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La subordination dans l’armée… et à l’école laïque (1890-1918)

mardi 13 juillet 2010, par Greg

Entretien avec Emmanuel Saint-Fuscien, propos recueillis par François Spinner.

L’autorité se manifeste d’autant plus durement qu’elle s’exerce dans un milieu qui la reconnaît, y adhère.
Cette idée, développée dans la thèse d’Emmanuel Saint-Fuscien, apporte dans le débat sur l’autorité et « la crise de l’autorité » au sein du système éducatif français un éclairage original et dérangeant. L’auteur nous confie d’ailleurs qu’il a lui-même fait un lien entre son objet d’étude et son expérience quotidienne d’enseignant en collège ZEP.

François Spinner – Tu as soutenu au printemps 2008 une thèse entreprise sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, intitulée : « Obéissance et autorité dans l’armée française de 1890 à la fin de la Première Guerre mondiale : discours et pratiques » [1]. Derrière cet intitulé, peux-tu nous décrire en quelques mots le sujet de tes travaux ?

Emmanuel Saint-Fuscien – Des trois sens du mot « autorité » définis par les différents dictionnaires avant 1914, c’est celui qui s’applique « au pouvoir de se faire obéir » qui a servi de point de départ à mon travail de recherche. La question initiale est restée celle du rôle joué par la soumission à l’autorité dans la durée et la violence du conflit. Quelle place la relation d’autorité a-t-elle tenu dans l’activité combattante et dans son exceptionnelle prolongation au cours de la Première Guerre mondiale ? Emmanuel Levinas le souligne dans son texte Liberté et Commandement écrit dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale : « Les êtres qui se présentent l’un à l’autre, se subordonnent l’un à l’autre ». Cette formulation dérangeante soulève des questions simples à formuler. Si l’autorité d’un individu est toujours une autorité socialement située, qu’est-ce qui est en jeu dans les processus de subordination ? Qu’est-ce qu’ « avoir de l’autorité » ? Que se passe-t-il lorsqu’une personne suggère, ordonne, décide ou ne décide pas face à d’autres personnes ? Quels facteurs culturels, sociaux ou idéologiques lui dictent sa conduite, ses manières, ses paroles, et que ressentent ceux qui obéissent ou qui refusent d’obéir ? La relation est au centre de ces questions, ce qui explique qu’au cours de mon travail, j’ai questionné davantage l’autorité de l’officier subalterne et celle du sous-officier, en contact direct avec leurs soldats, que celle des officiers supérieurs et surtout généraux, dont l’autorité demeure à distance des hommes. Une dernière manière de se poser la question pourrait se formuler ainsi : dépendante de ses seules intentions, l’autorité est-elle d’abord créatrice de comportement, ou bien, au contraire, est-elle limitée voire déterminée par le degré d’adhésion de l’ensemble des individus sur lesquels elle est censée s’exercer au sein d’une institution, en l’occurrence les soldats du rang dans l’armée française entre 1914 et 1918 ?

F. S. – Précisément, le directeur de ta thèse, Stéphane Audoin-Rouzeau, avec Annette Becker ont développé l’idée d’un « consentement » de la grande majorité des soldats. C’est aujourd’hui cette vision qui domine l’enseignement de 14-18 dans le secondaire. Cette idée semble nier ou mettre au second plan la contrainte, c’est-à-dire le poids de la pression disciplinaire, des conseils de guerre, des fusillés pour l’exemple et plus largement toutes les formes de l’emprise régimentaire sur l’individu. Comment te situes-tu par rapport à cette question ?

