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Entretien avec Chantal Montellier.

Une oeuvrière de la BD féministe et engagée

dimanche 16 juin 2013, par webmaster

Propos de Chantal Montellier, le 14 mai 2013 ; interview pour N’autre école d’ÉricZ.

N’autre école : Chantal Montellier, Qu’est-ce qui vous a incité dans les années soixante dix à devenir dessinatrice de presse et auteure de bande dessinée ?

Chantal Montellier : J’étais plutôt intéressée par la peinture et c’est au hasard des rencontres que je suis devenue d’abord illustratrice dans la presse, puis auteure de bande dessinée. En 1972, j’enseignais les arts plastiques dans une institution du côté de Thiais et j’ai fait la rencontre d’Aimé Marcellan qui lui enseignait le français.
Nous avions en commun des convictions politiques, mais pas tout à fait les mêmes… J’étais proche du PCF et lui de la CNT. Il m’a tout de même demandé des dessins pour Combat Syndicaliste dont il était un des rédacteurs à l’époque. Nous étions début 70 et j’ai ainsi réalisé quelques dessins sur la fin du franquisme. Je devenais, sans même en avoir une claire conscience, une pionnière du dessin de presse politique.

N’autre école : Vous avez ensuite travaillé des années 70 aux années 80 pour des journaux et des revues politiques aussi différentes que l’Unité, l’Humanité dimanche et Révolution sans changer apparemment de ton ni de regard sur la société. Comment était-ce possible ?

Il y a plusieurs choses qui peuvent expliquer mes allers et venues de la presse de "gauche révolutionnaire " à celle plus « sociale démocrate » : d’abord je ne faisais pas le même type de dessins, ni sur les mêmes sujets, pour l’Unité ou pour l’Humanité hebdo. Ensuite jusqu’en 1983 c’était la période du programme commun, il y avait alors des passerelles entre les rédactions...

N’ae : Avez vous cessé le dessin de presse ?

Hélas pour moi, je n’ai aujourd’hui plus un millimètre dans la presse pour m’exprimer. L’épuration a été faite. (Il existe un petit recueil de mes dessins de presse intitulé « Sous pression » qui va de 1970 à 2001, date de mes derniers dessins édités dans la presse.) Le dernier hebdomadaire pour lequel j’ai travaillé était Marianne, qui n’était vraiment pas de ma “famille”, si toutefois j’en ai une. Je n’y ai publié que des illustrations sur des dossiers assez neutres politiquement. Je ne m’y sentais pas à l’aise. J’étais plus moi même dans des revues comme La Nouvelle critique et Révolution, y compris esthétiquement. Par sympathie pour Marcellan, j’ai publié dans Combat syndicaliste bien que je ne sois pas libertaire, ni anarcho-syndicaliste. J’ai quelques amis dans cette mouvance, dont Aimé, et je suis invitée régulièrement au salon du livre libertaire. Ce n’est pas ma sensibilité, mais en revanche je partage avec ce mouvement un attachement à l’idée révolutionnaire et une analyse critique de la société fondée sur la lutte des classes.

Dans les années 90, j’ai un peu travaillé pour Politis mais, ma participation la plus régulière sur toute cette période, fut pour l’Humanité dimanche. J’y suis rentrée à l’époque de Robert Lechêne. En dépit de ses réflexes staliniens, j’étais très proche dans les années 70, du Parti Communiste qui m’apparaissait comme une force politique et sociale susceptible, dans une stratégie de lutte de classe, de transformer la société. Aujourd’hui évidemment... ! Depuis cette époque, le Parti communiste a parfois jeté la lutte des classes et la classe ouvrière elle même avec l’eau du bain du stalinisme . Le PCF a perdu de son autorité, et plus généralement toute une gauche de contestation a reculé ; les moyens d’intervention qui m’étaient ainsi donnés se sont beaucoup affaiblis, voire ont disparus. En même temps j’observe depuis peu comme une envie de retour de l’esprit critique, mais ce mouvement reste hélas beaucoup trop limité. Il faudrait plus de courage. Des exemples de courage... Sans aller jusqu’ à se faire sauter le caisson dans le tombeau de Lénine, ou de Bakounine, à défaut de cathédrale ! L’heure des gentilles manifestations de rue me semble passée. L’Extrême droite sort de la somnolence, la gauche radicale doit en sortir aussi.

N’ae : Quels étaient vos influences ? Comment avez vous forgé votre style ?

J’ai démarré dans la presse politique sans trop de références côté image et assez peu connectée à la famille journalistique. J’étais pratiquement “hors influence”. Mon dessin était une charge mais il restait réaliste. Je jouais plutôt sur le décalage entre l’image et le texte quand il y en avait.

