnot dans Charlie ».

 Liberté paradoxale et chef charismatique

Enfin, il est nécessaire de prendre en compte ce que l'un d'entre eux appelle la « liberté paradoxale » :

« C'est très paradoxal, la liberté est incontestable, on peut dire des choses qu'on ne pourrait pas dire ailleurs, mais en même temps, c'est une liberté qui n'est pas celle qu'on devrait avoir, c'est une liberté paradoxale ».

Sans doute, cette « liberté paradoxale » a-t-elle partie liée avec la relation de dépendance du personnel à l'égard du chef charismatique. Dans tous les cas, ces censures sont le résultat d'antagonismes politiques. Ce sont alors ceux des journalistes ayant profondément intériorisé des valeurs de justice, d'équité et de liberté qui auront la capacité de s'opposer et de transgresser l'ordre des choses. C'est aussi ceux, qui, en reconnaissant le fondement arbitraire de la légitimité du patron, donnent moins de prise à sa domination. Ce potentiel à défendre la dignité humaine n'est pas en général sans conséquence, et le retour de bâton correspond le plus souvent au degré de l'opposition.

Après publication d'articles qui ne vont pas nécessairement dans le sens de la ligne politique du rédacteur en chef, il y a ce que l'on pourrait appeler un rappel à l'ordre. Les avanies infligées se traduisent le plus souvent par du déni et du mépris : « ton reportage était dégueulasse », « ce que tu fais c'est de la merde », « vous êtes nuls, vous ne faites pas du bon boulot », etc. Cette non-reconnaissance de leur travail et ce manque de considération est alors compris par les agents concernés comme un « désaveu ».

« C'est ça, la liberté paradoxale. C'est que j'ai pu écrire des choses en sachant que ça ne plairait pas. J'ai pu les écrire et les publier, grâce aussi en bonne partie à l'espèce de désorganisation interne, qui fait que bien souvent Val ne relit pas les articles qui passent […] Après, il y a le retour de bâton et dans mon cas, cela s'est traduit par une mise au placard : suppression de chroniques, de rubriques […] La mise en place de la nouvelle maquette, ça a permis d'enlever toute possibilité d'initiative personnelle aux anciens. Avec la nouvelle formule, puisque le seul espace c'est, soit le reportage en page 7, soit en page 2 / 3, et en plus avec les interviews, tu n'as plus aucune liberté, de fait, le contrôle est plus grand. Quand tu proposes un sujet, encore faut-il qu'il soit accepté. J'avais proposé un sujet pour la 2 / 3 sur les prisons, sur des proches de jeunes gens qui sont morts en détention. Il n'est jamais passé.. Ce n'est pas parce que le sujet en lui-même était tabou, c'est parce que Val et moi à ce moment là, on était en conflit très fort. Pourtant il y en a des sujets tabous, tout ce qui a trait au gouvernement, que ce soit dans le social, les usines qui ferment, la bourse qui monte, l'immigration, etc. Non mais là, Boujut et moi on n'avait pas signé le droit de réponse au Monde. Alors, voilà…
Pourquoi vous ne l'aviez pas signé ?
Parce qu'on m'avait mis un peu le couteau sous la gorge en me disant, Charlie est attaqué par le Monde, il va falloir être solidaires. Je lui ai répondu, ce n'est pas Charlie qui est attaqué, c'est Val, c'est pas tout à fait pareil. Et puis, la plupart des trucs dits dans le Monde sont justes. Tu ne peux pas attendre de nous une solidarité active, alors que par ailleurs tu fais tout pour la casser, en nous manipulant les uns contre les autres, en mettant les uns aux placards, etc. Tu ne supportes pas qu'il y ait des débats en interne. Moi, je n'ai pas eu le droit à ta solidarité quand on m'a supprimé mes rubriques et quand…hein, parce qu'il y a eu parfois des choses un peu violentes aussi, donc j'ai dit, je ne vais pas être solidaire. La lettre c'est lui [le rédacteur en chef] qui l'a écrite et en gros on avait une injonction de signer. Val, il a clairement laissé entendre que si on ne signait pas, c'est qu'on n'avait plus rien à faire dans le journal ».


Ceux qui d'un point de vue politique campent sur leur positionet refusent de se soumettre peuvent être amenés à le payer très cher. C'est de plus l'occasion pour transformer la domination charismatique du patron en une domination rationnelle.

« Les conférences de rédaction, c'est une espèce de réunion de famille hebdomadaire, où il n'y a que le chef de famille qui parle. Alors ce n'est pas évident d'être tout le temps là, à critiquer ou à ne pas être d'accord. Même si on a raison de ne pas être d'accord, même si on a raison de le dire, on passe quand même au bout d'un moment pour un emmerdeur, quoi […] Alors Mona Chollet (13), elle devait être embauchée, cela faisait un moment qu'elle était là en tant que pigiste, elle s'était rendue très utile pour pas mal de choses, bon…Mais quelques jours avant que son embauche soit effective, il y a eu une discussion assez animée à la suite d'un éditorial de Val sur le conflit israëlo-palestinien. On était là, plusieurs, cinq ou six quoi, à dire que ses propos nous choquaient, qu'on n'était pas d'accord, qu'en plus on ne voyait pas bien de qui il parlait, même si on se doutait bien qu'il visait Charb et Siné en interne, en écrivant, mais qui sont ces fameux antisémites et puis ces fameux gauchistes qui se tournent vers la Mecque […] Mona Chollet avait dit, moi je me suis sentie personnellement insultée, j'ai un grand-père palestinien et une grand-mère égyptienne et donc quand tu dis […] Après Mona a été convoquée et on lui a dit que finalement elle ne serait pas embauchée parce qu'elle n'était pas vraiment dans la ligne du journal. Elle a demandé si c'était pour des raisons politiques, Val a dit, non, non, si c'était pour des raisons politiques, il y en aurait bien d'autres qui gicleraient avant ».