E. St-F. – Beaucoup le disent aujourd’hui : cette opposition est absurde. Il ne pourrait y avoir une explication de la durée et de l’intensité de la Première Guerre mondiale par la seule « contrainte », exercée « d’en haut ». De même les formes du consentement « d’en bas » se transforment au cours de la guerre, le consensus national s’effrite et l’adhé­sion spontanée et durable de la majorité des combattants sur la durée de la guerre est probablement un mythe. Enfin et surtout l’adhésion des hommes ne signifie pas absence de contrainte. Bien au contraire selon moi. Une des idées que je défends dans ma thèse est la suivante : plus l’adhésion est forte, plus les formes de l’encadrement sont brutales. Autrement dit plus le consentement est large plus la contrainte disciplinaire liée à l’encadrement, en l’occurrence des hommes du rang, peut s’exercer. Dans le cas de la Première Guerre mondiale un tiers des fusillés français l’ont été au cours des quatre premiers mois de la guerre, c’est-à-dire au moment où le consentement était le plus fort. Les gestes de brutalité des officiers de contacts (menaces, revolver au poing) sont mentionnés dans les correspondances ou les témoignages jusqu’au printemps 1915, toujours en période de grande adhésion nationale. Ensuite, à partir de l’été 1916, c’est-à-dire à partir du moment où le consensus s’effrite, ils disparaissent ou perdent toute efficacité et se révèlent même dangereux pour les officiers qui y recourent. Enfin, la théâtralisation des sanctions (parade de dégradation ou parade d’exécution) connaît un premier fléchissement en 1915 et tend à se réduire tout au long de la guerre. Alors qu’au début de l’année 1915, certains généraux de division fusillent devant un régiment entier (près de 2 000 hommes), les exécutions de 1917 (quatre fois moins nombreuses qu’en 1914) ont lieu devant quelques dizaines d’hommes. Il était devenu dangereux pour l’état-major de punir davantage, car le degré et les formes de l’adhésion n’étaient plus les mêmes au printemps 1917 qu’à l’automne 1914. Selon moi, cela montre que ce n’est pas seulement l’autorité, le chef, les menaces de sanctions qui créent de l’obéissance, mais que la façon d’adhérer et d’obéir « crée » en quelque sorte de la violence autoritaire. Pas seulement, du reste, dans l’armée de la Première Guerre mondiale.

F. S. – À l’école aussi par exemple ?

E. St-F. – Probablement. Des pédagogues contemporains l’énoncent d’ailleurs ainsi. Évoquant l’autorité des maîtres et des professeurs dans ce qui semble avoir été la « crise » de l’autorité à l’école au tournant des années 1990 et 2000, certains prétendent que l’ascendant des enseignants sur les élèves dépend d’abord du consentement des élèves [2]. En quelque sorte, l’autorité du professeur serait limitée par le niveau d’acceptation de la classe. Comme tout système mono explicatif ce principe mérite d’être tempéré, mais il ne doit pas être ignoré. Parenthèses, mes pratiques d’enseignant en zone sensible, au moment même où je faisais mes recherches n’ont pas compté pour rien dans mon travail (ce qui est bien sûr inavouable en termes de méthode historique…). Or, vous n’obtenez pas les mêmes conditions de travail avec une classe « difficile » dans un collège sensible qu’avec une « bonne » classe dans un collège de centre ville. C’est une vérité à peu près partagée par tous les enseignants. L’exercice de l’autorité et de l’encadrement ne se déroulent pas selon les mêmes modalités pratiques. Certaines postures d’autorité qui ont cours dans des établissements de « centres-villes », voire certaines sanctions (mots dans le carnet, convocation des parents, punitions à la maison) apparaîtront absolument décalées à des enseignants de ZEP. Mais ces derniers feraient-ils autrement après quelques années d’exercice dans un collège favorisé ? On peut en douter. L’autorité est toujours située.