En BD en revanche la question s’est posée : je n’avais pas d’expérience de la narration et de l’organisation des images sur une planche. J’ai appris en m’y mettant et en m’inspirant d’auteur comme Guido Crepax dont j’aimais le travail. C’est un bédéaste italien qui a créé le personnage de Valentina (très différente de Barbarella !) : une jeune femme affranchie, ressemblant à l’actrice Louise Brooks et vivant des aventures teintées de fantastique, d’onirisme, d’érotisme et aussi de politique (tendance Trotsky). Le corps de la femme y est sublimé et le dessin original et élégant.

Je m’inspirais de ce qui me tombait sous l’œil et du travail de personnes qui m’étaient proches, comme Jacques Tardi qui habitait alors près de chez moi, du côté de Montparnasse. Je trouvais son travail du noir et blanc dans « La véritable histoire du soldat inconnu » ou « Ici même » à la fois esthétique et efficace.

J’ai aussi été influencée un moment par Chester Gould pour le côté stylisé de ses dessins allant à l’essentiel. Crepax lui même le cite parfois dans Valentina, c’est d’ailleurs chez lui que j’ai découvert le père de Dick Tracy.

Je me suis fait une culture sur le tas car mes “connaissances” en matière de bande dessinée remontaient à l’enfance et aux publications édifiantes pour jeunes filles (Fillette, Lisette, la semaine de Suzette...).

Adulte, je n’étais pas une lectrice de BD très assidue, mais j’appréciais la recherche graphique de certains artistes comme José Munoz publié dans Charlie mensuel.
Je fais une différence entre les artisans du genre et les artistes comme José Munoz, Breccia, Alex Barbier ou Guido Crepax, pour ne citer que des anciens...

N’ae : Sur votre blogue, d’une façon globale, vous êtes critique avec la presse dite de gauche et sur le sort qu’elle réserve au dessin de presse. Vous en faites un symptôme de la disparition de la presse engagée. Pouvez vous préciser quel type de dessin de presse vous défendez ?

Les dessinateurs qui restent et qui conservent un espace d’expression "libre" sont ceux que je rangerais dans la mouvance de Charlie Hebdo . Ils fondent leur humour sur une « critique » caricaturale des mœurs, de la classe politique, de l’opinion ou des mouvements sociaux. Il sont branchés sur le sociétal : ils renouent avec la tradition de la caricature outrancière (ce que je n’aime pas), et du billet d’humeur, mais pas celle de l’engagement politique. En tout cas la lutte des classes y est très peu présente il me semble. Le ricanement n’est pas mon genre.

N’ae : Pouvez expliquer la différence que vous faites entre la critique sociétale et la critique politique ?

J’ai envie de vous répondre par un exemple : Le mariage pour tous est une question sociétale, la juste répartition des richesses une question politique… Vous voyez la différence ?

N’ae : Vous dressez un constat similaire dans la bande dessinée : une nouvelle génération d’auteur et d’auteures s’appuient sur les avancées formelles, sur les innovations narratives que votre génération avait développées dans la BD dite adulte, mais semble faire l’économie d’une critique politique du monde qu’elle représente. Que reste-t-il de la capacité subversive de la BD ?

Il y a, dans la BD, une dépolitisation très sensible. En tous cas l’écart n’est pas nul avec les années 70 ou nous étions plus nombreux à porter un regard critique sur la société. Quant à la capacité “subversive” de la bande dessinée actuelle, je ne la vois pas trop, ni sur le fond, ni sur la forme... Mais je n’ai plus une très très bonne vue.

Au sortir de 1968, la BD et des genres littéraires comme la SF ou le polar, apparaissaient à certains comme des outils politiques et subversifs efficaces...
Bien sur je n’ignorerais pas, moi non plus, les capacités expressives de la BD. C’était dans les années 70 un médium populaire en passe de reconnaissance et toute une génération d’auteurs s’ingéniait à lui faire quitter le champ exclusif de la littérature enfantine ou adolescente. Il s’y passait des choses nouvelles, audacieuses et expérimentales. C’est ce terrain commun avec les avant-gardes artistiques de l’époque qui m’a attirée vers la BD. Et c’est la possibilité d’y introduire un réalisme critique qui m’a incitée à en faire.

Ceci étant, esthétiquement, j’étais surtout intéressée par la Nouvelle Figuration, ou Figuration Narrative et par des artistes comme Fromanger, Cremonini, Rancillac, Erro, Télémaque ou le groupe des Mallassis qui à l’époque faisaient une peinture très politisée... Je cherche des noms féminins mais il ne m’en vient pas, hélas…
Le travail de Pignon Ernest Pignon ne m’était pas non plus indifférent, les gisants de la commune de Paris exposés sur les marches du Sacré Coeur, avaient de la force... Hélas, Pignon est assez vite devenu un notable, exposant des dessins de SDF, corps d’hommes et de femmes, grandeur nature, “hurlant leur détresse, recroquevillés dans l’angoisse ou écrasés de solitude”, dans des galeries des Beaux Quartiers et faisant le beau, sous l’œil ému de bourgeoises en manteaux de vison. Un peu obscène, tout ça...