 Cette pigiste explique à sa manière :

« Il disait, les antisémites à travers les Juifs ils détestent les intellectuels […] et puis, pour lui, c'était quand même très clair que les Palestiniens étaient…enfin, que les Arabes en général…il a même dit, les Arabes, c'est une culture qu'est vachement loin de la nôtre […] Il disait, on aimerait bien que les gens se comportent comme des gens civilisés, mais on ne peut pas leur demander parce qu'ils n'ont pas été gâtés…et moi, j'ai gueulé quoi, je lui ai dit qu'il ne pouvait pas dire ça, qu'il y avait des Palestiniens lettrés, que c'était des propos racistes. Enfin, dans sa logique, tu vois, si tu ne lis pas Spinoza avec tes chats sur les genoux, tu n'es pas tout à fait humain. Pour lui, être civilisé, c'est ça et rien d'autres ; ça ne peut pas prendre d'autres formes […] Donc, quelques jours plus tard, Val m'a convoquée, c'était début novembre, il m'a annoncé qu'il arrêtait mon contrat après le mois d'essai alors que j'étais pigiste depuis un an. Ça m'a complètement sidérée parce qu'il ne m'a pas dit pourquoi, mais ça crevait les yeux. Finalement il m'a dit, je ne suis pas sûr que tu sois en accord avec la ligne que je veux donner au journal […] Je lui ai demandé pourquoi, si c'était à cause d'Israël tout ça. Il m'a dit oh ! non, si c'était politique tu ne serais pas la première à partir. J'étais la seule qu'il pouvait virer. Je pense qu'il n'avait pas du tout envie d'une personne de plus qui l'emmerde ».

Contraintes, intérêts et liberté

Si les contraintes économiques (annonceurs, etc.) ne pèsent pas autant sur Charlie Hebdo que sur la grande presse, d'autres indicateurs comme le besoin de reconnaissance du journal, le choix d'une proximité plus grande avec la « gauche plurielle » et avec la presse conventionnelle amènent le rédacteur en chef à se faire juge de ce qui pourra ou non être publié. Ce sont donc des intérêts d'ordre symbolique et matériel qui sont à l'origine du contrôle de l'information. Nos entretiens nous permettent de voir ce qui est effectivement à l'œuvre à Charlie Hebdo, de mettre en lumière des enjeux de luttes qui peuvent conduire à l'exercice autoritaire du pouvoir et à la mise en œuvre de la censure. Sous des faux-semblants de liberté, à Charlie Hebdo comme ailleurs,  « tout a été verrouillé ».  
Il est pourtant primordial, pour dépasser cette forme d'archaïsme, d'arriver à déranger l'ordre établi et à briser les « lois du milieu » par une critique des pratiques ainsi que par la publication des informations sur celles-ci, aussi délictueuses soient elles. Pierre Bourdieu rappelle que « faire progresser la liberté des journalistes, (tient aussi) à leur volonté et à leur capacité de résister aux mécanismes qui déterminent leurs pratiques professionnelles » (14).
                                        
Valérie Minerve Marin
 
1  Charlie Hebdo, « Les patrons sont des incompris », 5 avril 1995, n°145.
2  C'est nous qui soulignons. Cette remarque, d'un des journalistes qui a le plus souvent travaillé dans des journaux à gros tirage, témoigne d'une acceptation de la censure comme légitime et naturelle.
3  Olivier Cyran ancien journaliste à Charlie Hebdo a donné sa démission en mai 2001. Il est aujourd'hui collaborateur au journal alternatif : le RIRe, devenu le CQFD (Ce qu'il faut détruire) en avril 2003.
4  Siné et Charb sont deux journalistes [rédacteur et dessinateur] à Charlie Hebdo.
5  Lettre de Pierre Carles à Philippe Val, (annexe n°).
6  Pierre Bourdieu, « Journalisme et éthique », les Cahiers du journalisme, n° 1, 1995.
7  Patrick Champagne, les Dossiers de l'audiovisuel, « Censures visibles et censures invisibles » (coordonné par Patrick Champagne et Dominique Marchetti), la Documentation française, décembre 2002, n° 106, p. 9.

8  Le thème du sujet : Historique du boycott de Danone (choix du sujet par Cabu).
9  Journaliste rédacteur à Charlie Hebdo.
10  Jérôme Bourdon, « La censure et l'autocensure », in Jean-Noël Jeanneney (sous la direction), L'Echos du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette, Arte Editions, 1999. In les Dossiers de l'audiovisuel, « Censures visibles et censures invisibles » (coordonné par Patrick Champagne et Dominique Marchetti), la Documentation française, décembre 2002, n° 106.
11  Boujut rédigeait une critique de film qu'accompagnait un dessin d'Honoré.
12  Journaliste rédacteur-dessinateur à Charlie Hebdo.
13  Ancienne pigiste à Charlie Hebdo. Elle a arrêté de collaborer au journal en fin d'année 2001.
14  Pierre Bourdieu, « Journalisme et éthique », les Cahiers du journalisme, op. cit.