F. S. – Mais tu ne peux pas comparer l’école d’aujourd’hui et l’armée de 1914 ?

E. St-F. – Ce serait une totale absurdité, à tous points de vue. Ma thèse est un travail d’histoire universitaire dont le champ chronologique est 1890-1920 et dont le cadre est l’armée française et en partie, donc, une armée combattante. En revanche, on peut comparer l’armée et l’école de 1890 à 1914, surtout sur ces questions de subordination, de hiérarchie, d’autorité et d’obéissance [3]. Dans le contexte des années 1900, l’école et l’armée réfléchissent ensemble aux nouvelles formes de l’autorité et de l’obéissance. Les pédagogues font de nombreuses conférences dans les cercles militaires et réciproquement. La question est la même : comment adapter une autorité laïque dans une institution républicaine qui s’ouvre à des effectifs d’une ampleur alors inégalée [4] ? Les peurs sont les mêmes, face à la masse. Elles entraînent d’ailleurs officiers et professeurs vers les « techniques » de l’autorité suggérées par les « psychologues » ou les psychiatres. La fin du xix e siècle est la grande époque de Gustave le Bon et de la « suggestion des foules » mais aussi de l’hypnose dans les milieux médicaux. L’armée interdit dés 1890 l’usage de l’hypnose par les médecins-major. En revanche aucun décret n’est pris dans le cadre de l’Instruction publique. Certains pédagogues comme Jean-Marie Guyau [5] ou Felix Thomas [6] vont même défendre l’usage de la suggestion, forme d’hypnose, dans certains processus d’apprentissage. Ces « recettes » semblent apporter des réponses aux questions posées dans les causeries militaires ou les conférences pédagogiques : comment « influencer » ? Comment suggérer ? Quelle discipline exiger ? Quelle obéissance attendre des élèves ou des conscrits ? Les questions se ressemblent et les évolutions aussi d’ailleurs. C’est l’époque des premiers fléchissements de la contrainte. Les droits de punir de l’officier ou du professeur se réduisent au même moment, entre 1900 et 1910 environ. La question alors très à la mode de « l’initiative » du soldat du rang rejoint pleinement celle de « l’obéissance volontaire » de l’élève qu’appelle de leurs vœux des pédagogues comme Durkheim dans ses conférences sur la discipline scolaire en 1903. Avant 1914, les pratiques évoluent peu mais les questions étaient posées et la guerre révèle bien une obéissance partielle, relative et négociée au sein de l’armée française.

F. S. – Sur la question de ta thèse qui est celle de l’exercice de l’autorité et des formes de l’obéissance dans l’armée française de la Première Guerre mondiale, quelle sont tes principales conclusions ?

E. St-F. – Premier point : une histoire chronologique de la relation d’autorité au cours du conflit révèle une modification importante liée aux espaces de la guerre. Prenons les extrémités chronologiques pour simplifier. L’année 1914 est l’année où l’autoritarisme et la brutalité sont importants en première ligne, dans le cadre de l’activité combattante. En revanche, les activités liées à l’arrière, dans les dépôts, dans les centres de soins ou encore dans les centres d’instruction sont soumises à de grosses difficultés d’encadrement, à cette fameuse « pagaïe » créée par l’ampleur de la mobilisation et, finalement, à des pratiques très approximatives de l’obéissance. Or, en 1918, on constate une inversion à peu près totale de cette répartition spatiale de la pression disciplinaire. Les permissions, les régions militaires, les déplacements en train ou en camion sont soumis à un encadrement de plus en plus strict alors que l’activité combattante s’organise autour d’unités réduites, très faiblement hiérarchisées et où le lien horizontal des armes, en première ligne, l’emporte largement sur la direction verticale.

Le deuxième point a été évoqué plus haut : il apparaît qu’une corrélation existe entre le niveau d’adhé­sion des soldats et la brutalité des procédés d’autorité. C’est en 1914 et au début de l’année 1915 que les pratiques sont les plus approximatives, les décisions de justice les plus arbitraires, les parades de dégradations ou d’exécutions les plus théâtralisées. Les formes de l’autorité militaire et l’intensité de la pression disciplinaire furent, de ce point de vue, proportionnelles à l’adhésion des mobilisés. Plus celle-ci – l’adhésion – était profonde, plus la contrainte et les menaces s’exercèrent. Encore une fois, l’autorité est tempérée, limitée et donc en partie déterminée par le degré d’adhésion de ceux qui obéissent.