Aujourd’hui je me pose une question : Toute cette peinture était-elle si politisée et engagée que ça ? Quand on prend du recul on peut s’interroger : c’était facile de se positionner et de s’engager dans ces années-là , plus difficile de tenir de telles positions sur la durée. Surtout après que tout ait basculé vers le milieu des années 80, période des grands retournements et reniements... D’un “eugénisme” social qui ne dit pas son nom.

En 68 et après, les peintres dits engagés étaient portés par la vague. Quand je vois ce qu’ils font aujourd’hui… plusieurs membres des Mallassis ont fini en peignant des natures mortes et des tartes (ketch, mirabelle, abricot…) ou les plantes de leurs jardins ; mieux, les brins d’herbe de leur pelouse ! Je ne sais pas si la dialectique peut casser des briques, mais regarder pousser le gazon n’est pas une activité puissamment révolutionnaire, si ?

Cette critique on peut la faire non seulement pour là ces peintres là, mais l’appliquer également à la contre culture de l’époque, bande dessinée et littérature confondue.

Comme disait Gainsbourg :" j’ai retourné ma veste quand je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison". Beaucoup, dans les années 80, ont plus cherché à réaliser une carrière qu’à poursuivre un travail sur le terrain de la subversion ou de la conscientisation. Je suis peut-être une imbécile pour n’avoir pas trop changé de position..? Surtout qu’elle est ruineuse.

N’ae : Avec C. Brétécher, N. Cestac, A. Goetzinger vous êtes reconnues comme une des pionnières de la Bande dessinée féminine pour adulte. Pensez vous avoir réussi à élargir l’espace d’expression des femmes dans genre qui jusqu’aux années 70 était majoritairement masculin ?

Chantal Montellier  : et il faut citer dans cette liste Nicole Claveloux qui après avoir commencé dans l’illustration pour la jeunesse, en faisant des bandes dessinées pour Bayard presse, a participé avec moi et d’autres, à l’aventure de la première revue féminine pour adulte, Ah ! Nana. Elle a publié dans tous les numéros jusqu’à la censure du titre. Nicole a alors du retourner à la littérature enfantine et n’a pas pu retrouver une place dans la BD d’auteur(e) pour adulte. Elle fait depuis une carrière d’illustratrice et s’est un peu "dévergondée" en faisant des dessins érotiques. Elle est aussi peintre à ses heures.

Quand à la dernière partie de votre question je pense pouvoir y répondre positivement. Il y a, de fait, beaucoup plus de femmes dessinatrices dans le 9e art qu’il n’y en avait quand j’ai commencé, les pionnières y sont pour quelque chose ; mais leur histoire se transmet-elle ? C’est moins certain. Il y a sans doute trop de cadavres dans les placards de Barbe bleue pour qu’on en parle... “Malaise dans la civilisation” ! comme dirait Freud. Les violences faites aux femmes sont constantes : une femme violée toutes les 8 minutes, une autre assassinée toutes les 48 heures... Combien de talents féminins massacrés ? On ne les compte pas. Le Minotaure est toujours vivant et nous attendons notre Thésée.

N’ae : Un travail universitaire québécois consacré à la BD politique parle à propos de votre travail d’allégorie dé-constructiviste (lecture polysémique de différents éléments iconiques dans les vignettes et sur la planche). Y-a-t-il eu une influence de Brecht ou du Situationnisme dans votre construction de la narration ?

C’est peut être parce que je fais plus de la BD comme une “plasticienne” que comme une bédéaste classique, style Hergé ou de Jacobs. Cette BD franco-belge ne m’ennuie pas à tous les coups en tant que lectrice, mais sa linéarité m’ennuie à fabriquer. Ce que j’aime, c’est que l’image puisse vivre en tant que telle. Qu’elle ne soit pas juste l’illustration du texte. En général mes lecteurs ne se plaignent pas trop de cette polysémie graphique et textuel. Je m’adresse à un lectorat plutôt sensible et assez cultivé.

Mais ma BD est-elle si expérimentale que ça ?... Une chose est sure chaque album est une expérience nouvelle, avec tout ce que ça implique comme changement de style...

