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Les (futurs) ouvriers contre l’école...

mardi 19 mars 2013, par Greg

Texte à paraître dans le numéro 34/35 de N’Autre école "École et entreprise : ça travaille !"

Dans L’École des ouvriers, ouvrage paru pour la première fois en anglais en 1977, le sociologue anglais Paul Willis mène une enquête dans un collège anglais fréquenté essentiellement par des enfants d’ouvriers. Il suit le cheminement de ces élèves en tentant de comprendre comment ces derniers en viennent à accepter à la suite de leurs parents des emplois ouvriers ou des positions relativement dominées dans le monde du travail. Quoique datée – la présence du monde ouvrier classique
a fortement diminué – l’analyse garde tout son intérêt pour les enfants des classes populaires.

Par Sylvain Laurens et Julian Mischi,
directeurs de la collection « L’ordre des choses », Éditions Agone.

■ La difficulté, lorsque l’on tente d’expliquer pourquoi les enfants
de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l’on tente
d’expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent
des boulots d’ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire.

(Paragraphe introductif de L’École des ouvriers)

Sans prêter aux seuls enseignants et aux (mauvais) résultats scolaires les raisons d’une orientation précoce vers le secteur industriel, il analyse ainsi de quelle manière dont les enfants d’ouvriers sont progressivement conduits à privilégier eux-mêmes la sortie du système scolaire à d’autres formes de stratégies. Paul Willis montre comment, face à la domination scolaire, les enfants d’ouvriers créent notamment une contre-culture rejetant les conduites de conformité et de respect de l’ordre scolaire qui régissent l’univers des classes moyennes. Leur valorisation du travail industriel se forge ainsi dans une opposition à l’autorité représentée par l’école. En chahutant, en tentant de désorganiser le travail d’encadrement scolaire, en s’opposant aux « fayots », ils s’excluent eux-mêmes de l’univers des classes moyennes, exprimant le fait que le système scolaire ne semble « pas fait pour eux » et ne leur promet aucun avenir professionnel hors du travail manuel.


Fabrique de l’ordre social

Cette étude éclaire ainsi concrètement comment l’ordre social se reproduit, comment se fabrique une réserve de main-d’œuvre ouvrière pour le travail en usine. Loin des théories surplombantes suggérant des logiques de domination qui s’appliqueraient de façon mécanique sur des individus passifs, Paul Willis donne à voir la participation des enfants d’ouvriers à la reproduction de leur situation de classe. Les enfants d’ouvriers ne sont pas contraints, de l’extérieur, à devenir ouvriers. Ils en viennent progressivement à « choisir » eux-mêmes ce destin sous l’impact de multiples influences, dont celle de l’école.
L’enquête décrit comment les enfants d’ouvriers participent activement à la reproduction de leur situation de classe : leur contre-culture nourrit un processus d’orientation progressif vers des métiers manuels. Selon Paul Willis, l’ajustement de ces enfants d’ouvriers aux métiers ouvriers ne s’explique, en effet, pas seulement par un processus négatif d’élimination scolaire. Il repose tout autant sur un processus actif d’auto- damnation qui se nourrit des correspondances entre deux états d’une même culture ouvrière. En s’opposant à une idéologie méritocratique individualiste promue par l’institution scolaire et qui ne peut être valable pour tout le groupe ouvrier, ces enfants d’ouvriers affirment au sein de l’école des valeurs propres à leur classe sociale. Leurs réponses culturelles face à l’école (le chahut, la condamnation des fayots, etc.) sont en homologie avec les dispositions valorisées dans le monde de l’atelier (affirmation d’une camaraderie, dénonciation des jaunes ou de l’encadrement, etc.) et les rendent complices, à leur insu, d’un processus de reproduction sociale.

Alors que cet ouvrage est devenu un classique de la sociologie de langue anglaise, il n’avait encore jamais été édité en France. Pierre Bourdieu l’avait néanmoins repéré l’année même de sa publication au Royaume-Uni, et il avait commandé à Paul Willis un papier paru en 1978 dans sa revue, Actes de la recherche en sciences sociales. Pour lancer la nouvelle collection de sciences sociales « L’ordre des choses » aux Éditions Agone, nous avons décidé de le faire traduire car sa démarche est originale : il discute la théorie de la reproduction de l’ordre social à partir d’une analyse de la vie quotidienne dans une classe d’école. Il s’agit d’une synthèse inédite entre, d’une part une analyse objective du système de reproduction des inégalités scolaires et sociales, et d’autre part la prise en compte des éléments subjectifs exprimés par les discours et les attitudes des élèves.

Alors que la question des « incivilités scolaires » occupe le devant de la scène publique depuis de nombreuses années, cette enquête de terrain auprès d’un groupe d’élèves d’origine populaire est un éclairage nécessaire et un contrepoint aux termes très généraux dans lesquels s’exprime le plus souvent ce débat. À travers cet exemple décentré historiquement et géographiquement, Paul Willis donne des outils pour comprendre à quel point les comportements à l’école ne peuvent pas être dissociés de ce qui se passe dans le monde du travail, dans la famille ou dans le quartier.