Troisième point, la guerre consacre bien l’autorité personnelle de l’officier. L’autorité efficace demeure une autorité incarnée par un individu dont les gestes, les mots et les postures plaisent aux subordonnés ou les séduisent. Le mot de « séduction » est ici choisi. Le chef de guerre doit, selon les codes en cours, conserver les vertus viriles et édificatrices de l’autorité militaire traditionnelle. L’officier subalterne de la Grande Guerre a dû répondre aux exigences morales de l’autorité telles que les élites républicaines les avaient peintes avant-guerre ; il a dû en même temps maintenir une partie des vertus traditionnelles de l’autorité militaire, et y ajouter des qualités rendues nécessaires par les conditions de la guerre, à savoir un talent de gestionnaire mais aussi la maîtrise du registre affectif de l’encadrement liée notamment à la sollicitude et au réconfort. Cette triple exigence contribua sans doute à créer pour le chef de la Première Guerre mondiale, pour l’officier combattant et aussi peut-être pour le sous-officier, une véritable attirance dans la société d’après-guerre dont les ressorts et les conséquences restent à mon avis à étudier. L’image du chef semble en tout cas se rapprocher de celle du « surhomme » telle qu’allaient l’exploiter bien des associations et partis politiques fascistes ou autoritaires entre les deux guerres. On passe alors d’une période d’obsession pour l’autorité qui caractérise les années 1890-1914 à une période de fascination. Fascination dont on peut se demander jusqu’à quel point elle a marqué la vie culturelle, sociale et politique de la France, mais aussi de l’Europe entre les deux guerres.

F. S. – L’idée que l’autorité du chef est tempérée pas l’adhésion des hommes pourrait-elle s’appliquer à d’autres armées que l’armée française de 1914-1918 : je pense aux armées des régimes totalitaires, par exemple l’armée soviétique ou l’armée d’Hitler ?

E. St-F. – Je ne suis pas spécialiste de ces questions. Dans son célèbre ouvrage sur le 101 e bataillon de Hambourg, Christopher Browning [7] étudie les archives judiciaires du procès des survivants de l’unité allemande responsables de la mort par balles de plusieurs dizaines de milliers de civils juifs en Pologne entre 1942 et 1943. Dans leurs dépositions, les prévenus insistent tous sur les ordres reçus et l’absence de choix. Or Browning démontre de façon tout à fait convaincante que, lors du principal massacre par balles (celui de Jozefow), les hommes n’ont pas été « forcés ». L’officier a même donné aux hommes du bataillon la possibilité de ne pas y participer. Par ailleurs des historiens comme Omer Bartov [8] ont montré que même dans l’armée nazie, il y avait une part de « négociation » entre chefs combattants et soldats du rang et que l’autorité était rarement absolue. Cependant du point de vue de l’autoritarisme et de la brutalité du commandement, les armées allemande ou française de la Première Guerre mondiale sont incomparables avec l’armée de Hitler. Rappelons que l’armée allemande fusille à peu près 50 soldats entre 1914 et 1918, l’armée française environ 600 et l’armée de Hitler entre 1939 et 1945, environ 15 000...


[11. Emmanuel Saint-Fuscien, Obéissance et autorité dans l’armée française de 1890 à la fin de la Première Guerre mondiale, sous la direction de S. Audoin-Rouzeau, soutenue à Paris, EHESS en mai 2008, 668 p.

[22. Jean Houssaye, Autorité ou éducation ? Entre savoir et socialisation : le sens de l’éducation, Paris, ESF éditeur, 1996, 190 p.

[33. Voir notamment Jean-François Chanet, « La férule et le galon. Réflexions sur l’autorité du premier degré en France des années 1830 à la guerre de 1914-1918 », Le Mouvement Social, 2008/3, n° 224, pp. 105-122.

[44. Les lois Jules Ferry et l’élargissement de la conscription s’appliquent à la même période de 1882 à 1889.

[55. Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation, ni sanction, [1885], Paris, Fayard, 1985, 223 p.

[66. Félix Thomas, La suggestion : son rôle dans l’éducation, Paris,
Félix Alcan, 1903, 148 p.

[77. Christopher Browning, Des hommes ordinaires, Paris, 10/18, 1994, 284 p.

[88.Omer Bartov, L’armée d’Hitler, la Wehrmarcht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 1999, 317 p.