Ceci étant, mes fictions s’appuient pratiquement toujours sur des faits réels. Dans l’Unité j’ai raconté en bande dessinée l’histoire de ma demande d’IVG suite à la promulgation de la loi Veil. J’ai pu constater comment des patrons d’hopitaux, souvent hostiles à la loi, pouvaient interdire ce droit au nom de la clause de conscience. Ce danger reste d’actualité (Cf. droit inaccessible aux femmes les plus pauvres en Espagne et en Italie ou la clause de conscience leur est souvent opposé dans les hôpitaux public).

Andy Gang, lui, publié dans la revue Ah !Nana , s’inspirait de faits divers de la période giscardienne, symptomatiques de la violence sociale de l’époque : je mettais en scène le brigadier Marchodon qui commettait bavure sur bavure sans jamais être sanctionné par l’IGS (police des polices).

On peut considérer que j’ai toujours fait plus ou moins fait du documentaire. La dose de fiction varie en fonction du point de vue choisi pour raconter l’histoire. Pour Tchernobyl mon amour (2006), une commande d’Acte Sud qui voulait prolonger sur un mode plus accessible à tous le livre ardu de Wladimir Tchertkoff “le crime de Tchernobyl”, mon rôle a été de créer une fiction à travers laquelle faire passer les informations contenues dans l’ouvrage de ce journaliste. Mon éditeur ne m’a malheureusement pas payé un voyage en Ukraine et j’ai du inventer le parcours de mon personnage, Chris Winckler, journaliste elle aussi, mais bien plus “naïve” que Tchertkoff, pour organiser le flot de documents mis à ma disposition.

Fiction ou documentaire, mes récits s’inscrivent toujours dans une réalité sociale et politique. En 2005, je publie chez Denoël, un album consacré à l’épopée sanglante de Florence Rey et d’Audry Maupin. Ensuite, j’ai trouvé refuge chez Actes Sud qui ne paie pas très bien, mais dont la politique éditoriale et le lectorat qu’ils touchent me conviennent complètement.

Mon parcours est sinueux, compliqué, difficile et les obstacles furent (sont) nombreux. J’ai du souvent changer d’éditeur. Mais à toute chose malheur est bon, blackboulée par Casterman après “la fosse aux serpents” (album ou il est question de l’affaire Camille Claudel), je me suis tournée vers l’écrit et des activités sociales. J’ai animé des ateliers d’écriture dans des écoles, des quartiers et avec des détenus. Je ne regrette rien car en dépit de mes difficultés financières, je préfère jouir de ma liberté d’expression que me soumettre aux exigences d’un quotidien parfois sordide. J’ai un problème avec la banalité du quotidien et l’expression artistique c’est pour moi combattre son fatalisme.

N’ae : Vous dites dans votre blogue que vos histoires et votre style dénotait dans Métal hurlant et dénote encore dans les publication des Humanoïdes associés.

C’est surtout Jean-Pierre Dionnet qui le dit. Ce qui était agréable aux Humanoïdes, c’est qu’on y a été vraiment libre aussi bien dans Métal Hurlant que dans Ah ! Nana , revue de BD féminine offrant un espace d’expression à une nouvelle génération de dessinatrices. Ce support avait une dimension féministe, avec des guillemets cependant, car jean Pierre Dionnet et Philippe Manœuvre, qui en étaient les co-rédacteurs, n’étaient pas à proprement parler des militants de la cause. Ils surfaient plutôt, comme Janick Dionnet, la directrice du journal, sur une vague dont ils espéraient sans doute tirer un profit commercial et financier.

Mais c’était la première fois qu’un journal de BD pour adulte était réalisé par des femmes : on pouvait voir côte à côte les dessins (pas toujours bien maîtrisés, hélas) de Trina Robbins, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Keleck et moi-même. A son arrêt, je risquais de disparaître comme dessinatrice de BD. Repêchée par Dionnet et Manoeuvre qui en étaient les directeurs, Métal hurlant est devenu ma base de repli éditoriale, mais ce n’était pas vraiment un choix. Autant j’avais du plaisir à publier dans Ah Nana, autant je me sentais déplacée dans Métal : c’était un journal de garçons avec un imaginaire assez macho... Manoeuvre y avait instillé un esprit rock qui était plaisant mais qui n’était pas mon univers. Peu à peu le contenu m’est apparu comme un peu régressif et récréatif.
Il est vrai que les histoires que j’y publiais dénotaient sur le fond et la forme. Avec Andy gang, je faisais du « polar » politique et avec Shelter ou 1996, de l’anticipation sur des univers dystopiques à la Orwell, à des milliers d’années lumière de Moebius ou Yves Chaland, pour ne citer qu’eux...
Certes la BD est une distraction, mais comme pour le cinéma on peut y introduire de la gravité et du réalisme. Ce qui m’intéressait, s’était d’utiliser un média populaire et d’en faire un moyen d’expression artistique qui décrive, dénonce certains aspect de la réalité qu’on nous impose et raconte le tragique de nos histoires. Ma question c’était comment mettre Orwell en BD ! C’était loin de la démarche ironique et maniérée d’un Serge Clerc, de celle humoristique tendance gros nez de Frank Margerin, ne parlons pas de Sergio Macedo et de ces délires intemporels ou de Jodorowsky et de son ésotérisme et autres parcours “initiatiques” où il entraînera Moebius qui, de mon point de vue, s’y perdra un peu. ..
J’ai quitté Métal et les Humanoïdes (après y avoir laissé beaucoup de plumes) à leur rachat par Hachette.