Résistances et cultures populaires

Grâce au livre de Paul Willis, on comprend que la résistance des jeunes d’origine populaire à l’ordre scolaire renvoie à une culture populaire plus générale : valorisation de la pratique sur la théorie, machisme, entraide, rejet de certaines formes d’autorité, etc. En porte-à-faux avec l’ordre scolaire, cette culture populaire trouve en revanche un prolongement dans les emplois ouvriers. La destinée vers le travail manuel se construit donc à l’école à travers une culture anti-école par laquelle les enfants d’ouvriers en viennent à accepter progressivement leur destin de classe. Ce livre sur l’école anglaise d’hier donne ainsi en contrepoint des pistes pour comprendre aujourd’hui l’incapacité du système éducatif à améliorer les chances scolaires des enfants des milieux populaires.

En effet, les discours sur « la professionnalisation », la nécessaire ouverture de l’école sur l’entreprise masquent, par exemple, des liens plus ordinaires et intimes qui se tissent entre l’école et le monde du travail. Or les élèves sont rarement suivis au travail par les pédagogues et les spécialistes de l’école et, réciproquement, les travailleurs rarement suivis en amont à l’école par les sociologues du travail. Résultat : le rôle joué par l’école dans la préparation aux tâches productives, les correspondances entre le rapport à l’école et le rapport au travail des enquêtés suivis par ces études officielles restent un point aveugle de la sociologie de l’éducation ou des discours pédagogiques. Mais il y a plus.

Une vulgate savante a aujourd’hui pour ainsi dire retourné la charge subversive du pouvoir de dévoilement des statistiques des inégalités devant l’école. Dire que chacun réussit « plus » ou « moins » à l’école en fonction de ses origines sociales reste insuffisant et peut tout aussi bien désormais justifier un discours misérabiliste « d’aide des plus faibles » ou de sélection des « méritants », et nous faire perdre de vue l’essentiel de ce qui se joue à l’école. Au-delà des discours généraux sur les « inégalités face à l’école » et une référence non maîtrisée à Pierre Bourdieu et aux « Héritiers » dont tout recteur compassé et zélé serait aujourd’hui capable, il ne s’agit pas tant de penser l’orientation scolaire en relation avec un « niveau » général « des élèves » (dont les médias ou le sens commun nous diront toujours « qu’il baisse »), que de rendre compte de ce à quoi l’école « donne le goût » concrètement selon les individus considérés.
Tenir en place... tenir en « classe »

Dans cette perspective, c’est bien l’ensemble de l’expérience scolaire qui mérite d’être analysée en prêtant attention non seulement aux savoirs pédagogiques mais aussi aux comportements des élèves, en dévoilant les rapports de domination mais aussi d’insubordination qui s’y expriment. Quelles sont les inclinations personnelles incorporées au fil des ans à travers la répétition métronomée des séquences, les injonctions à « tenir en place », rester assis pendant des heures, obéir à des ordres, « rendre un travail dans les temps », « s’exprimer dans un niveau de langage adéquat », etc. ? En quoi ces dispositions peuvent-elles faciliter des orientations scolaires et professionnelles et être transposées dans d’autres univers sociaux ? Quelles sont les formes de sociabilité tissées entre élèves face à l’autorité pédagogique ? Quels rapports aux ordres, aux injonctions professorales, aux valeurs et savoirs des classes dominantes s’intériorisent-ils au fil des cursus ?

En se situant à ce niveau d’analyse, on se donnerait les moyens de comprendre comment la perception du monde du travail « depuis » l’école oriente les individus vers tel ou tel type de formation en contribuant à la construction de leur rapport au monde. On aurait la possibilité de saisir la façon dont les représentations des différents types de tâches et la division sociale entre « intellectuel » ou « manuel » sont progressivement intériorisées au fil des cursus contribuant ainsi à la formation chez les élèves d’une évaluation de leur propre force de travail et de leurs destins sociaux possibles et envisageables.

Il ne s’agit donc pas seulement de dire que les savoirs transmis sont perçus différemment selon des « backgrounds sociaux » mais de saisir ce à quoi chacun est préparé à travers son expérience de l’école. Entrer dans la boîte noire de l’école pour comprendre comment ce qui est intériorisé « à l’école » ou « face à l’école » peut être incorporé puis répété dans d’autres lieux sociaux et, pour commencer, dans l’entreprise. Cette attention constitue le cœur du programme de recherche du sociologue anglais Paul Willis à la fin des années 1970.
Afin de mettre en perspective son apport, L’École des ouvriers contient une préface, une longue postface ainsi qu’un entretien réalisé avec Paul Willis en 2011. ■