N’ae : En quoi rétrospectivement l’expérience d’Ah ! Nana vous parait-elle unique ?

Ah ! Nana était, en France, le premier journal féminin de BD à contenu féminin voire féministe et peut-être le dernier dans le genre ?... Il y a peu de recherche historique, féministe, sur cette expérience, alors qu’elle me parait intéressante pour l’histoire de l’expression féminine. Pour l’histoire des femmes.

Le journal n’a pas pu vivre très longtemps : en août 1978 il est retiré des kiosques après avoir été frappé d’interdiction de publication aux mineurs pour cause de pornographie. C’était une censure choquante surtout quand on considère le fond de commerce des kiosques de l’époque et ceux de maintenant : on ne compte plus le nombre de titre de la presse people qui affiche en pleine page les seins de telle vedette ou princesse, ou les kilos en trop de telle autre.

Je ne comprends toujours pas ce qu’on trouvait de pornographique dans les couverture de Lise Bilj, Nicole Claveloux ou Florence Cestac... Elles ne me semblaient pas des dessinatrices de l’obscénité… Plus sérieusement, c’est le contenu éditorial qui choquait, les accroches, certains gros titres... : le sadomasochisme, l’homosexualité, le fascisme, l’inceste ou le genre étaient des thèmes tabou peu souvent abordés de front dans la presse et carrément inédits dans une revue de BD. Il semble qu’on n’ait pas supporté que des femmes donnent leur point de vue et se montre critique au travers d’un média populaire. Ceci étant, je ne suis qu’une « oeuvrière » dans cette affaire. Les dessinatrices n’étaient pas invitées aux réunions de rédaction. C’est pour cela qu’il vaut mieux parler de revue féminine de BD plutôt que féministe. Philippe Manœuvre et Jean- Pierre dirigeaient les opérations. Je pense que Janick Dionnet n’était pas la dernière à dire son mot mais elle était sous influence.

La revue reste cependant à mes yeux un journal d’expression libre car le contenu des BD proposées n’était ni contrôlé, ni censuré par la rédaction extrêmement peu interventionniste.
Il y avait un invité homme par numéro, Tardi et Moebius en furent.

Cette revue tirait à 15 000 exemplaires et se vendait "mieux que Métal hurlant" à ce que nous racontait Janick (pas toujours très crédible, loin de là...). La force d’ Ah ! Nana dans le contexte de l’époque, c’était d’être à la fois d’être un journal expérimental et populaire, impertinent et féministe, le tout réalisé par des femmes ; un projet éditorial dont le contenu était en adéquation avec une pratique. Il a marqué les esprits !

N’ae : Vous répétez souvent dans vos interviews que malgré le succès grandissant d’auteures comme Marjane Satrapi, Pénélope Bagieu ou Nine Antico, le nombre de femmes dessinatrices en BD, de l’ordre de 10 % , reste minoritaire dans l’édition. Est-ce pour encourager et favoriser les talents féminins dans le 9e art que vous avez avec d’autres , créé le prix Artémisia ?

Nous étions plusieurs à vouloir réagir au manque de considération de la BD féminine à Angoulême : deux femmes primées depuis sa création ! (Claire Brétécher en 1983 et Florence Cestac en 2009).

Nous faisions également le constat du peu d’évolution dans ce secteur de la création : jusqu’à ces 20 dernières années le nombre de femmes dessinatrices de BD était non seulement minoritaire en France, mais leur visibilité était quasi nulle alors que les lectrices étaient là depuis longtemps. Ailleurs comme au japon, cette réalité économique n’a pas échappé au marché de l’édition. De nombreuses femmes travaillent dans le manga mais presque exclusivement dans le genre stéréotypé du Shojo (manga pour filles). Je connais un peu le manga, j’ai du en lire pas mal pour un débat à Angoulême il y a quelques années, et je déplore les effets néfastes de la standardisation industrielle sur le récit, le style et le dessin. On y rencontre rarement un auteur et un imaginaire, mais un recyclage de formules creuses et appauvries du feuilleton. L’originalité du Shojo est un leurre commercial.

En France, la situation change : le pourcentage s’améliore, mais ça ne veut pas dire grand chose, car il faut juger les femmes auteures, et leur apport au genre, sur la durée.

Actuellement on publie beaucoup de nouvelles dessinatrices pour répondre à un marché en extension. Mais pour autant, dés la trentaine passée, soit qu’elles ne partagent plus les centres d’intérêt et le préoccupations du public auquel elle s’adressaient, soit qu’elles n’aient plus rien à raconter, elles disparaissent souvent du paysage. C’est en partie le résultat de la segmentation commercial du genre, mais aussi de la pratique culturelle d’une génération.

Grâce au prix Artémisia, qui nous permet d’avoir une vision plus large de la parution, nous faisons un autre constat : les femmes continuent de s’enfermer dans des thèmes féminins au mauvais sens du terme.

Beaucoup de BD que l’ont reçoit sont des récits initiatiques post-adolescents aux préoccupations très narcissiques. Les thèmes les plus récurrents sont d’ordre psychologique et traitent du rapport aux parents, à la mère et aux amis. Très peu sont épiques et encore moins politiques . Elles se cantonnent ou sont cantonnées à un type de récit vaguement autobiographique ou d’autofiction. Ce n’est pas le genre en soi qui pose problème : dans la BD underground, une auteure comme Julie Doucet s’en est emparé pour créer un monde très personnel et faire œuvre. Mais son usage répété dans de nombreuses BD comme formule, en a usé beaucoup les potentialités. Les témoignages ou les récits subjectifs peinent à dépasser l’auto-référentiel. Cette tendance n’est d’ailleurs pas propre au femmes, l’esprit communautaire semble aussi avoir frappé la bande dessinée alternative masculine : les trentenaires ne s’adressent plus qu’aux trentenaires, les bobos aux bobos etc...

N’ae : Est-ce le retour d’une BD normative ? Du type de celles qui s’adressaient aux femmes dans les années 40 ou 50 ?

Peut-être bien, mais il y a des différences : la bande dessinée féminine de ces années-là s’adressait surtout aux petites filles : Lisette, la semaine de Suzette, Fillette, etc.

Un certain nombre de titre était publiés par des maisons d’édition catholique, les autres par le PC via les éditions Vaillant - les cathos “contre” les rouges, mais les contenus n’étaient pas si différents il me semble-. Les périodiques étaient plus nombreux mais leur même but était la prescription de valeur et de normes éducatives via la fiction. Aujourd’hui, les enfants lisent des mangas et ce sont les post-ados ou jeune adultes qui sont les plus grands consommateurs de BD. Quelles valeurs prescrit la BD autoproclamée d’auteur : une quête de réalisation individuelle qui passe par la consommation ? Le succès de Margaux Motin ou de Pénélope Bagieu est assez symptomatique : pour moi c’est une BD de mode comme on parle de magazine de mode. Les histoires empruntent au style autobiographique et s’écrivent sur le ton de la confidence mais toutes tournent autour des codes et pratiques sociales de la consommation. Le dessin lui-même est connoté mode. J’ai constaté avec Lucie Servin, journaliste spécialisée et vigie du jury d’Artémisia dont elle est membre, que le rythme d’apparition de revue de BD pour les femmes, à l’instar de ce qui se fait à la télé et sur le net, s’accélère : Fluide Glacial a créé sa version féminine « humoristique et sexy », intitulée Fluide glamour après Fluide Point G. et les éditions Delcourt sorte Bisou. Les titres font déjà sens : The massage is the message !

Leur programme et contenu ? "De la mode accessible et branchée, des dossiers d’actualité, de la beauté ludique, des interviews décalées, de la contre-culture, de la psycho amusante..." et, bien entendu, de la bande dessiné (sic) ». Bref si retour au normes il y a, il faut parler des effets dévastateurs de la segmentation d’un secteur de l’édition qui conduit des dessinatrices, de talents ou non, à collaborer à des supports qui sont de véritables attrapes connes !

N’ae : Quelle BD défendez vous alors ? Quelle politique d’auteure cherchez vous à valoriser grâce au prix Artémisia ?

Je peux préciser, en creux, le projet en vous parlant de manière concrète des derniers albums primés. Le prix 2013 a été attribué à Jeanne Puchol, pour son roman graphique Charonne Bou Kadir sur le massacre des manifestants algériens, métro Charonne, à Paris en 1962. Elle a réussi à faire se croiser de façon éclairante et émouvante l’histoire de sa mère et la grande histoire, celle de la guerre d’Algérie.
En 2009 nous avons attribué le prix à L’île au poulailler de Laureline Mattuissi. Laureline raconte une histoire de femmes pirates vivant des aventures décoiffantes et épiques sur différentes mers. Son récit transgresse, sur un mode sympathique, les codes de l’aventure masculine. Il met en scène des femmes qui osent la liberté et assument une certaine virilité. Dans l’histoire de la piraterie, Il y a eu peu de femmes pirates, mais le fait qu’on s’intéresse dans un récit de fiction à ce fait, témoigne aussi du regard politique sur le thème et sur cette période historique.

D’une façon générale nous encourageons la BD et les récits graphiques qui donnent une vision originale de la femme, bousculent les genres et témoignent d’une vraie exigence graphique et d’audace narrative. C’est déjà beaucoup dans un contexte éditorial ou on voit pour des raisons commerciales et idéologiques le retour de nombreux stéréotypes.
Bien sur on est loin parfois de BD féministe et tout reste à faire dans ce domaine. Mais nous ne sommes plus dans les années soixante dix, il n’y a plus l’élan syndical, révolutionnaire et contestataire qui poussait les femmes à revendiquer et à explorer de nouveaux territoires.A en conquérir. Il est difficile d’être battante quand beaucoup de femmes de part le monde sont surtout battues. Il y a un recul. Une régression... Encourager les dessinatrices créatrices c’est ma façon à moi d’être encore féministe !

N’ae : Qu’est c’est pour vous une militante féministe aujourd’hui ?

Je ne suis pas une militante au sens activiste du terme car je suis une solitaire et je n’aime pas trop la foule. Mais mon engagement politique -qui se fonde sur une histoire familiale- n’a pas varié : je suis aux côtés des faibles, des opprimés et des aliénés. Et je veux participer à tous les mouvements qui libèrent : je me considère plus comme une militante de l’art. J’entends par art ce qui, dans l’expression singulière ou collective, permet d’’avoir accès à une parole vraiment autonome et de s’émanciper. De faire partager une expérience sensible et produire un peu de beauté, de la sublimation. De fertiliser les rétines. “L’imagination au pouvoir !”

Forte de mon histoire et de mon expérience personnelles, je dirai d’abord qu’il n’y pas une seule façon d’être une militante féministe. J’ai toujours été du côté des femmes même si ce n’est pas facile tous les jours car, comme pour toute humanité aliénée, il n’y a souvent pas pire ennemie des femmes que les femmes. Elles ont intériorisé pendant des siècles le regard des dominants, leur sont souvent soumises. Voient trop souvent le monde a travers leurs yeux. L’expression artistique, en permettant le changement de point de vue, peut déconstruire ce regard.

J’ai détourné de façon répétée des œuvres d’art, convoqué des figures féminines mythiques comme Judith, des personnages de fiction comme le Josef K. de Kafka ou historiques comme Camille Claudel, parce qu’elles incarnent ou représentent au travers de leur actes ce combat du faible contre le dominant, de la victime contre le bourreau. Je me suis intéressé récemment à Christine Brisset qui est l’exemple type d’une militante du quotidien que j’apprécie et qui mérite la reconnaissance.

N’ae : L’insoumise est une nouveauté éditoriale, pouvez en dire plus ?

Encore fois c’est le hasard et une rencontre qui m’ont fait découvrir la vie et l’œuvre de Christine Brisset alias Antoinette Kipfer. Son fils, Michel Arnold était mon voisin rue Vitruve à Paris, dans le 20e, à deux pas du quartier ou la CNT a ses locaux. Arnold y possédait un “loft”. Il fut longtemps le secrétaire général de la Cinémathèque, (peut-être grâce à sa mère qui avait fondé une salle de cinéma à Angers ?). Il m’a parlé de l’action sociale de Christine auprès des ouvriers pauvres et des sinistrés en faveur de leur relogement dans la ville d’Angers, après les bombardements. Madame Brisset n’était pas une politique, mais une vraie militante, luttant sans cesse contre la misère. Mais ce n’était pas non plus un Abbé Pierre en jupon, plutôt une révoltée. Sa réaction émotive était singulière car elle se fondait sur son histoire personnelle : elle venait d’un milieu misérable et bien qu’elle ait épousé un notable, elle n’a jamais oublié ses origines et s’est toujours rangée du côté de ceux qu’on écrasait. Christine troublait la bonne société angevine avec des actions concrètes comme l’occupation d’immeubles ou la construction, en association, de logements accessibles pour les plus pauvres (les Castors angevins). Celles-ci remettaient en cause l’aménagement de la ville et plaçaient avant l’heure le droit au logement au cœur de la politique urbaine.
Elle est une figure très intéressante du militantisme féminin et je trouvais dommage qu’elle soit méconnue.
Thierry Groensteen, mon éditeur chez Actes Sud, m’a vivement encouragée à me lancer... Grâce au fils de Christine, Jean-Michel, j’ai pu avoir accès au film que Marie José Jaubert a réalisé en 2004. Un documentaire intitulé On l’appelait Christine. Cela a facilité mon travail. Ça coïncidait avec mon envie de changer de style et de travailler directement sur ordinateur. Je suis partie de photogrammes tirés du film et j’ai progressé en m’attachant à donner du sens au texte et à ces images avec une mise en page graphique éloquente. J’espère que j’y suis parvenue car ce livre me tient à cœur.

N’ae : Que pensez vous des actions et des formes d’expression du militantisme féministe aujourd’hui ?

Si on parle du plus médiatique et visible, les actions des FEMEN, par exemple, j’interrogerais la cohérence du discours politique de leur action.

Je ne suis pas contre la provocation, j’en ai fait. Mais il me semble que là encore on est en plein dans le spectacle tel que l’a décrit Guy Debord : y-a-t-il besoin d’être à poil, d’exhiber ce qui marque physiquement le sexe, pour dénoncer dans des lieux de croyances la ségrégation dont sont victimes les femmes ? En quoi la nudité est-elle un argument valable ? Je me demande même s’il n’y pas en l’espèce une contradiction avec la prise de conscience escomptée. J’ai l’impression que leur action finit par caricaturer les légitimes revendications féministes en les rangeant du côté de la provocation philosophique, d’un discours extrémiste que les média ont tôt fait de mettre en perspective avec celui des religieux traditionalistes et des réactionnaires... Bien sur il faudrait aussi parler du courage de leur action en Tunisie ; mais va-t-elle défendre la cause de la jeune tunisienne enfermée pour atteinte à la pudeur ou lancer un débat sur le retour du religieux comme norme sociale dans le pays ?

En résumé et d’une façon générale, cette spectacularisation du débat politique est un moyen d’éviter qu’il ait jamais lieu et soit partagé par la population.

... Hier soir j’ai revu une émission d’Apostrophes où apparaissait pour la première fois, en groupe constitué, ceux qu’on appellera les nouveaux philosophes. On pouvait voir que quelque chose était en train de se passer, un retournement de situation et renversement au détriment de deux autres jeunes philosophes de la mouvance, disons, “marxiste”. C’était très violent sous des airs policés. Quelque chose comme une mise à mort de tout un courant de pensée...

Jean Edern Hallier y faisait une de ses premières prestations délirantes. Je n’aime pas le personnage, mais il y était brillant et il allait très loin dans la remise en cause des institutions et de la Ve république. Aujourd’hui aucun média ne prend plus le risque de donner la parole à un original, même s’il appartient à la famille de pensée dominante. Tout intellectuel médiatiquement patenté s’exprime pour servir le même discours lénifiant sur la victoire totale du capitalisme et entretenir l’opinion dans son sentiment de fatalité : il n’y a pas d’autre alternative... tout autre discours ferait le jeu des terroristes et de la violence.

Pour filer la métaphore je dirais que le modèle de mise en scène des média de la société française est passée du dîner bourgeois au cours duquel on laissait parler les originaux, à l’interminable brunch entre potes au cours duquel il est de bon ton de n’aborder aucun sujet tragique (ou alors de façon cynique), de faire des blagues potaches, de parler de sa réussite sociale, de ses achats et de s’échanger des recettes de cuisine. La provocation individuelle trouvait du sens dans un système de valeur hiérarchiques et patriarcales. Il faut qu’elle change de forme dans une société au tout est relativisé et réduit au niveau de la marchandise et d’un standard de vie.

Mêmes les hommes politiques porteur d’un autre discours comme Mélenchon, (ou comme Marchais en son temps), est obligé de jouer les méchants pour s’exprimer, passant plus de temps à défendre leur personnage qu’à rappeler des faits. Ils deviennent complice à leur corps défendant.

Même la manifestation de rue semble aujourd’hui également frappée d’inefficacité : qui croit encore que des millions de gens dans la rue, couverts de badges multicolores, soufflant dans des trompettes, ou en train de « faire la fête » dans des cortèges gaiement et vivement colorés, peuvent encore incarner une volonté et une vraie colère populaire et peser sur de décisions politiques ? Sans compter la récupération de tous ces modes de revendication populaire par l’extrême-droite.

Il me semble que la gauche révolutionnaire doit faire de gros efforts d’imagination pour inventer de nouveaux moyens d’expression et d’action. De nouveaux symboles. Pour ne plus euphémiser la situation. Les indignés sont-ils la fin d’un mode de contestation ou le début de quelque chose de nouveau ??? L’avenir le dira.

Propos de Chantal Montellier, le 14 mai 2013 ; interview pour N’autre école d’ÉricZ.

Lien vers le blog du Jury et de l’association Artémisia :
http://associationartemisia.blogspot.fr/


Voir en ligne : Le blog de Chantal Montellier

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